Alors que nous ne cessons en France de nous répandre en commentaires sur l’opportunité du port du masque, au point même où quasiment plus aucun autre sujet n’est évoqué dans nos médias d’informations télévisées, des événements potentiellement déterminants pour le cours de l’histoire du monde continuent toutefois de se dérouler, sans que nous y accordions forcément l’importance avec laquelle ils mériteraient sans doute d’être considérés.
Comme l’a justement déploré Bernard-Henri Lévy dans son dernier livre, Ce virus qui rend fou (Paris, Grasset, 2020), la période allant de mars à mai 2020 a été marquée par une polarisation de notre attention sur le seul coronavirus, alors même qu’en plusieurs régions ou pays de par le monde, où les guerres et la faim continuaient de sévir, l’histoire ne s’était pourtant nullement arrêtée. Il est ainsi permis d’attribuer notre focalisation quasi-exclusive sur la crise de la Covid-19 depuis quatre ou cinq mois à la tendance bien connue qu’ont les démocraties à se préoccuper en priorité d’elles-mêmes, avant de se préoccuper de ce qu’il y a autour d’elles. Une tendance qui semble ne s’être jamais autant confirmée qu’aujourd’hui, alors que de plus en plus de pays démocratiques paraissent actuellement céder à la tentation du repli sur soi, subordonnant toute éventuelle action à l’extérieur à la satisfaction première de l’ « intérêt national ».
À cet égard, le politologue et spécialiste des relations internationales Robert Kagan fit paraître en 2018 un livre (non traduit en français à ce jour) intitulé The Jungle grows back, America and our imperiled world (New York, Vintage Books), ouvrage que nous serions bien avisés de lire ou de relire tant son contenu contribue à éclairer l’état du monde en 2020.
Vers une disparition de l’ordre libéral international tel qu’il existait depuis 1945 ?
Dans ce livre, Kagan déplorait plusieurs choses, qui se sont sans doute encore accentuées depuis sa parution : premièrement, le délitement grandissant de l’ « ordre libéral mondial », lequel, malgré ses imperfections certaines, ses ratages parfois évidents, a néanmoins permis d’assurer jusqu’à ce jour une période de 75 ans de paix et de stabilité en Europe ; deuxièmement, et en lien avec ce premier point, le désengagement croissant des États-Unis du reste du monde, politique qu’avait déjà menée Obama dès 2008, et que Trump n’a fait que poursuivre depuis son élection en 2016 ; troisièmement, l’actuelle tendance, dans un nombre croissant de pays, au repli sur soi, au motif que ne devrait primer sur toute autre considération géopolitique ou géostratégique que l’ « intérêt supérieur de la nation ». Il est bien évidemment normal, nous dit Kagan, qu’un pays tel que les États-Unis entende agir dans son intérêt. Or c’est notamment parce que les États-Unis ne parviendraient plus à voir actuellement qu’il serait en réalité dans leur intérêt de mener une politique étrangère plus interventionniste que Kagan a écrit ce livre.
Il est évident que le retrait grandissant de l’Amérique des affaires mondiales trouve directement sa source dans le dénouement de la deuxième guerre en Irak. Tout en étant lucide sur les grandes difficultés rencontrées par les États-Unis après l’intervention militaire de 2003, Kagan estime que le rejet subséquent par les Américains de toute politique étrangère interventionniste aura conduit ces derniers à s’abstenir d’agir au moment où ils auraient pourtant pu ou dû le faire, l’inaction pouvant être dans certains cas, poursuit Kagan, pire que l’action elle-même.
Le plaidoyer de Robert Kagan pour davantage d’interventionnisme américain repose ainsi sur l’idée qu’aussi bien certains pays ou certaines zones dans le monde comme l’Europe – dont l’évolution politique récente préoccupe Kagan, avec la montée des populismes et des nationalismes –, que les États-Unis eux-mêmes profiteraient en réalité de la réactivation de l’ordre libéral international. De ce point de vue, il n’y a pas pour Robert Kagan de divergence d’intérêts fondamentale entre l’Europe et les États-Unis, tout au contraire : Europe et États-Unis gagneraient en effet tous deux à coopérer davantage, comme ce fut largement le cas entre 1945 et l’époque récente.
Jamais n’aura-t-on affiché une aussi grande défiance envers l’ordre libéral international qu’aujourd’hui, ordre que certains souhaiteraient même voir disparaître, alors qu’il a été en Europe, soutient Kagan, le garant de trois quarts de siècle de prospérité, de liberté et de paix.
Nous oublions par exemple que si la prospérité, non pas seulement européenne, d’ailleurs, mais mondiale, s’est accrue entre 1945 et aujourd’hui (avec une croissance annuelle moyenne du PIB mondial de plus de 4 %), c’est aussi notamment grâce à l’essor considérable des échanges économiques, lequel fut rendu possible, et même encouragé, par la mise en place d’un ordre libéral international. Au moins 4 milliards de personnes sont ainsi sorties de la pauvreté depuis 1945, ce qui est sans précédent dans l’histoire de l’humanité1. La démocratie, régime autrefois minoritaire à l’échelle de la planète, souligne Kagan, a en outre prospéré depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale dans plus de cent pays. Enfin, comme nous l’avons dit, l’Europe n’a pas connu de guerre depuis 1945, alors que les conflits armés y avaient été légion jusqu’alors.
L’année charnière est à cet égard 1945 : prenant acte de ce que l’Europe n’avait jusqu’alors connu que des cycles interminables d’agressions militaires et de guerres intestines, avant qu’elle ne provoquât les deux cataclysmes planétaires que furent la Première Guerre et la Deuxième Guerre mondiales, les États-Unis ont alors entrepris de pacifier l’Allemagne et d’encourager la création d’une Europe de la paix et de la prospérité économique, dont la pierre angulaire serait la bonne entente franco-allemande. En Asie, une stratégie d’inspiration comparable fut appliquée par les États-Unis, lesquels, en désarmant et en pacifiant le Japon, créèrent les conditions politiques propices à une croissance économique sans précédent de ce pays. Le but poursuivi par les États-Unis au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, aussi bien vis-à-vis de l’Allemagne que du Japon, consistait donc à les faire renoncer une fois pour toutes à leurs ambitions militaires, moyennant quoi ces pays se trouvaient incités à se développer économiquement – une stratégie dont on doit bien reconnaître qu’elle a marché, puisque ces pays ont en effet été pacifiés, et sont devenus depuis 1945 deux des plus grandes puissances économiques mondiales.
On peut regretter que l’Europe n’ait pas eu la capacité de régler elle-même ses propres problèmes internes, et qu’il ait fallu que le Nouveau Continent se mêlât des affaires de l’Ancien Continent afin d’empêcher qu’une nouvelle conflagration mondiale ne survînt. Car les États-Unis ont été contraints de se mêler des affaires européennes non pas par « impérialisme », comme l’avait répété partout la propagande socialo-communiste du temps de la guerre froide, mais seulement dans la mesure où le jeu des nationalismes en Europe avait fini par précipiter le monde entier dans un chaos sans précédent. Ce que l’on nomme « ordre libéral international » puise en réalité ses sources dans l’idéalisme de Wilson, qui fut repris avec force par Roosevelt et Truman à partir de 1945. Le problème de l’Europe après la guerre de 1914-1918 fut qu’au lieu de pleinement faire son introspection et de concevoir des solutions capables d’empêcher la survenue d’un nouveau conflit mondial du même ordre, elle se fragmenta, se barricada, aussi bien politiquement qu’économiquement. Les États-Unis, eux aussi, se replièrent sur eux-mêmes. C’est donc justement pour ne pas reproduire ces mêmes erreurs, survenues durant l’entre-deux-guerres, que les États-Unis décidèrent après 1945 d’encourager la coopération entre les pays européens et de favoriser les échanges commerciaux entre l’Europe et les États-Unis – ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que les États-Unis n’ont pas également agi, ce faisant, dans leur intérêt. Il n’y avait donc, aux yeux des Américains, nulle divergence d’intérêts entre l’Europe et les États-Unis : il était dans l’intérêt des Européens de renoncer enfin à leurs ambitions nationalistes afin qu’ils pussent se développer économiquement et assurer le maintien de la paix sur le Vieux Continent ; et il était dans l’intérêt des Américains de tenir les passions nationalistes européennes à distance, de les maîtriser grâce à la construction d’un ordre démocratique et libéral mondial dont feraient partie aussi bien les États-Unis que l’Europe.
L’ordre libéral international : un jardin que l’on doit entretenir continuellement
L’une des thèses du livre de Robert Kagan est que la tendance cyclique à l’exacerbation des passions nationalistes et à la violence militaire, loin d’être une déviance de l’ordre naturel des relations internationales, en serait plutôt la norme. C’est l’ordre libéral international qui constitue au contraire pour Robert Kagan une « anomalie » – il emploie le mot aberration en anglais. En effet, nous avons tort de croire aujourd’hui que cet ordre est un ordre naturel, alors qu’il est en réalité une construction tout à fait artificielle : il participe de ce point de vue bien plus de la culture que de la seule nature. « La création de l’ordre libéral », écrit Kagan, « fut un véritable défi aussi bien à l’histoire qu’à la nature humaine2 ». En effet, s’opposant aux préjugés de type hégélien concernant l’histoire qui guiderait les hommes malgré eux vers un but ultime, Robert Kagan considère qu’il n’existe aucune « fin de l’histoire » correspondant à un idéal démocratique nécessaire : une civilisation libérale peut très bien régresser, voire cesser d’être, et son affaissement ou sa disparition peut parfaitement replonger les individus dans l’anarchie et le chaos primitifs. Or, puisque ce système international existe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous avons tendance à oublier qu’il n’a pas toujours accompagné le cours de l’humanité, tant s’en faut. Ce qui nous fait prendre conscience du fait que ce système fut une construction, et que l’on aurait d’ailleurs grand tort de considérer comme un acquis pour toujours, c’est précisément l’évolution des relations internationales au cours de ces dernières années : l’attitude récente de la Russie s’explique ainsi selon Robert Kagan non pas uniquement par un désengagement des États-Unis vis-à-vis du reste du monde, mais plus fondamentalement par une remise en question de l’ordre libéral mondial lui-même, dont la clef de voûte avait été la coopération entre l’Europe et les États-Unis.
C’est ici que Robert Kagan use de la métaphore du jardin : tout jardinier, dit-il, sait très bien que le jardin que l’on crée doit aussi être régulièrement entretenu, sans quoi il cessera d’être un jardin. Pour Kagan, l’ordre libéral international est à l’anarchie et au chaos premiers des rapports entre les sociétés humaines ce que le jardin est à la nature sauvage et non domestiquée : c’est une construction qui n’est jamais acquise, et qui exige au contraire un effort constant pour la maintenir en l’état.
Donnons ici un exemple très concret de la thèse de Kagan : la fuite des États-Unis devant leurs éventuelles responsabilités en Syrie, dit Robert Kagan, a donné lieu à des flux migratoires massifs qui ont fini par déstabiliser l’Europe, situation qui a pu avoir des répercussions sur les États-Unis. Nuançons toutefois ce dernier propos de Robert Kagan : ce que la crise des migrants révèle est peut-être moins une fuite des Américains devant leurs propres responsabilités – les Américains ne peuvent en effet se substituer aux autres pays pour résoudre à leur place tous les problèmes qui sont les leurs – qu’une incapacité des Européens à se prendre réellement en charge pour faire face aux nouveaux défis qui se posent à eux. Une plus grande coopération entre Europe et États-Unis est probablement souhaitable, mais seulement si cette coopération renouvelée ne devient pas un prétexte pour les Européens de se débarrasser de leurs responsabilités sur les seuls Américains – pour ensuite, au besoin, les taxer d’ « impérialisme » ou d’ « unilatéralisme » ! Peut-être l’analyse de Kagan ne tient-elle donc pas suffisamment compte des inconséquences et de l’irresponsabilité dont l’Europe a, jadis comme naguère, amplement donné la démonstration.
La métaphore du jardin que donne Kagan s’appuie en fait sur ce que l’on pourrait appeler une vision anti-rousseauiste de l’être humain : en effet, si pour Rousseau l’être humain est né bon et qu’il tend à être corrompu par la société, il en est tout autrement aux yeux de Robert Kagan, qui considère que l’être humain est travaillé par des passions contradictoires : désir de liberté, certes, mais aussi penchant pour le tribalisme et le nationalisme, et tendance fondamentale à la haine et à la violence. Dépeindre l’être humain comme étant uniquement mû par le désir de vivre de manière libre et dans le respect des droits de l’homme est une mystification. C’est la raison pour laquelle les Pères fondateurs américains ont échafaudé la Constitution américaine, inspirée notamment par les philosophes français des Lumières, et c’est aussi la raison pour laquelle l’ordre démocratique et libéral mondial a été mis en place à partir de 1945. « L’homme est fait d’un bois si tordu », écrivait Kant, « qu’il est douteux qu’on en puisse jamais tirer quelque chose de tout à fait droit ». Le système démocratique et libéral mondial est le seul qui puisse rendre moins mauvais l’être humain, même s’il ne faut jamais oublier que la nature profonde de celui-ci ne changera jamais en tant que telle.
Robert Kagan a parfois été perçu comme un néoconservateur, étiquette qu’il refuse pour son propre compte. Quoi qu’il en soit, la vision qu’a Robert Kagan de l’histoire des relations internationales s’appuie sur une lecture très « réaliste », comme on le voit, aussi bien des rapports que les sociétés ont entretenus entre elles avant 1945 que de l’être humain lui-même. Robert Kagan est à la fois un disciple des Lumières, en même temps qu’il a parfaitement conscience de l’un des préjugés de ces mêmes Lumières : le progrès scientifique et technique existe certes, c’est une évidence, mais il ne s’accompagne pas nécessairement du progrès moral et politique. L’être humain, les sociétés humaines, ne progressent pas automatiquement ni toujours vers plus de liberté, plus de prospérité et plus de démocratie. Cette apparente vision pessimiste et désabusée de l’homme et des sociétés humaines est en fait, de la part de Kagan, une exhortation à reprendre notre destinée en main afin que nous puissions évoluer vers davantage de liberté individuelle et de pacification des rapports humains à l’échelle internationale.
Qu’est-ce qu’une bonne politique étrangère ?
Nous en venons ainsi à cette question centrale : qu’est-ce qu’une bonne politique étrangère ? Kagan soutient qu’il ne saurait y avoir de politique étrangère exempte de tout échec. Définir et conduire une politique étrangère, c’est aussi accepter le risque d’erreur ou d’échec, inhérent à toute diplomatie. Ainsi, ce n’est pas parce que la politique étrangère définie dans le cadre de l’ordre libéral planétaire a connu des échecs (Vietnam, Irak), que cet ordre libéral planétaire ne mérite pas de survivre, ni qu’une politique interventionniste ne devrait jamais plus exister à l’avenir. À entendre certains dirigeants politiques actuels qui ne jurent que par le sacro-saint « intérêt national », on se plait à se demander s’ils comprennent toutes les implications qu’aurait l’adoption d’une politique étrangère du pur repli sur soi et sur ses seuls intérêts immédiats : se rendent-ils compte en effet qu’ils semblent ainsi plébisciter un retour à l’ancienne raison d’État, complètement coupée des intérêts des autres nations et de toute considération morale, principe qui a pourtant largement fait faillite en Europe même. C’est en effet parce que le principe de raison d’État avait fait faillite au XIXe siècle, et que celui d’équilibre des puissances échoua au XXe, que Wilson entreprit de leur substituer le principe de la « sécurité collective », dont la doctrine Truman fut l’une des incarnations après 19453. L’échec de la guerre au Vietnam a révélé l’inadéquation de la doctrine Truman de l’endiguement, mais non la faillite de l’ordre libéral en tant que tel. De même, l’échec en Irak aurait dû conduire les Européens et les Américains à repenser ensemble leur géostratégie respective, non à vouloir s’éloigner toujours davantage de l’ordre libéral établi.
Insistons sur le fait que Robert Kagan n’est pas sans formuler de critiques à l’égard de cet ordre établi : ainsi dénonçait-il par exemple, dans un livre précédent (Le Revers de la puissance, Paris, Plon, 2004), l’inadéquation entre la structure du droit international, incarné par l’ONU, et « l’objectif du libéralisme qui est d’améliorer la condition et de garantir les droits de tous4 ». Car, ainsi que l’avait écrit Francis Fukuyama dans son livre La Fin de l’histoire et le dernier homme, la Charte des Nations Unies a établi « l’égalité souveraine de tous leurs membres, quelle que soit la nature de leur gouvernement5». Les buts libéraux qui sous-tendent l’ordre planétaire sont donc louables, mais force est de constater que les moyens mis en œuvre pour les atteindre n’ont pas toujours été adaptés, voire ont constitué la négation de la poursuite de ces mêmes buts – ainsi est-il par exemple de la configuration de l’ONU, au Conseil de sécurité de laquelle l’URSS siégea durant la guerre froide. À cet égard, nous serions bien avisés de relire les critiques qu’avait adressées la philosophe Ayn Rand à l’encontre des Nations Unies – ainsi après que la République de Chine eut perdu son siège aux Nations Unies en 1971 au profit de la République populaire de Chine : « En vertu de quoi », se demandait Ayn Rand, « la Chine communiste est-elle devenue membre des Nations Unies ? Parce qu’elle avait saisi le pouvoir par la force, et l’avait conservé pendant 22 ans par la terreur. Sous quel prétexte la République de Chine a-t-elle perdu son siège ? Par ce qu’elle était l’alliée des États-Unis6 ». Ayn Rand, qui évoquait « l’histoire honteuse » et la « monstruosité » des Nations Unies, estimait qu’il était devenu impossible de se tromper sur la vraie nature de cette institution : « Il n’est plus possible de se méprendre sur une monstruosité », écrivait-elle, « qui fut soi-disant créée pour empêcher les guerres en unissant le monde contre tout agresseur, mais qui en vint à l’unir contre toute victime d’agression7 ».
Dans son Projet de paix perpétuelle (1795), Kant s’était intéressé aux conditions devant être remplies afin de pouvoir s’acheminer vers un état de paix démocratique éternelle. De ce point de vue, il n’est pas rare de présenter Kant comme le lointain inspirateur des idéaux de l’ONU. Or, comme le souligne avec raison Robert Kagan, la paix éternelle kantienne ne pouvait être établie que parce que l’ensemble du système international pensé par le philosophe allemand se composait de républiques libérales8.
S’agit-il ici d’idéalisme purement naïf, totalement déconnecté des réalités géopolitiques ? Il nous semble que nous devrions tenter de dépasser les antagonismes classiques entre « réalisme » et « idéalisme », entre la défense de l’ « intérêt national » et celle de principes généraux : en effet, vivre dans un monde plus largement démocratique n’est pas qu’un idéal auquel on peut rêver abstraitement, c’est aussi la projection vers un possible état futur de l’humanité, état dont tous les pays démocratiques et libéraux bénéficieraient alors mutuellement.
Car un pays authentiquement démocratique est aussi un pays pacifié, qui tend à abdiquer sa tendance primaire à l’agressivité et à la violence au profit de l’élargissement de la liberté individuelle, et de son développement économique, scientifique et technique.
Dans le même temps, il nous faut bien reconnaître que la démocratie libérale, dont la supériorité sur les autres formes de gouvernement des sociétés humaines ne saurait être niée, ne peut s’exporter aussi facilement qu’on l’a peut-être cru un temps, au sortir de la guerre froide. Ce n’est pas pour autant une raison de ne plus chercher à construire une civilisation élargie de la démocratie libérale. Dans Ni Marx ni Jésus (1970), Jean-François Revel constatait que la vraie révolution du XXe siècle avait été non pas la révolution bolchevique, mais la révolution libérale. Il nous appartenait, soutenait-il, de transformer cette révolution du capitalisme démocratique et libéral en une civilisation libérale à l’échelle planétaire. Encore ne faut-il pas verser dans ce qu’on pourrait appeler, dans une perspective randienne, une politique étrangère du sacrifice de soi pour les autres. En effet, aussi bien les États-Unis que l’Europe peuvent aider un pays non-libre à se démocratiser – en renversant par exemple le régime tyrannique qui l’opprime –, mais ils ne peuvent aucunement se substituer aux acteurs responsables de ce même pays. C’est peut-être là que réside d’ailleurs l’une des principales erreurs commises par les États-Unis durant la deuxième guerre d’Irak : car, ainsi que l’a souligné plusieurs fois Richard Perle, ancien membre de la commission de la politique de défense entre 1987 et 2004, les États-Unis étaient alors devenus en Irak une puissance d’occupation, administrant la société, chose qu’ils n’ont jamais eu vocation à faire. Peut-être est-il donc désormais temps de réfléchir à la manière dont nous pourrions réactiver le projet à la fois politique, économique, moral et intellectuel de l’élargissement de la civilisation démocratique et libérale, sans pour autant tomber dans le piège de la politique étrangère du sacrifice de soi au seul profit des autres nations, pour reprendre le vocabulaire d’Ayn Rand.
Matthieu Creson
Enseignant, chercheur (en histoire de l’art), diplômé en lettres, en philosophie et en commerce
- Voir aussi à ce sujet mon article du 26 mai 2020 : https://www.revuepolitique.fr/pourquoi-il-faut-non-pas-moins-mais-plus-de-mondialisation/ ↩
- Robert Kagan, The Jungle grows back, America and our imperiled world, New York, Vintage Books, 2018, p. 9. ↩
- Voir à ce sujet Jean-François Revel, Fin du siècle des ombres, Paris, Fayard, 1999, p. 782-788, ainsi que Henry Kissinger, Diplomatie, Paris, Fayard, 1996. ↩
- Robert Kagan, Le Revers de la puissance, Paris, Hachette, « Pluriel », 2004, p. 210. ↩
- Cité par Robert Kagan, ibid., p. 209-210. ↩
- « What was Red China’s qualification for membership in the U.N.? The fact that her government seized power by force, and has maintained it for twenty-two years by terror. What disqualified Nationalist China? The fact that she was a friend of the United States ». (« The Shanghai Gesture, » The Ayn Rand Letter, I, 14, 1. Voir http://aynrandlexicon.com/lexicon/united_nations.html.) ↩
- « There is no margin for error about a monstrosity that was created for the alleged purpose of preventing wars by uniting the world against any aggressor, but proceeded to unite it against any victim of aggression ». (Ibid.) ↩
- Robert Kagan, Le Revers de la puissance, op. cit., p. 209. ↩