David Ben Gourion, voulait l’émancipation du Juif, faire de lui un citoyen libre de croire ou de ne pas croire, au sein d’un État de droit avec un parlement et une Cour suprême. Le père fondateur doit se retourner dans sa tombe. Voilà plus de trente semaines que des centaines de milliers d’Israéliens descendent dans la rue au sujet d’une loi visant à étendre le pouvoir des tribunaux en matière de sécurité publique. Pour que cette loi soit effective, il faut qu’elle soit validée par la Cour suprême. Or pour beaucoup elle est liberticide et arrange les affaires d’un gouvernement qui compte sur les ultra-orthodoxes pour se maintenir au pouvoir. Cette crise est constitutionnelle car elle pose le problème de la séparation des pouvoirs. Elle est politique parce qu’elle oppose clairement une droite radicale à une gauche fortement en perte de vitesse. Elle est sociétale car elle illustre une société qui a perdu ses repères.
La Knesset ou le grand bazar électoral
Israël dont la superficie est inférieure à celle de la Bretagne fonctionne depuis 1948 selon un scrutin à la proportionnelle. Aussi, depuis 70 ans, les Israéliens n’ont jamais connu de législature offrant une majorité parlementaire. Mieux, beaucoup de législatures n’ont pas été à leur terme pour la bonne raison qu’elles étaient dans l’impossibilité de trouver des alliances. Aussi, les coalitions sont-elles « orchestrées » par les petites formations ultra-religieuses. On a vu souvent que deux ou trois députés fassent la différence (moyennant de fortes contreparties) sans l’appui desquels un gouvernement reste ou tombe. Benjamin Netanyahou est piégé par ce mode de scrutin qui a toujours arrangé autant la gauche que la droite. Pour se maintenir il s’est allié avec la droite la plus dure qui soit, quitte à se couper de ses anciens amis de droite trop modérés à son goût de telle sorte qu’ironiquement Netanyahou représente « l’aile gauche » d’un gouvernement sous surveillance des ultra-religieux.
Des ministres encombrants et une réforme judiciaire scabreuse
La nomination comme ministre de Arié Deri, leader du parti Shas, parti religieux sur lequel Netanyahou cherche à s’appuyer, ayant été invalidée par la Cour suprême, pour ses antécédents de fraude fiscale et de corruption, a mis le feu aux poudres. D’autre part, la présence de deux ministres comme Bezalel Smotrich, aux Finances, homme d’origine ukrainienne par ses grands-parents, proche des ultra-nationalistes orthodoxes connus pour ses prises de position en faveur de la libération de l’assassin d’Ithsak Rabin et Itamar Ben Gvir, à l’Intérieur, adorateur du rabbin Kahane condamné à l’inéligibilité pour racisme, ultra-nationaliste et ultra-orthodoxes n’a fait que détériorer une situation déjà fortement délétère.
Le gouvernement qui fait voter par la Knesset une loi abolissant le critère de « raisonnabilité » autrement dit permettant aux tribunaux de renforcer le dispositif judiciaire notamment dans le domaine de la sécurité sans en référer au contrôle de la Cour Suprême.
A priori l’intention est bonne face aux attaques répétées des agents du Hamas et du Hezbollah. Mais en y regardant de plus près cette réforme peut aboutir à l’instauration d’un régime judiciaire qui finirait par priver la Cour suprême de ses prérogatives en tant qu’institution de contre-pouvoir — Rappelons qu’Israël à l’instar de la Grande-Bretagne n’a pas de Constitution mais des lois dites fondamentales sur lesquelles s’appuient le droit constitutionnel israélien. La Cour suprême opère donc un contrôle des lois. Or, contrairement à ceux qui l’accuse d’hyper-activité anti gouvernementale, en plus de 15 ans moins de dix lois ou articles de loi ont été invalidés par la Cour suprême.
La séparation des pouvoirs au centre de la crise
Pour les défenseurs de la réforme, la Cour suprême a trop de pouvoir. Beaucoup qualifient ses membres de « junte judiciaire » et parlent de « théocratie judiciaire » La guerre des mots autant que celle des images fait rage depuis plusieurs semaines en Israël. On se déchire. On s’interpelle. On s’invective. Cependant force est de constater que la Cour suprême est piégée par son propre fonctionnement. En effet, elle se trouve devant deux options :
- Soit elle décide de ne pas invalider la loi et se trouve en porte-à-faux avec les manifestants qui se battent pour invalider une loi qu’ils jugent liberticide.
- Soit elle invalide la loi et ne ferait qu’accentuer des tensions qui perdureront eu égard à la violence de la crise.
Le fait est que dans les deux cas, elle se trouve au pied du mur ce qui fait dire aux observateurs que Netanyahou risque d’être le vainqueur de la crise.
Anatomie d’une société israélienne déchirée
La crise constitutionnelle laissera des traces visibles dans la société israélienne. Il ne fait aucun doute en effet que cette crise est autant sociétale que politique. Benjamin Netanyahou peut en effet piéger la Cour suprême mais pourra-t-il calmer une jeunesse qui ne croit plus en son personnel politique ?
Dans la grande majorité, qu’ils défendent ou s’opposent au projet de réforme, les manifestants appartiennent à cette troisième génération née en Israël de parents eux aussi nés en Israël.
Comme dit l’un des membres de notre groupe les manifestants constituent réellement la « nation made in Israël »
L’effondrement de l’URSS et la montée de l’antisémitisme en France ont considérablement modifié la société israélienne
L’arrivée massive des juifs russes, lesquels n’ont connu que la dictature communiste, ont vu en Israël un idéal de liberté. Certains sont devenus religieux par envie de retourner à des racines que l’URSS leur avait interdites, d’autres ont versé dans le mode ultra-libéral ; peu ont pris le chemin de la gauche. Par ailleurs, notamment après l’attentat de la rue Copernic et plus encore la montée islamo-gauchiste et antisémite, beaucoup de juifs français essentiellement d’Afrique du Nord, religieux pour leur grande majorité ont pris le chemin d’Israël. C’est une réserve électorale poids en faveur de Netanyahou.
Ces deux vagues migratoires ont fortement joué dans la droitisation du pays, même si cette droitisation tient davantage à l’affect qu’à des opinions clairement énoncées.
Face à elles les ashkénazes d’obédience plus séculières, appartenant généralement à une CSP+ et votant généralement à gauche sont en perte de vitesse.
Deux mondes différents, deux univers opposés
Les orthodoxes évoluent dans un monde à part, une sorte d’espace-temps où les hommes et les choses sont issus de la seule volonté de Dieu. Ils rejettent les principes du monde séculier et leur vision est fondée sur la mystique de la terre et le Grand Israël qui dépasse les frontières de l’Etat dans lequel il vivent. Historiquement, les religieux ont été les ennemis des pères fondateurs du sionisme. Ce n’est qu’après l’indépendance qu’ils ont en quelque sorte pris le train en marche.
Minoritaires dans la population (on les estime à moins de 10%) grâce aux alliances politiques, ils occupent des postes clés.
Aux côtés de Netanyahou, Smotrich aux finances et Ben Gvir à l’Intérieur sont les piliers sur qui repose toute la coalition. Leur départ signifierait la chute à terme de Netanyahou.
Face à eux, les « laïcs » qui forment l’immense majorité de la population, sont sous l’emprise de la minorité orthodoxe. A noter que certains israéliens religieux modérés, votant plutôt à droite — on dirait en France au centre droit — manifestent aux côtés de ceux qui s’opposent à la réforme, craignant davantage les ultras religieux que Netanyahou lui-même, et que d’aucuns disent, à tort ou à raison, qu’il est l’otage des orthodoxes.
Séfarades – ashkénazes : un conflit civilisationnel
L’arrivée massive des juifs d’Afrique du Nord a renforcé le clivage qui existe depuis des générations entre ashkénazes et séfarades. Les séfarades représentent aujourd’hui près de 40% de la population, dont 25% issus du Maroc. Cela représente une réserve électorale très puissante qui vote plutôt à droite. Selon les démographes, ils seront fortement majoritaires dans deux générations. Face au monde séfarade s’oppose le monde ashkénaze. Plus impliqué dans les rouages de la vie publique et appartenant aux CSP+, ils votent à gauche, sont plutôt favorables aux mouvements pacifiques et occupent une large place dans les rangs de « la Paix Maintenant ». Mais ils sont en perte de vitesse. Yaïr Lapid chef de file de l’opposition a été sévèrement battu aux dernières élections. Il représente l’archétype même de ce monde ashkénaze qui perd peu à peu ses repères et qui, depuis l’assassinat de Rabin n’a pas réussi à reprendre son destin en main.
Le conflit israélo-palestinien en sous-jacence
Jusqu’en 1973 Israël est confronté à une guerre qui l’oppose directement à des nations arabes. Ce sont des guerres de survie, des conflits où perdre signifie disparaître. Avec les années 1990, au conflit israélo-arabe succède le conflit israélo-palestinien, plus pernicieux, plus enlisant. Face à la naissance d’un nationalisme palestinien, qui, par ailleurs sert des pays comme l’Algérie, l’Iran ou le Liban pour « inciter » des populations aux prises avec des régimes liberticides à « regarder ailleurs » se renforce en Israël, notamment après l’assassinat de Rabin en 1995, un nationalisme d’inspiration religieuse qui, aujourd’hui, montre à quel point il s’est parfaitement structuré sur le plan politique.
La crise constitutionnelle actuelle est la partie émergée d’une crise sociétale bien plus profonde. La jeunesse non religieuse, majoritaire dans le pays considère que la politique des colonies est une véritable catastrophe politique.
L’idée que le conflit israélo-palestinien puisse se régler politiquement et non militairement fait son chemin dans bien des franges de la population y compris chez des hommes de droite — qu’on qualifierait ici de centre droit — plus ou moins attachés aux valeurs religieuses mais conscients des dangers de l’extrémisme. Il ne s’agit pas comme on cherche à le faire croire d’une montée des pacifistes au sens défaitisme du mot. Personne en Israël n’entend brader le pays. Le sentiment national est très fort mais beaucoup considèrent que négocier ne signifie pas plier. Aussi voient-t-ils dans la réforme judiciaire le danger que ce qui est proposé pour lutter contre le terrorisme palestinien soit un jour un arsenal pour lutter contre une partie de la société en révolte.
Nous ne croyons pas à cette éventualité mais nous pensons que l’ampleur des manifestations — jamais vu depuis l’indépendance — n’est pas quelque chose d’anodin. Pour résumer nous pensons que cette crise est révélatrice d’un malaise qui dépasse la crainte d’un abus de pouvoir judiciaire.
Islamistes et « judaïstes » dos à dos
Au cours de nos réflexions, nous avons considéré que les intégrismes religieux sont le principal problème au Moyen-Orient.
Face à l’islamisme politique qui prend en otage une population palestinienne, l’ultra nationalisme orthodoxe joue le rôle de contre-balancier.
Afin de bien dissocier le judaïsme respectable de ces orthodoxes nous avons décidé entre nous de les appeler « judaïstes ». Les dérives intégristes sont les véritables dangers des années à venir et sans leur éradication nous pensons improbable tout règlement israélo-palestinien.
Les intégristes des deux bords répondent à une Doxa bien particulière : ils croient tout naturellement que Dieu leur appartient.
Pour une reconnaissance de l’État d’Israël
Nous avons beaucoup réfléchi à cette question, particulièrement les amis arabes de notre groupe.Ils sont Marocains, Tunisiens, Algériens et s’ils désirent rester dans l’ombre pour le moment c’est précisément parce que pour l’Algérie et la Tunisie, rien ne serait facile pour eux. Hormis notre ami Boualem Sansal dont on sait les idées, nous avons donc décidé de ne pas les nommer.
Cependant l’idée dominante qui est sortie de nos réflexions c’est que le conflit israélo-palestinien qui est préoccupant pour chacun de nous ne peut se régler qu’à travers une reconnaissance diplomatique qui permettrait de parler de cette question sans pour autant nier le droit d’Israël à exister tant il est vrai qu’on ne parle pas à des Nations qu’on ne reconnaît pas.
Conclusions :
Les pères fondateurs ont lutté à la fois contre le tsarisme, et contre l’antisémitisme. Ils sont fils des Lumières et du principe des Nationalités posé dès 1848. Comme dit l’un des membres de notre groupe, la sionisme a cherché avant tout à émanciper le Juif pas à l’enfermer dans la Synagogue, comme si l’enfant voulait enfin rompre le cordon ombilical d’avec la mère. Mais cet idéal est perverti par une ultra orthodoxie à l’extrême-droite. D’autre part, comme le souligne les amis arabes de notre groupe, une telle illustration de manifestation où des centaines de milliers de personnes descendent dans la rue dans le seul but de défendre la séparation des pouvoir, c’est à n’en pas douter un signe de démocratie. Il suffit de voir comment on traite les Algériens qui manifestent pour leur liberté pour comprendre que jusqu’à nouvel ordre Israël est bien une démocratie.
Il n’empêche. Le clash entre pouvoir exécutif et judiciaire est d’ores et déjà programmé avec le risque de voir s’instaurer une théocratie masquée.
Michel Dray
Historien
Coordinateur de Zone Libre regroupant des universitaires, acteurs de la société civile, hauts-fonctionnaires en retraite. Zone libre est un lieu d’échanges et de confrontations entre personnalités d’une douzaine de pays différents en Europe, au Maghreb et au Proche-Orient.