Campagne présidentielle et crise internationale ont fait du sujet ukrainien un incontournable pour tous les candidats. S’ils se sont divisés dans leur rapport à l’Otan, à la Russie, à l’action médiatrice d’Emmanuel Macron, à un éventuel durcissement des sanctions économiques, à Nord stream 2, etc., tous ont convenu qu’une guerre était désormais probable et qu’il fallait tout faire pour l’éviter. Tous condamneront sans nul doute ce qui sera considéré dès aujourd’hui comme une invasion de l’Ukraine par Poutine. Tous posent ainsi, malgré leurs divergences apparentes, le même regard candide sur la guerre, ignorant pour raisons idéologiques la nécessité, voire les vertus, d’une telle guerre en Europe.
Ecrire à rebours de la pensée dominante peut apparaître comme un péché mignon d’intellectuel, une volonté de se distinguer et de choquer la bien-pensance générale. Rien de tel ici lorsque nous écrivons que cette guerre en Ukraine pourrait être salutaire ; qu’il faut qu’elle soit menée et bien menée ; qu’il ne faut pas de sanctions économiques mais une implication militaire ; qu’il ne faut pas combattre la Russie, ennemi historique d’un Otan désormais obsolète et nuisible, mais combattre à la fois « avec et contre » Moscou et « avec et contre » Kiev ; que cette guerre ne sera pas de haute intensité, mais à l’inverse bâtarde, pour reprendre les termes d’Arnaud de La Grange et Jean-Marc Balencie ; qu’il ne faut pas mener une guerre militaire, mais une guerre politique – ce que nous ne savons plus faire depuis longtemps, car c’est bel et bien le défaut de compréhension politique de la guerre qui nous fait perdre toutes nos guerres dites « démocratiques » ; que nous devons abandonner les délires idéologiques des Bertrand Badie et autres penseurs libéraux des R.I. concernant une prétendue « fin des territoires » ou une prétendue « impuissance de la puissance » ; que nous devons, enfin, tenter d’appréhender ce qu’est une « pensée hétérodoxe de la guerre », pour parler comme Delphine Thivet, une pensée qui vise à « saisir la logique présidant aux rapports conflictuels entre les êtres humains. »
Le seul responsable politique français à avoir posé le problème ukrainien correctement est Jean-Luc Mélenchon dans sa conférence de presse du 22 février – lequel est d’ailleurs, peut-être, le seul homme politique français actuel à être capable de penser réellement la chose politique. Deux questions fondamentales ont été avancées par le leader des Insoumis : 1. la question des frontières ; 2. la question des attentes : Que veulent les Russes ?, et : Que veulent les Ukrainiens ? Tous les autres responsables politiques ont mal posé le problème, en plaçant à sa racine des considérations d’ordre secondaire. Or, tous les mathématiciens vous diront qu’il est impossible d’obtenir une solution si le problème est mal posé.
Il n’y a évidemment pas d’autre question dans la crise ukrainienne que celle de la frontière, c’est-à-dire du territoire.
Or, il n’existe aucune problématique plus aigüe que celle du territoire et de la frontière, c’est la fameuse « revanche de la géographie » de Kaplan dont la préface s’intitule justement « les frontières ». Le géo-stratège Edward Luttwak explique fort bien que dans les régions du Globe où les « différends territoriaux n’ont pas été réglés par l’Histoire, des conflits mal éteints resurgissent épisodiquement ». C’est le cas de l’Ukraine. Il faut régler la question des frontières ukrainienne ; il faut accepter que ce grand pays a vocation à être morcelé, et qu’il le sera, qu’on le veuille ou non. La grande opportunité de cette crise ? Organiser intelligemment et collectivement ce morcellement. Comment ? C’est là que même Jean-Luc Mélenchon échoue, à cause de la frilosité morale propre à toute la classe politique française, qui pense de façon unanime : « la guerre c’est mal ». Dès lors, ils se rabattent tous sur les fameuses sanctions économiques dont on sait non seulement depuis 1918 et les réparations imposées à l’Allemagne qu’elles ont des effets lamentables sur les populations (qui peuvent ruminer des revanches encore plus féroces), mais surtout qu’elles n’ont aucun pouvoir contraignant sur les Etats dès lors que des questions aussi fondamentales que celles du territoire et de la souveraineté sont posées. Luttwak, toujours, écrit que dans ces régions, « la puissance militaire reste un facteur déterminant ». Refuser de l’utiliser, comme le font les Occidentaux, est une erreur.
Il faut être présent et frapper ; mais frapper avec un objectif politique bien déterminé.
Frapper sur le terrain et dialoguer entre Etats-majors, à l’image des stratégies « de cabinet » menée pendant le Grand Siècle.
Pourquoi agir ainsi ? Parce que ce que recherchent les Scholtz, les Macron, etc., est mortifère : la désescalade. Elle ne règle aucun problème ! Pire, elle enkyste les problèmes, comme au Proche-Orient, et favorise les guerres bâtardes. Si nous voulons ramener Poutine vers l’Europe, et créer un grand « heartland » pacifié ; si nous voulons à terme l’abandon des « vieilles méthodes » de conflit au profit des normes et des échanges économiques, si nous voulons l’abandon du hard-power au profit du soft, il nous faut régler la question des frontières en Europe. Et pour cela, il n’y a pas d’autre moyen que la guerre.
Frédéric Saint Clair