Il en est des Etats comme des hommes : ils ne sont jamais ni totalement bons ni totalement mauvais. L’humeur des nations est fonction des hommes qui les mènent ou des circonstances qui poussent tel pouvoir vers les meilleures ou les pires des conduites.
Considérons l’Etat russe qui, depuis le 24 février, se livre aux pires exactions sur le territoire ukrainien, bombardant villes, frappant sciemment populations civiles, détruisant hôpitaux et bâtiments publics. Voilà bien l’exemple d’un « Etat mauvais », donc fort logiquement condamné par la communauté internationale. Et pourtant, en d’autres temps, cet Etat a su être un Etat exemplaire, luttant avec acharnement contre les armées nazies, pour la défense du monde libre.
Poursuivons. La guerre est toujours une abomination. Celle déclenchée par Vladimir Poutine contre son voisin ukrainien, menée de surcroît avec une brutalité extraordinaire, est donc absolument et définitivement condamnable.
Mais pourquoi cette guerre ? Elle s’inscrit évidemment dans le projet extrêmement clair de M. Poutine de reconstituer un grand Empire russe en se réappropriant les anciennes Républiques soviétiques, en commençant par les plus fragiles et les plus russophones. Ce qui s’est d’ores et déjà traduit par la saisie de deux régions de la Géorgie en 2008, l’Ossétie du sud et l’Abkhazie, soit environ 20 % du territoire géorgien, puis par l’annexion de la Crimée en 2014, enfin par le contrôle de deux républiques du Donbass dans la partie orientale de l’Ukraine, Donetsk et Lougansk, que les accords de Minsk avaient rendues autonomes – accords non respectés par l’Etat ukrainien, d’où leur reconnaissance aujourd’hui par la Russie.
Reprenons et concluons sur ce premier point. Par son invasion de l’Ukraine, par la menace qu’elle fait d’ores et déjà peser sur la Géorgie et la Moldavie, la Fédération de Russie est hautement coupable, et peut-être même, déjà, de crimes de guerre, voire de crimes contre l’humanité (la Cour pénale internationale a lancé une enquête à ce sujet).
Pourtant ce constat ne saurait nous conduire à faire silence sur les responsabilités occidentales dans la détérioration, depuis trente ans, des rapports entre la Russie d’un côté et les Etats-Unis et l’Union européenne de l’autre.
Beaucoup d’erreurs ont été commises par ces derniers (membres pour la plupart de l’OTAN), depuis la chute du Mur de Berlin en 1989, la dissolution de l’URSS par M. Gorbatchev en 1990-1991 et le remplacement des anciennes Républiques soviétiques par une multitude d’Etats indépendants, dont la Fédération de Russie qui apparaît bel et bien comme l’héritière directe de l’Union disparue.
Tournant historique. Avec la mort de l’URSS, c’en était fini de la zone d’influence soviétique, notamment en Europe de l’Est. Et puis il y eut la disparition du Pacte de Varsovie et l’adhésion à l’OTAN de la plupart des anciennes « démocraties populaires » européennes. C’est ici sans doute que les Occidentaux ont fait preuve d’une certaine malveillance envers la Russie, en ne respectant pas, par exemple, l’engagement pris envers M. Gorbatchev qu’il n’y aurait pas élargissement de l’OTAN aux anciens satellites de l’URSS. Les Etats-Unis n’ont pas tenu parole, poussant au contraire, au nom de la sécurité européenne, leur zone d’influence très loin à l’Est, installant des missiles en Pologne et en Roumanie.
Ce « bouclier militaire » entre l’Europe orientale et la Russie laisse évidemment à penser que, malgré la disparition de la Guerre froide, pour les Américains les Russes restent une menace potentielle (à moins que ce discours ne soit qu’un argument de politique intérieure destiné à détourner l’attention des problèmes nationaux). De leur côté, ces derniers manifestent la même appréhension, redoutant de voir tomber l’Ukraine dans le camp occidental, par son adhésion à l’OTAN voire à l’Union européenne, et craignant, par voie de conséquence, que ne s’installent des missiles américains à leurs portes.
Une chose est sûre : depuis trente ans, l’Occident considère la Russie comme un Etat vaincu, toujours menaçant. Probablement, pour cette raison, le camp occidental n’a-t-il pas pris alors le bon virage international. La disparition du Pacte de Varsovie n’aurait-elle pas dû en effet conduire à la disparition de l’OTAN ? A défaut, n’aurait-il pas fallu intégrer la Russie dans l’Alliance atlantique, comme le réclamait un certain Vladimir Poutine il y a vingt ans ?
Soyons clairs. L’équilibre européen suppose peut-être aujourd’hui que la vieille Europe se dégage de l’influence américaine et assure elle-même sa propre défense, perspective que ni la CEE ni l’UE n’ont jamais été capables de réaliser. Il suppose peut-être encore la mise sur pied d’une grande alliance de sécurité incluant, en premier lieu, les Etats-Unis, l’Europe et la Russie.
Reste l’immédiat, la question ukrainienne, sujet sensible pour la Russie, qui l’a conduite au méfait épouvantable que l’on sait. Pour M. Poutine, les choses sont claires : le peuple russe et le peuple ukrainien ne forment qu’un seul peuple, d’où son désir, à peine voilé, de voir ré-entrer l’Ukraine dans le giron russe. Mais ne s’agit-il pas là d’un rêve fou ? L’Ukraine est un pays souverain. En revanche, l’idée de sa démilitarisation, de sa transformation en un pays neutre (à l’image de la Suisse), est une idée intéressante – que semble aujourd’hui partager le président ukrainien lui-même, M. Zelensnky, moins décidé à intégrer l’OTAN qu’il y a quelques jours encore – ce que l’on appelle peut-être un compromis.
Une chose est certaine, les négociateurs russes et ukrainiens, et quelques autres (turcs, français, israéliens…), doivent agir au plus vite pour que finisse cette guerre qui déshonore le continent européen après avoir déjà fait des milliers de victimes.
Michel Fize, sociologue, diplômé de sciences politiques et ancien éditorialiste à RT France (2021-2022)