Que reste-il de Charles de Gaulle aujourd’hui ? N’a-t-il pas davantage incarné le récit d’un rêve qu’une réalité ? Quel écrivain était-il ? Rencontre avec Denis Tillinac.
Revue Politique et Parlementaire – De Gaulle aujourd’hui, qu’en reste-t-il ? Et pensez-vous qu’au-delà de l’incontestable référence historique, sa pratique du pouvoir, ses institutions aussi demeurent encore adaptées à nos sociétés ?
Denis Tillinac – Pour bien gouverner la France il faut se sentir porté par son histoire, sa mémoire et l’art de gouverner de de Gaulle s’inscrit dans cette filiation : celle de Richelieu, de Colbert, de Turgot, du Bonaparte du Consulat. Les Français gardent une certaine nostalgie de l’unité perdue incarnée par les Capétiens : le président est en quelque sorte un roi adoubé par les urnes. Derrière chaque président il y a un roi qui porte l’inconscient collectif, tout le romantisme issu de la saga de la Grande Armée, donc les institutions sont parfaitement adaptées, on a tort de vouloir les dénaturer. Je pense, par exemple, au quinquennat qui ne correspond pas à l’idée que de Gaulle en avait ou le régime des partis qui est revenu petit à petit : ce n’est pas compatible avec une bonne gouvernance à la française.
L’art de gouverner exige de la tenue.
C’est une grande leçon de de Gaulle dont devraient s’inspirer ses successeurs, une prise de conscience.
RPP – Le Général n’a-t-il pas incarné au fond plus le récit d’un rêve – celui d’une nation qui s’efforce de rester une grande nation mais qui en perd progressivement bien des caractéristiques tout au long du XXe siècle – qu’une réalité ? La force du gaullisme, n’est-ce pas le verbe d’abord et peut-être exclusivement ?
Denis Tillinac – Le rêve est devenu réalité les 25 et 26 août 44 parachevant ce que de Gaulle a osé faire le 17 juin et qu’il a annoncé le 18 juin. De Gaulle a idéalisé une France : la Madone c’est la pureté, la princesse c’est la noblesse, il faut qu’elle ressemble à ça pour mériter notre patriotisme et en même temps cela nous oblige. Bien entendu de Gaulle avait conscience que la France était une puissance moyenne, la grandeur ne devait pas se déconnecter de la puissance et de celle des États-Unis et de la Russie, mais il a lutté d’une certaine façon longtemps victorieusement contre l’irrémédiable : une déréliction progressive d’un peuple qui continue à se croire plus grand qu’il n’est et qui a de plus en plus de mal à nourrir son rêve.
RPP – Vous avez bien connu Jacques Chirac qui se voulait un héritier du Général ? Mais ce dernier n’était-il pas, par sa volonté permanente de transcender les événements, aux antipodes de ce que fut Jacques Chirac dont le pragmatisme était bien plus radical-socialiste que gaulliste ?
Denis Tillinac – La légitimité profonde de de Gaulle vient de l’histoire dans sa géhenne et dans sa tragédie : le printemps 1940 lui a donné sa légitimité. En revanche, dans un pays pacifié et dans le cadre d’une démocratie et d’un État de droit, la légitimité de Chirac vient des urnes ce n’est pas la même chose… la comparaison ne vaut pas, elle ne valait déjà pas lorsque Pompidou a succédé à de Gaulle c’est-à-dire lorsqu’on est passé du sacré au profane. À chaque successeur il y a des intégristes du gaullisme pour reprocher à Pompidou de ne pas avoir été fidèle à de Gaulle. Il est évident que Chirac incarnait la France avec dignité et quelquefois avec du panache et un sens des réalités (je pense au discours de New York quand il a refusé de se soumettre au diktat des États-Unis). Il était gaulliste par héritage et dans son style un peu hussard surtout au début les racines radical-socialistes héritées de son grand-père, il ne les a jamais reniées, y compris l’héritage d’Henri Queuille. Il aura fait une synthèse appropriée à une époque où les Français avaient surtout besoin d’être protégés.
RPP – De Gaulle croit en l’écriture, il est un homme de l’écrit, c’est un écrivain. Quel écrivain est-il pour vous ?
Denis Tillinac – C’est un écrivain militaire dans la tradition de Vigny, de Vauvenargues ou de Psichari, c’est un écrivain tout court qui par moment dans son phrasé, dans son lyrisme rejoint les périodes un peu gothiques de Chateaubriand. C’est le dernier grand chef pour lequel l’écrit a une certaine prépondérance avec son alter ego et complice Churchill qui a été quand même prix Nobel de littérature. La fin du gaullisme c’est aussi la fin de la prépondérance de l’écrit au profit de l’audiovisuel. J’ai conscience d’être venu trop tard dans un monde trop vieux et trop neuf à la fois pour respecter la temporalité exigible pour être un écrivain.
Un écrivain c’est le temps long, un rapport à la mémoire, quelque chose de réflexif, c’est une prise de recul par rapport à la réalité triviale.
C’était le cas de de Gaulle et non seulement ce n’est plus le cas des politiques contemporains mais j’ai bien peur que ce ne soit non plus le cas des écrivains contemporains…
RPP – Pour l’espace francophone, celui de l’influence culturelle et de la langue, de Gaulle demeure-t-il encore une référence ?
Denis Tillinac – De Gaulle avait conscience que l’heure de la décolonisation avait sonné mais qu’il fallait souder les pays francophones. Je pense notamment aux pays africains qui constituent, en quelque sorte, notre « arrière-pays ». C’est une conscience qui lui était naturelle car il considérait que la France a une vocation universelle et que la langue en est le véhicule surtout pour lui, écrivain, amoureux de la langue ; c’est le véhicule privilégié de cette influence. La conscience de l’enjeu francophone dont j’ai été, à ma modeste échelle, un militant n’est pas très prégnante dans la classe politique. À l’initiative de Chirac des institutions (OIF) ont été fondées pour créer un « club » et souder par la langue conçue comme un outil une arme politique. Boutros Ghali ou Abdou Diouf ont incarné avec leur prestige et leur rayonnement une Francophonie qui pouvait et qui peut toujours peser. J’ai bien peur que les générations politiques nouvelles qui ne parlent qu’anglais se désintéressent de cette cause, moyennant quoi la France pourrait devenir un simple canton de l’Europe…
Denis TILLINAC
Écrivain, éditeur, journaliste
Il est notamment l’auteur du Dictionnaire amoureux du Général, Plon, 2020
(Propos recueillis par Éric Anceau)