Redoutant que des régions de la métropole restent sans contacts avec le pouvoir central et ne voulant ni que les cadres de l’État français se maintiennent, ni surtout que les alliés mettent en place leur administration militaire pour les territoires occupés – l’AMGOT –, le général de Gaulle décida d’instituer des commissariats régionaux de la République. Furent nommés pour gouverner les territoires libérés, dans les 17 régions découpées par l’État français de Vichy, des hommes sûrs. Il leur revint le privilège régalien suprême, l’exercice du droit de grâce. Malgré leurs faibles moyens, ils surent affirmer la souveraineté de l’État républicain et quelques-uns prirent des initiatives quasi-révolutionnaires malgré les réticences du pouvoir central. La coalition des élus et des préfets assura ensuite le retour aux traditions d’une France indivisible.
Une institution quasi secrète et des désignations subtiles
Arrêtée pour faire face à des circonstances exceptionnelles, mais répondant à des besoins permanents, l’institution des commissaires de la République se présente, sous l’aspect du provisoire pour ce qui regarde la délimitation des territoires qui leur sont confiés et l’étendue des pouvoirs qui leur sont conférés. En ce qui concerne le principe de la décentralisation de l’autorité et le passage à une unité administrative plus grande que le département, le futur président du gouvernement provisoire n’y pense nullement.
Alors que l’ordonnance du 21 avril 1944 sur l’organisation des pouvoirs publics est publiée dès le lendemain au Journal officiel imprimé à Alger, l’ordonnance du 10 janvier 1944, parce qu’elle évoque des « dispositions exorbitantes de la légalité traditionnelle » reste secrète. C’est pourquoi, lorsqu’il dresse un tableau de « l’administration métropolitaine au cours de la Libération », le Bulletin d’informations et de documentation du Comité français de la Libération nationale ne fait qu’une discrète allusion à des textes « non encore publiables »1. Si l’autorité du CFLN est affirmée sans équivoque, l’article insiste sur le rapide retour à la démocratie et sur le rétablissement des conseils municipaux et généraux dont les élections attendront le printemps et l’automne 1945. L’ordonnance définissant les fonctions des commissaires régionaux de la République ne paraît qu’en juillet 1944. Pour ne pas renforcer la méfiance du gouvernement américain qui persiste à voir en de Gaulle un apprenti-dictateur2, l’exposé des motifs, rectifié de sa main par le président du CFLN, demeure secret. La prééminence de l’État et du gouvernement y a été réaffirmée, d’où l’évocation de difficultés de communications mais pas de leur « rupture », d’où aussi une précision sur des nominations après consultation de la Résistance et non avec son accord.
C’est dans un mémorandum rédigé par Léon Blum pendant l’été 1942 qu’on trouve les racines de cette institution exceptionnelle. L’ancien président du Conseil préconisait alors, après accord entre de Gaulle et « les hommes qui personnifient le plus notoirement la République résistante », une prise effective du pouvoir par le général « prompte, presque instantanée ».
Blum ajoutait en matière de cadres : « La meilleure méthode à mon sens serait de tenir prêt un volant d’hommes de premier plan, triés, vérifiés, mais non affectés d’avance, et entre lesquels on puiserait, au fur et à mesure des présences et des besoins, pour les appliquer aux leviers de commande (…) »
De premières nominations provisoires de « hauts fonctionnaires en territoires occupés » sont décidées secrètement à l’automne 1943. Le Comité d’action en France (COMIDAC) édicte des décrets sur la proposition et avec le contreseing du commissaire à l’Intérieur3. Le 3 octobre, Charles de Gaulle, Henri Giraud et André Philip signent la nomination de vingt commissaires de la République – dix-sept dans des régions administratives et trois suppléants.
Les commissaires nommés sont six hauts fonctionnaires, six parlementaires, quatre universitaires, quatre membres de professions libérales. Sur les vingt, cinq sont des responsables de mouvements résistants. À la Libération, trois des vingt commissaires nommés le 3 octobre 1943 seront effectivement au même poste, trois dans des postes différents et un des suppléants, Pierre Bertaux, remplacera Jean Cassou, grièvement blessé à Toulouse. Les changements ont été multiples. Ils eurent des causes variées et d’abord l’exercice de la répression. Deux commissaires de la République, Jean Bouhey et Jean Cassou, subirent de graves blessures les empêchant d’exercer leurs fonctions après la Libération et deux autres, François Verdier et André Fourcade, furent tués par les nazis.
Les mouvements de résistance, spécialement ceux de zone sud, critiquèrent ces premières désignations. Ils voulaient que leurs responsables régionaux contrôlent le pouvoir à la Libération pour engager une politique révolutionnaire. Dans une lettre du 27 octobre 1943, Frenay, Lecompte-Boinet, Claudius-Petit et Emmanuel d’Astier énoncèrent que « pour les commissaires de la République, il suffit qu’on soit assuré de leurs tendances générales sur le plan politique, de leur autorité dans la région où elle s’exerce, et de leur fidélité au gouvernement provisoire (…) Un commissaire de la République sorti du sein même de la Résistance, connaissant personnellement les chefs et les organisations qui auront en mains les armes, connaissant par ailleurs la plupart des hommes influents de sa région, aura seul le prestige nécessaire pour faire rentrer dans la légalité les groupements armés. »
La plupart des dirigeants de la Résistance fondaient leurs espérances sur des discours du général de Gaulle qui avait déclaré : « Dans le secret de ses douleurs, il se crée, en ce moment même, une France entièrement nouvelle, dont les guides seront des hommes nouveaux. » « Pour animer et conduire, demain, cette nation renouvelée, il faudra des cadres nouveaux (…) C’est dans la résistance et c’est dans le combat qu’en ce moment se révèlent les hommes que notre peuple jugera dignes et capables de diriger ses activités. De ces jeunes hommes vaillants, trempés par le danger et élevés au dessus d’eux-mêmes par la confiance des autres : la patrie peut attendre, demain, le dévouement, l’initiative (…)4. Responsable du noyautage des administrations publiques, Claude Bourdet trouvait donc naturel d’écrire aux responsables de la délégation générale gaulliste que l’insurrection se passerait bien si des personnalités extérieures ne venaient pas déranger le cours naturel des événements et donner des directives en désaccord avec celles de la Résistance. Il rejetait la perspective d’une Résistance, pôle de la vie politique clandestine, réduite au rang de simple pion sur l’échiquier des forces régionales. Il oubliait que la majorité des Français n’avait pas cru devoir s’engager contre l’occupant et le régime de Vichy ; il pressentait que le retour aux urnes n’allait pas donner une vraie majorité aux forces résistantes5. Jacques Bingen était, à la même époque, bon prophète en annonçant que, si Charles de Gaulle ne se mettait pas à la tête d’un travaillisme à la française, la Résistance ne resterait qu’un bel article de publicité pour la France.
Des espérances révolutionnaires aux nécessités de l’unité nationale
« La révolution était notre espérance à tous » : au soir de sa vie, homme de l’État et homme d’État, Michel Debré me confiait les espoirs qui animaient, sous l’occupation de sa Patrie, ses camarades comme lui même, commissaire de la République désigné clandestinement dès octobre 1943, à 31 ans. Ils avaient en tête les propos du président du Comité français de la Libération nationale. Charles de Gaulle avait déclaré sans ambages que, s’il restait des Bastilles, elles étaient appelées à tomber car le peuple verrait bien qui ferait la vraie Révolution nationale au terme d’une libération inséparable de l’insurrection nationale.
Cette insurrection était redoutée par les stratèges alliés, soucieux d’une poursuite de leurs offensives sans qu’interviennent des troubles à l’arrière de leurs lignes. Le gouvernement provisoire, même non reconnu, les tranquillisait en leur promettant un temps insurrectionnel de 48 à 72 heures maximum. En Normandie, dans l’étroit territoire libéré, ils apprécièrent la pondération de François Coulet. Ce diplomate de carrière passé par le cabinet du général de Gaulle était devenu, le 24 novembre 1943, directeur au commissariat à l’Intérieur, « chargé de la préparation administrative de la Libération ». Débarqué le 14 juin 1944 en zone britannique, Coulet, commissaire pour la tête de pont, câbla bientôt qu’on lui savait gré de ne pas avoir dressé une guillotine sur la grand-place de Bayeux !6
Arrivé dès l’automne 1943 dans le pays occupé, Émile Laffon, futur secrétaire général du ministère de l’Intérieur, affirma longtemps, pour sa part, sa volonté d’une libération doublée d’une révolution. Ingénieur des Mines devenu avocat, Laffon écrivait encore, le 20 juillet 1944 : « Qu’on le veuille ou non, les sanctions auront un caractère politique. En politique, il n’y a qu’une peine qui compte : la peine de mort. Il faudra éviter les nombreuses peines d’emprisonnement afin que la question de l’amnistie n’empoisonne pas la vie française pendant des années. Dans les trois mois qui suivront la Libération, tous les miliciens, les chefs et les sous-chefs des groupes et organisations pro-allemandes (RNP, PPF, etc.), les président des groupes Collaboration, les membres de l’actuel gouvernement, les dénonciateurs dont les dénonciations ont entraîné l’exécution de patriotes, les policiers et fonctionnaires qui ont pris une part active à la répression, doivent être passés par les armes. (…) Tous les autres Français seront absous à l’exception des quelques rares qui seront déclarés d’indignité nationale et dont les biens seront confisqués ».
Malgré ce vocabulaire martial, ce même Laffon, dès son rapport secret de septembre 1943, avait reconnu les impératifs de l’ordre public. Il voyait dans chaque commissaire de la République le « mandataire extraordinaire du gouvernement provisoire, façonneur et ordonnateur de l’esprit public, à une époque d’enthousiasme mais aussi de troubles, mainteneur de l’ordre et de la légalité à un moment où les armées libératrices, mais étrangères, instaureront elles-mêmes l’ordre si l’ordre vacille »7.
Dans l’ancienne zone libre, plus politisée du fait de la politique de Pétain et Laval, les mouvements unis de Résistance n’avaient pas caché leurs désirs révolutionnaires : « C’est au peuple de France lui-même, guidé par les mouvements de Résistance, qu’il appartient d’imposer sa volonté aux alliés d’abord, au comité de la Libération Nationale ensuite puisqu’il n’est hélas que trop certain qu’un certain nombre de ses membres, consciemment ou non, feront le jeu à la fois de l’Amérique et de la réaction. L’anonymat relatif du Directoire, le fait qu’il sera composé de noms peu connus, sera loin de lui enlever la sympathie du peuple qui désire du nouveau »8.Cependant le mécanisme insurrectionnel – avec grèves, barricades, affrontements puis reddition des ennemis – n’a concerné que Marseille, Lille, Paris et Thiers. Si on a observé un protocole insurrectionnel dans une trentaine de villes9, les forces françaises de l’Intérieur n’eurent un rôle libérateur décisif que dans trois villes-sièges de commissariats : Limoges, Nancy et Toulouse.
Les Américains, forts de leur utilisation en Algérie de l’amiral Darlan après le débarquement de l’automne 1942, étaient prêts à se servir de l’appareil vichyssois. Pour contrer cette stratégie, la France Combattante avait soigneusement choisi ses cadres. Dans l’esprit du général de Gaulle, ils devaient surtout savoir faire face à tout. Il le reconnut au début de juin 1944, dans un câble aux membres du GPRF. Annonçant son très prochain voyage dans la Normandie libérée, il écrivait : « je laisserai Coulet sur place où il se débrouillera ». Après le débarquement de Provence, il attendait les mêmes capacités d’adaptation du commissaire de la République débarqué près de Saint-Tropez, le 18 août 1944. Cependant, le 15 septembre suivant, au soir de sa visite à Marseille, de Gaulle précisait sa ligne dans la dédicace de son portrait au benjamin des commissaires : « A Raymond Aubrac, qui a tant fait dans la lutte qu’il lui faut tant et tant faire dans la Rénovation »10.
Dans sa vingtaine de semaines d’actions en Provence, Aubrac garda ses aspirations moins rénovatrices que révolutionnaires. Il était en phase avec cette génération résistante dont Laffon avait écrit qu’elle avait « une horreur presque physique des mots et du bavardage (… et) ne supporterait pas que des fautes ou des légèretés puissent nuire à l’œuvre révolutionnaire de rajeunissement ». Toutefois Laffon avait ajouté qu’après « le châtiment exemplaire d’une très faible minorité », les autorités nouvelles devraient obtenir le ralliement de l’immense majorité des Français. Le secrétaire général du ministère de l’Intérieur partagea donc aisément la passion jacobine de son ministre. Adrien Tixier, rejetant par principe la possibilité de petites Républiques régionales indépendantes, exprima clairement, dans les premières réunions des commissaires de la République, la doctrine du gouvernement11.
Tixier la résuma ensuite, devant l’assemblée consultative, en racontant ses déclarations aux commissaires convoqués à Paris : « La période d’administration régionale est close. Le gouvernement central est installé à Paris. Il entend gouverner. Vous êtes ses représentants, vous devez exécuter ses instructions (…) Vous devez rétablir l’unité française : d’abord l’unité de la loi (…) l’unité de l’administration, l’unité de la justice, l’unité de la police, l’unité de l’armée. Vous devez préparer la restauration rapide de l’unité de l’organisation économique et sociale. En un mot, vous devez instituer la République une et indivisible de la libération ».
En dépit de ses tentations radicales en matière d’épuration, son secrétaire général avait toujours rejeté l’idée que la Libération puisse être synonyme de désordre et source de désunions.
Les commissaires de la République devaient être, dans leurs régions, les représentants suprêmes d’un gouvernement mal installé et des arbitres.
Ils devaient cesser de considérer les aspirations de la Résistance comme celles du pays, ce pays dont Jacques Soustelle devait écrire qu’il était « avant tout soucieux de paix et de bien-être ». Le respect des institutions, la volonté de l’ordre et le souci de l’unité nationale ont pesé sur la possibilité que se concrétisent les espoirs de changements profonds dont certains ont cru qu’ils passeraient par une justice révolutionnant l’ordre social.
L’exercice du pouvoir judiciaire, condition de l’ordre public
Le général de Gaulle a toujours entendu préserver les prérogatives de l’État, seul garant d’« équitables jugements ».
Il voulut refaire l’unanimité nationale en dépit d’une « poignée de malheureux » ne formant qu’une « écume » à juger12. Dans ses responsabilités de commissaire à l’Intérieur, le fondateur de Libération, Emmanuel d’Astier a d’ailleurs fixé des limites à l’exaspération de ses camarades : « Il faut que la répression naturelle qui peut et doit se produire pendant l’insurrection soit limitée à des individualités marquantes et ayant commis des crimes patents. Il serait très grave que cette épuration politique généralisée dégénère en querelles de personnes et en vengeances individuelles. Elle entrainerait fatalement une reprise de la police par les Alliés »13. C’est dans cette perspective que les commissaires régionaux de la République ont exercé leurs prérogatives après les tumultes de l’été mais ils furent aussi obligés de composer avec des résistants se pensant des Fouquier-Tinville.
À Marseille, Raymond Aubrac n’hésita pas à suspendre l’article 7 de l’ordonnance du 27 juin 1944. Ainsi les sanctions pouvaient être prononcées sans donner connaissance aux intéressés des faits qui leur étaient reprochés et sans que leurs explications aient été recueillies. Cette mesure était justifiée à ses yeux par l’état d’urgence et la nécessité de parer immédiatement aux manœuvres des éléments anti-républicains. Dans le même sens, Aubrac décida aussi que les membres des groupements de collaboration passeraient tous en Cour de justice s’ils y étaient restés inscrits après le 11 novembre 1942. Du « seul fait de ce maintien ou de cette adhésion » ils devenaient passibles des peines prévues à l’article 83 du Code pénal.
Tout en constituant les premières cours de justice chargées des épurations, avec le concours de chambres civiques, il supprima aussi, pour mieux calmer l’effervescence populaire, les pourvois en cassation dès le 5 septembre 194414. Cependant, après les ordonnances des 14 septembre et 14 octobre 1944, il admit que, devant une possible interprétation d’opposition entre Marseille et Paris, les pourvois devaient être acceptés et les recours en grâce soumis au chef de l’État. En ce qui l’avait concerné, et alors qu’il n’était pas partisan de la peine de mort, Aubrac avait fini par ne grâcier des condamnés que s’il était sûr de ne pas déclencher de troubles conduisant à des exécutions sommaires dans les rues. Quant l’exercice du droit de grâce revint au seul général de Gaulle, il demanda toutefois que la Cour de cassation ne se prononce pas en plus d’une semaine et exprima le vœu que les jugements soient exécutés dans les douze heures suivant la décision du président du gouvernement. Il expliqua alors clairement sa position à son ministre : « c’est uniquement par la création très rapide de la juridiction des cours et par une action constante et énergique auprès de tous les organismes judiciaires qui interviennent dans la procédure que nous avons pu, dans cette région où les passions sont particulièrement vives, arrêter et empêcher l’action de toute juridiction illégale. Si dorénavant un délai de trois semaines s’écoulait entre les décisions des cours et leur exécution, personne ne pourrait plus garantir que les audiences se dérouleraient dans le calme relatif auquel nous sommes arrivés »15.
Le climat des premiers mois suivant la Libération fut particulièrement agité pour les responsables de l’ordre public. On doit remarquer que les commissaires de la République n’avaient pas la pleine autorité pour faire face aux violences. Ils ne supportent donc pas toute la responsabilité des exécutions illégales qui survinrent. Le forcement de plusieurs prisons et les exécutions sommaires qui s’ensuivirent illustrèrent cette réalité. C’est en décembre 1944 et janvier 1945 que se déclenchèrent les principales attaques de prison. Après les « odieux incidents » de Maubeuge, Annecy, Bourges, Alès, le général de Gaulle critiqua un défaut de prévoyance et une confusion quant aux attributions respectives des ministres de la Justice, de l’Intérieur et de la Guerre. Il écrivit : « c’est l’affaire du ministre de la Justice de provoquer auprès de ses collègues (…) l’établissement en commun d’un plan précis dans chaque cas particulier ; les trois ministres ayant alors à donner des ordres explicites aux responsables locaux qui relèvent de chacun d’eux »16. Ainsi, même après ces incidents dramatiques, l’unité du pouvoir de décision ne fut pas considérée comme utile. Dans les circonstances exceptionnelles que constitua l’effervescence de la Libération, pour que règne l’ordre républicain, il fallait que la Justice passe alors qu’elle était au cœur d’ambiguïtés nombreuses.
Le dilemme de la révolution par la loi ou par l’épuration n’était pas tranché.
Il fallut attendre le 6 août 1946 pour que le garde des Sceaux s’en explique : « Je n’ai pas le droit de me servir de l’épuration pour faire des réformes de structure. Il y a l’épuration des coupables qu’intéresse le Code pénal, et il y a les réformes de structure intéressant l’œuvre du législateur. Ne confondons pas les domaines et ne me reprochez pas d’avoir refusé d’accomplir cet abominable détournement de pouvoirs, cet abominable abus de fonction qui aurait consisté à essayer de déshonorer des hommes en les accusant de trahison parce qu’ils étaient gênants pour une certaine réforme. J’ai entendu des collègues me dire : si vous aviez véritablement épuré, nous n’aurions pas eu besoin de nationaliser les banques, cela se serait fait tout seul. C’est au fond, la grande raison, le grand motif de reproches qu’ils font à l’épuration. Je ne puis dire qu’une chose : ce reproche là est irrecevable » !
Des initiatives remarquables au sens révolutionnaire
Si d’aucuns ont dénoncé des décisions de quelques commissaires de la République comme des anticipations révolutionnaires devant être légalement cassées, les aspirations de leurs camarades et l’étendue de leurs pouvoirs leur avaient permis de décider d’audacieuses expérimentations.
Forts des pouvoirs qu’ils tenaient de l’ordonnance du 10 janvier 1944, les commissaires de la République en poste à Lyon, Marseille et Montpellier ont agi, pendant des mois, dans une perspective de révolution résistante.
Le programme du Conseil national de la Résistance en avait esquissé des perspectives. Dans quelques régions, diverses décisions audacieuses furent prises en matière économique. Si l’association des personnels à la gestion de leurs entreprises révolta la plupart des actionnaires, la productivité s’en trouva dynamisée.
Dans la région de Lyon, divers séquestres furent décidés par Yves Farge. L’expérience Berliet y dura plus de deux ans. Les délégués du personnel étaient responsables devant leurs organisations syndicales. Dans ce climat de confiance, la remise en marche fut facilitée et des équipes bénévoles accélérèrent le travail de remise en état de l’usine. De 20 châssis de camions achevés en septembre 1944, on passa à 70 dès octobre et 165 en février 1945 tandis que les effectifs du personnel doublaient. Les arrêts du Conseil d’État censurant cette « expérience » pour excès de pouvoir ne furent rendus qu’en mars et juillet 1947. En Languedoc, où les mines de la région d’Alès avaient été réquisitionnées dès le 25 septembre 1944, leurs programmes d’exploitation continuèrent à être soumis à l’approbation du commissaire de la République siégeant à Montpellier, même en juin 1945.
C’est Raymond Aubrac qui était allé le plus loin dans ses choix. S’il contribua ainsi à la remise en fonctionnement du port de Marseille, utile aux troupes alliées, ses décisions allaient au delà d’une simple rénovation telle que souhaitée par le gouvernement provisoire. Il réalisa 22 réquisitions dont 16 d’exploitations commerciales ou industrielles. L’expérience de gestion ouvrière aux aciéries du Nord, à Marseille-Capelette, fut particulièrement commentée. Elle a fonctionné dès le 10 septembre 1944, le directeur s’entourant d’un comité consultatif (un ingénieur, un technicien, un ouvrier et trois représentants – qui ne siégèrent jamais – du conseil d’administration). Les fonds déposés dans les centres de chèques postaux et les banques furent débloqués et mis à la disposition du nouveau directeur. Il fit fonctionner l’entreprise malgré la rupture avec le siège social et, après quelques mois, son comité de gestion fit remarquer qu’il pratiquait des prix inférieurs de 26 à 30 % à ceux de la concurrence tout en réalisant des bénéfices. Au début de 1946, le montant du chiffre d’affaires mensuel atteignit plus du double de celui observé deux ans auparavant. Mais cette mise en cause des intérêts du capitalisme fut condamnée pour l’extension qui lui était donnée. S’accumulant avec des manœuvres visant à affamer la Provence, elle précipita le départ du commissaire.
Avant d’être relevé de ses fonctions, Aubrac s’expliqua sur ses dépassements de compétence et les légitima par la jurisprudence du Conseil d’État sur les pouvoirs d’urgence : « Ces entorses à une interprétation rigide des textes ont toujours été commandées par la nécessité pressante et impérative d’assurer le fonctionnement des services publics et le maintien de l’ordre public. Dans notre pensée, le paragraphe 2 de l’article 4 de l’ordonnance du 10 janvier 1944 permet de légitimer toute mesure, à condition qu’elle respecte les principes généraux du droit et qu’elle soit dictée par l’urgence des circonstances »17. Membre du Conseil d’État, Pierre Tissier, pourtant signataire de la première réquisition, dénonça « la réalisation, sur le plan régional, d’une politique de nationalisation qui, de toute évidence, ne pouvait être que le fait du pouvoir central ». Malgré des résultats financiers satisfaisants, cette politique systématique de gestion collective allait ensuite être condamnée comme étant sans fondement légal18.
Dans les mesures adoptées à Montpellier comme à Lyon ou Marseille, il n’y a pas évidemment que la nécessité de faire face à des circonstances exceptionnelles. Ces décisions s’inscrivaient dans l’esprit socialisant du programme du Conseil national de la Résistance. Pour les productions énergétiques, le gouvernement a d’ailleurs agi dans le même sens que les commissaires les plus ardents. En a témoigné l’ordonnance instituant des Houillères nationales dans le Nord-Pas de Calais. Promulguée le 13 décembre 1944, elle rappelait que la gestion devait se faire « dans l’intérêt exclusif de la nation »19.
La France, une et indivisible
À la fin de l’année 1944, les pouvoirs exceptionnels des commissaires de la République s’étaient réduits comme peau de chagrin.
Le jacobinisme centralisateur allait s’imposer.
Le grignotage des pouvoirs régionaux avait commencé très tôt. Une des premières circulaires du ministre de l’Économie nationale, datée du 18 septembre 1944, l’illustre : « Quelles que soient vos responsabilités particulières vis à vis des populations dont vous avez la charge, il est absolument exclu que la vie des grands centres puisse être affectée par des mesures d’autarcie régionale ou départementale qui demeurent résolument proscrites. Au contraire, les Ponts et Chaussées et la SNCF devront rétablir dans les plus courts délais les voies de grandes communications par lesquelles devront être acheminés les contingents habituels. Certains ajustements de prix, d’ailleurs peu nombreux seront inévitables. Ils seront décidés, mais uniquement par les services centraux du ministère à Paris. Aucune modification au régime officiel ne devra être accordée en matière de blé, de betteraves, de pommes de terres et de vin. Pourtant, une certaine latitude vous est accordée pour les produits agricoles périssables faisant l’objet d’un marché local ou régional. Dans certaines régions des initiatives regrettables ont été prises, telles, par exemple, la suppression du rationnement alimentaire et la fabrication de pain blanc. Des pratiques de cette nature, qui témoignent d’une méconnaissance complète des conditions économiques dans lesquelles se trouve actuellement placé le pays, et qui ont eu, en plusieurs cas, les conséquences les plus fâcheuses, doivent être immédiatement abandonnées ».
Jusqu’en décembre 1944, les ministres signent des circulaires constatant la fin des pouvoirs de l’article 4.
Ils affirment qu’il leur appartient d’exercer depuis Paris toutes les prérogatives de l’État.
Mais l’autonomie relative des régions demeura. J’en vois une preuve dans le fait que, le 12 décembre 1944, Pierre Mendès France se sentit obligé d’ordonner que, sauf extrême urgence, le règlement des questions importantes ne se fasse plus qu’en accord avec l’administration centrale saisie au besoin par téléphone.
Malgré ces instructions centralisatrices et le déplacement d’envoyés ministériels dans les régions pour tenter d’assurer l’autorité du seul pouvoir parisien, la notion de pouvoirs exceptionnels continue de marquer l’action réelle des commissariats de la République. D’ailleurs, alors que l’article 4 n’est théoriquement plus applicable, une ordonnance du GRPF ne peut être appliquée dans les régions sans utiliser cet article20. La compétence générale de fait imposée par les conditions de la Libération persiste malgré les réticences de Paris. Il faut penser qu’au 22 septembre 1945, les communications téléphoniques restaient encore limitées – sauf en principe pour le ministre et son directeur de cabinet – à douze minutes pour les directeurs des ministères et à six minutes pour les autres fonctionnaires. Trancher d’une question difficile dans cet espace de temps resta une gageure.
Très hauts personnages dans la période de la Libération, pro-consuls du GPRF, les commissaires de la République doivent céder peu à peu le pas devant la reprise des réseaux politiques traditionnels. Pour reprendre la formule du Docteur Ingrand21, ancien chef des Mouvements unis de Résistance en Auvergne, devenu commissaire de la République de sa région, ses collègues et lui ne peuvent devenir « des fonctionnaires d’approbation systématique ». Après avoir tenté de maintenir leurs points de vue sur des questions qu’ils jugeaient capitales, ils allaient comprendre que les désirs des élus, les directives des ministères parisiens et l’organisation des administrations dans des cadres départementaux sonnaient le glas de leur institution.
La liberté de ton des commissaires, leur comportement anti-centralisation avaient déplu dans tous les ministères où l’on ne concevait que des organisations pyramidales.
Ils ont mis du temps à disparaître. Ministre des Finances puis de l’Économie nationale jusqu’au printemps 1945, Pierre Mendès France a bien voulu me livrer jadis ses réflexions sur le rôle des commissaires régionaux de la République : « Bien qu’ayant toujours été un partisan convaincu de la décentralisation, je dois dire que les circonstances de la Libération ne se prêtaient pas à une entreprise ou à une expérience orientée dans ce sens. (…) C’est plus tard, seulement, lorsque les séquelles immédiates de la guerre ont été effacées que le problème de la décentralisation pouvait raisonnablement se poser. »
L’absence d’une représentation démocratique des citoyens, le sentiment que certains commissaires considéraient les populations comme des groupes d’indigènes à administrer voire à commander, conduisirent les élus à former avec le corps préfectoral une coalition qui mit fin à l’expérimentation régionale. Les députés s’irritèrent de leur volonté de durer. Le 27 mars 1945, à l’assemblée consultative provisoire, Paul Anxionaz dénonça la tendance marquée des commissaires de la République à se survivre, à devenir non pas des missi dominici mais de véritables apanagistes.
À cette date, les pouvoirs exceptionnels des commissaires de la République s’étaient pourtant réduits comme peau de chagrin. Le jacobinisme centralisateur allait s’imposer de plus en plus. Deux ans plus tard, Michel Debré écrivait : « Les Commissaires de la République ont été le pouvoir à un moment où il n’y en avait pas. Si, par la suite, ils ont paru inutiles, c’est peut-être parce qu’on n’a pas su les employer ». Ainsi s’expliquent des mots rageurs d’Henry Ingrand : ce qui justifierait le maintien des Commissaires de la République, c’est le besoin qu’aurait le Gouvernement de bonnes à tout faire. En fait, on n’est le représentant du Gouvernement qu’en gouvernant soi-même. Or pour gouverner, il faut avoir les moyens de se faire respecter.
Instigateur d’un comité économique régional, préfiguration d’une CODER des années 60, Pierre Bertaux était sans illusions sur sa possibilité d’agir en 1945 : « L’autorité que je conserve actuellement vient essentiellement des pouvoirs très étendus que j’ai eus au début de mes fonctions. Je vis sur mes rentes. Je ne vois pas comment un fonctionnaire n’ayant aucun pouvoir de décision pourrait se faire écouter. Sans un pouvoir de décision propre, le commissaire de la République ne peut avoir d’autorité que morale ce qui est illusoire ».
Ainsi fut scellée l’histoire des commissaires de la République. À 75 ans de distance, leur liberté de ton n’a d’égale que leur lucidité. Elle permet de comprendre qu’on ait pu parler, après eux, de Paris et du désert français.
Comme les compagnons de la Libération, les commissaires régionaux de la République furent « glorieusement épisodiques ».
Leur histoire demeure et si l’on en croit l’un d’eux, Yves Farge, c’est un recueil de prophéties. Il s’éclaire assurément de la certitude affirmée jadis par Michel Debré : « dans la vie publique, les joies sont rares, les joies sont brèves ; alors je fus heureux ! »
Charles-Louis FOULON
Docteur en études politiques et en histoire
Charles-Louis Foulon est co-auteur, avec Arnaud Benedetti, de L’ordre républicain dans les circonstances exceptionnelles, Éditions Economica, 2015, et auteur de Le pouvoir en province à la Libération, préfacé par René Cassin, prix Nobel de la paix, Presses de Sciences Po, 1975.
- Bulletin n°4, 1er janvier-31 mars 1944, pp. 187-196. ↩
- Cordell Hull, le secrétaire d’État américain, avait évoqué les « soi-disant Français Libres » et le président Roosevelt aurait aimé que Churchill renonce à soutenir l’incommode de Gaulle. ↩
- Note de Louis Joxe, secrétaire général, 4 octobre 1943 (copie dans les papiers d’Astier). ↩
- Extraits de discours des 1er avril 1942 et 20 avril 1943, (Discours et messages, I, Dans la guerre). ↩
- Au point qu’au début des années 50, le président du Conseil et le président de la République sont tous deux d’anciens membres du Conseil national de Vichy. ↩
- Il ajoutait jouer mou à cause de l’égoïsme naturel aux possédants. ↩
- Dossier F1A 3728 des Archives nationales. ↩
- Rapport « Libération et prise de pouvoir », s.d. (été 43 ; papier d’Astier). Le refus des vengeances populaires et le respect du pouvoir central témoignent d’une relative modération. ↩
- Dans Le Monde daté 16-17-18 août 2014, Philippe Buton a publié une liste de 31 villes où il y eut un réel soulèvement des forces de la Résistance. ↩
- En choisissant une photographie classique de Cécil Beaton, de Gaulle montrait que le décorum classique lui convenait. Il avait peu goûté un certain désordre dans le défilé des FFI et bientôt Louis Joxe, secrétaire général du GPRF, parlerait du bordel régnant à Marseille. ↩
- Ceux des régions de l’ex-zone occupée rassemblés le 21 septembre, les autres réunis du 28 au 30 septembre 1944. ↩
- Voir les discours des 24 septembre 1943, 25 juillet 1944, 15 novembre 1941, 25 février 1943, 31 décembre 1944. ↩
- Message au délégué général Parodi, le 29 mai 1944. ↩
- Le Conseil d’État approuva ultérieurement sa décision : « les nécessités du maintien de l’ordre imposaient (…) l’adoption d’une procédure plus rapide que celle prévue à l’ordonnance du 26 juin 1944 » (Recueil Lebon, 11 juillet 1947, Sieur Lejeune, pp. 313-314). ↩
- Lettre RA/MLM au ministre de l’Intérieur, 22 octobre 1944 (F1A 3335). ↩
- Note du 30 décembre 1944 reproduite en annexe des Mémoires de Guerre (III) de Charles de Gaulle. ↩
- Lettre Aubrac du 16 novembre 1944 (F1A 4023). La note de commentaire pour le ministre indique : « Il plaide largement coupable mais sans chercher le moins du monde à s’excuser ». ↩
- Rapport Tissier du 7 février 1945 (F1A 3291). Analyse complétée par des documents de F1A 3344 et des entretiens avec MM. Aubrac, Fabre, Joxe, Haag, R. Mayer, P. Doueil. Voir aussi au 6 juin 1947 le Recueil Lebon, pp. 253-254. ↩
- Ce fut le premier pas vers la nationalisation complète des Charbonnages de France dont l’un des derniers présidents fut Yvon Morandat, grand résistant qui avait assuré la prise de contrôle de la Présidence du Conseil, rue de Varenne, en août 1944. ↩
- O. Athanassopoulos, Le fait régional dans la vie publique française, Paris, Thèse Droit, 1960, p. 168. ↩
- Elle figure dans son rapport du 15 novembre 1944. ↩