Dans sa chronique De la Chine, Françoise Thibaut, professeur des universités, membre correspondant de l’Institut de France, évoque aujourd’hui la conquête économique et culturelle de l’Europe par la Chine.
En cet automne austral, trois évènements importants ont animé l’Australie, sans que l’Europe – surtout la France – y porte attention. C’est regrettable car ils permettent sans nul doute de « décoder » passé, présent, futur à la chinoise !
La disparition de Bob Hawke, ancien Premier ministre travailliste de 1983 à 1991, à l’âge de 90 ans, a bouleversé nombre d’Australiens : très respecté autant que controversé, c’est lui, dans ces années d’un début de croissance insolente, qui a lié, développé, entretenu des liens de coopération avec la République de Chine en phase d’ouverture au monde, et cela dans les domaines les plus variés, d’abord commerciaux, mais aussi universitaires, (échanges), artistiques, et diplomatiques, par le biais de projets Trans Pacific.
En second lieu, Les élections fédérales du 18 mai – législatives et sénatoriales – pour le renouvellement des 151 députés et 76 sénateurs, concrétisent le « virage » désiré par la population : la nette victoire des Conservateurs portant au poste de Prime Scott Morrison – qui a lui même qualifié cette victoire de « miracle » – propose de réduire la dépendance australienne du marché chinois (plus de 30 % de l’import/export), de baisser les impôts et de développer les capacités d’économie écologiques, dans une sorte de « repli sur soi » du vaste continent austral. En effet depuis environ 2015/2016, à la suite de scandales de corruptions au plus haut niveau et d’une prise de conscience de l’infiltration » chinoise dans de multiples domaines, nombre d’Australiens, notamment conservateurs, demandent un réel changement de cap. Dans cette optique l’Australie (et la Nouvelle Zélande) ont rejeté les bornes Huawei pour les développements de la G5 sur leur territoire.
Mais – paradoxe sidérant – c’est la première fois que des candidats d’origine asiatique (essentiellement chinois), nés australiens ou naturalisés, se sont présentés aux élections.
On réalise le chemin parcouru alors qu’il y a à peine 40 ans, les familles « vieilles anglaises » interdisaient à leurs enfants de parler ou de jouer avec des enfants asiatiques….
Les Européens, notamment la France, dans une période très offensive de « sinisation intelligente » devraient regarder de ce côté du monde pour mieux calibrer leurs réactions et leurs politiques extérieures, lesquelles sans être agressives devraient être plus éclairées.
Cela a commencé (comme pour l’Australie) en plus de l’envoi de containers entiers de Tong à 1 dollar ou de brosses et de balais increvables, par les échanges universitaires. Sous le soleil de Conventions tout à fait innocentes et juridiquement correctes, des avions entiers d’étudiants « toutes disciplines » se déversèrent dans nos chères Universités et Grandes Ecoles. Dans le sens inverse, en raison notamment de la rareté du jeune Européen pratiquant le mandarin, les « missionnés » d’un semestre étaient plutot solitaires, ou ne dépassaient guère le trio, souvent dans un « bricolage » matériel décourageant. A l’inverse, grâce à une formation et une préparation matérielle sans faille, des « colonies » d’étudiants chinois se répandirent dans le bel Occident, pratiquant la langue locale en trois mois, organisés en logements collectifs et restaurants adaptés. En échange de cette thébaïde matérialiste, ces (généralement) enfants de membres du Parti étaient priés de glaner tous les renseignements possibles dans les domaines les plus variés, sur nos goûts, nos habitudes, nos loisirs et nos modes de fabrications matérielles et intellectuelles.
La stratégie est payante : à Sydney – par exemple – un étudiant sur quatre est asiatique. En Europe, certains établissements atteignent un sur six. Ce procédé est aussi un moyen très efficace de s’infiltrer, par l’indéniable talent d’imitation et de copie des Chinois, dans le journalisme, la littérature, les programmes de télévision, la musique, le cinéma, le théatre, certains sports… et aussi d’infiltrer en douceur leurs propres auteurs, journalistes, artistes, réalisateurs, musiciens, désigners et « mentors » dans les domaines les plus variés. On peut aussi signaler, sans a priori ravageur, l’engouement des jeunes Occidentaux pour les pétillantes Chinoises ou les studieux Fils du Ciel.
La démarche déjà « mondialiste » est élargie et renforcée par les programmes culturels et de communications, notamment télévisés destinés à l’international : savamment construits en fonction des publics et des portions géographiques visés, Ainsi le Chinese Global Television Network (CGTN) déverse, dans des productions très variées, de superbes reportages touristiques, des documentaires historiques et archéologiques passionnants, des feuilletons romantiques, de sérieuses actualités économiques et des « variétés » traditionnelles ou modernes de belle facture. Ainsi, en avril passé, 24 heures sur 24, la CGTN a retransmis les spectacles fabuleux du Carnaval de la culture asiatique, accompagné de feux d’artifices gigantesques, qui ne peuvent que laisser pantois, sidérés, et (peut-être) envieux. A cela s’ajoutent également les « tournées » mondiales de troupes de spectacles chinois dont la réputation n’est plus à faire…
Ainsi s’établit une imprégnation imperceptible, douce et répétitive du regard et des oreilles, pour tout dire du cerveau : l’Asie, la Chine, nous deviennent familières, naturelles, sans obligation mais environnantes, s’introduisent dans nos goûts, nos vêtements, nos repas, nos loisirs.
Lang Lang joue Chopin mieux que personne, la fabuleuse Gong Li séduit James Bond, Ip Man remplace Mario, le Panda envahit zoos et spectacles pour enfants.
Autrement dit, il ne faut jamais oublier le rôle de l’esprit dans la conquête. Point n’est besoin de violence, notamment vis à vis des Européens (qui en ont vu d’autres). Une conquête longuement distillée, distribuée avec rigueur et continuité, prépare et ensemence un terrain qui, plus tard, produira l’effet attendu de la conquête. Le temps ne compte pas, ni pour le Bouddha, ni pour Confucius, et le Parti a d’illimitées capacités de renouvellement, un réservoir de Xi, en quelque sorte.
De manière plus visible, les domaines matériels et commerciaux dévoilent progressivement une forte présence. D’abord, il y a cette affaire rocambolesque : on nous vante avec insistance le bonheur irremplaçable des voitures électriques (dites « propres »), mais on oublie de nous avouer que les batteries de ces merveilles sont exclusivement chinoises, l’Europe ayant oublié de pourvoir à cette nouveauté automobile. Aucune usine en vue avant plusieurs années ! Un pactole pour l’industrie chinoise ! De même les hésitations de L’Union européenne concernant les bornes nécessaires à l’exploitation de la G5 sont risibles et permettent à Donald Trump d’exercer son intimidant chantage.
Il y a mieux, toujours calculé sur le très long terme, permettant d’utiliser, exploiter et rentabiliser les gigantesques espaces d’Asie centrale, cela de connivence avec le camarade Poutine : au regard des difficultés à venir des transports long courrier aériens et du très relatif attrait des voyages touristiques maritimes, la Chine prévoit le développement du tourisme ferroviaire vers l’Europe (et bien sur, dans l’autre sens) à grand coups de trains à grande vitesse assortis d’étapes hotelières judicieuses : Un TGV de 15 wagons peut transporter, à un coût bien moindre, 15 fois plus de passagers qu’un avion de ligne et bien plus de frêt. De même la fameuse nouvelle route de la soie (OBOR) verra se démultiplier le transport routier de poids lourds à un rythme quasi infernal. Les préoccupations écologiques et de sauvegarde d’un environnement peu connu, déjà fragilisé par les centaines d’expériences atomiques des années 70/80, et un déboisement aveugle, sont mises de côté avec une indifférence mirobolante.
Ces projets ont aussi un rôle d’aménagement interne à la Chine, destiné à freiner le mouvement de ses populations vers la côte Est surpeuplée, et enjoindre aux citoyens de l’intérieur des terre de s’orienter vers le centre de l’Asie.
L’incitation n’est pas toujours « délicate » : les déplacements massifs de populations sont une constante de l’Empire du Milieu.
L’infiltration des espaces européens n’en sera que plus commode, par la proximité et les facilités offertes dans ces espaces désormais apprivoisés. C’est aussi dans ces terres quasi vierges que se tapissent les fameux « métaux rares » dont l’électronique, l’industrie informatique et spatiale ont grand besoin. Ces terres, aux ressources encore mal estimées, ont une dimension stratégique, dont même les surpuissants USA ont besoin. Voilà une carte indispensable dans l’étrange partie de Go entamée par le président américain. Il ne suffit pas de « faire peur », il faut en avoir les moyens.
Certes, « l’invincibilité » de la République Populaire peut être mise en cause, et laisser perplexe, mais à l’aune de ces préoccupations de pur matérialisme, on se rend compte de l’interpénétration des intérêts, et de l’inéluctable « mondialisation » du fonctionnement de systèmes de puissance, qui de fait, dépendent les uns des autres.
Dans leur démarche de faire de l’Euro-Asie un « monde unique » et unifié, la fascination des décideurs chinois, est l’instabilité chronique de l’Europe : son incapacité à être (justement) « unique », Les chicanes permanentes entre les tendances européennes, la frénésie électorale qui fait que tous les quatre ou cinq ans les différents Etats changent de cap, révisent ou annulent les choix du gouvernement qui a précédé. Ce qui amène à faire du « sur place » tant dans le domaine social qu’économique. « L’Europe s’anéantit elle même », chuchote-t-on à Pékin. Dans ce manège permanent, la France (entre autres) est une proie facile, d’autant qu’elle est restée longtemps peu précautionneuse de ses intérêts. Ainsi, depuis plus de 40 ans, les Chinois (privés et publics) ont pu acheter à peu près tout et n’importe quoi à des prix plutôt attractifs : des terres agricoles, des propriétés rustiques et historiques, des immeubles entiers, des hôtels, des restaurants, des entreprises, des aéroports, des crûs classés de Bourgogne et du Bordelais… la liste est innombrable. Cela très souvent organisé dans le cadre de holdings et structures bancaires fort bien montées.
En soi, cela n’a rien d’agressif, et permet de maintenir les emplois. Le seul concurrent de cette stratégie fut sans doute le Moyen Orient pétrolier avec les opulents Emirats, le Qatar, le Koweit ou le sultanat d’Oman. La bataille des dollars reste vive.
De fait, la France, tout comme d’autres Européens, et aussi l’Union européenne, sont écartelés entre leurs intérêts financiers et leurs traditions d’individualisme et de laisser faire.
Les ex de l’Est ont peut-être moins de délicatesse et voient dans la présence chinoise un outil de renforcement de leur croissance sur les marchés.
En France, l’ex ministre Raffarin s’est fait le chantre de l’harmonie franco-chinoise. Même Madame Pécresse a succombé aux sirènes de Monsieur XI lors d’un voyage à Pékin en 2018 qu’elle a qualifié de « fructueux ». La France China Foundation fondée par Emmanuel Lenain célèbre régulièrement les bienfaits de la coopération, et du « rayonnement » des échanges franco-chinois. Elle associe à ses prestigieuses manifestations (la dernière au Chateau de Versailles, présidée par Edouard Philippe) les jeunes talents, « Youngs Leaders » des deux pays.
Avec une plus grande perspicacité sur leur propre destin, les Etats européens devraient peut être regarder de plus près ce qui se joue à Hong Kong,
Respectant la fin de leur « bail », les Britanniques ont cédé la place à la République Populaire en 1997. Abandon déchirant s’il en fut, mais amorti par la garantie pour 50 années – jusqu’en 2047 – du principe « Un pays (la Chine), deux systèmes », l’autonomie de la cité, les libertés citoyennes et les atouts commerciaux sont garantis, et en principe intouchables. Au début de l’arrangement tout fut harmonieux et « rien n’était changé ». Mais d’année en année, les craintes d’une reprise en main intrusive s’avèrent fondées : peu à peu l’étau autoritaire s’est infiltré et se referme. Le but est désormais avoué : en 2049 , pour le Centenaire de la République Populaire, Hong Kong ne sera « que chinoise ». Toute opposition à ce projet est muselée, et le projet de déportation continentale des opposants a été divulgué début juin. Deux millions (sur 7) de Hong Kongais ont envahi les rues pour protester. Le texte est provisoirement suspendu, mais il ne faut pas se faire trop d’illusions sur la suite, même si l’actuel pouvoir en place a fait un petit pas en arrière.
L’infiltration économique et culturelle ayant été menée à bien, dans 50, 60, 70 années, les Nouvelles Routes de la Soie ayant suffisamment « sinisé » l’Europe, n’y a-t-il pas un risque à se laisser circonvenir sourire aux lèvres ? Le Majong remplaçant la belote et le bol de riz le cassoulet ?
C’est à Hong Kong, en 1894, que le pasteurien Alexandre Yersin isola le bacille de la peste, et à Guangzhou (Canton), en 1896 qu’il accomplit la première guérison : Yersinia pestis.
Françoise Thibaut
Professeur des Universités, membre correspondant de l’Institut de France (ASMP)