Mardi soir, un peu avant 21h, Manuel Valls et Jordan Bardella se sont rencontrés lors d’un débat organisé dans le cadre de l’émission Esprits libres du Figaro. Décryptage.
Confidentiel ? Oui. Intimiste même. On pourrait presque dire feutré, car au détour d’une « taquinerie », on a appris que les intervenants avaient ordre de garder leur épée dans le fourreau, sous peine de se faire remonter les bretelles par le maître de cérémonie.
Une soirée entre « gentlemen » donc, s’affrontant oralement en toute courtoisie mais sans concession politique.
Qui a donc ainsi réussi à attirer Jordan Bardella sur un plateau télévisé pour débattre avec un invité, Manuel Valls, qui n’est ni candidat à l’élection européenne, ni chef de parti, ni représentant médiatique d’une opposition de gauche instituée ? Il s’agit du rédacteur en chef des pages débats du Figaro, Alexandre Devecchio. Coup de maître ? Un peu oui. Tout d’abord parce que Jordan Bardella a refusé plusieurs débats, y compris sur la TNT, préférant les déléguer à Fabrice Leggeri, n°3 sur la liste RN des européennes, ou encore à Thierry Mariani. Ensuite, parce que personne n’avait rien à y gagner – ni regain de popularité pour Manuel Valls, ni bulletins de vote supplémentaires en nombre pour Jordan Bardella. Il fallait donc que ce débat – qui a assurément été trop court, de l’avis de tous – se place à un niveau plus élevé : ou comment gauche républicaine et droite nationaliste peuvent-elles se rencontrer et faire vivre un moment de démocratie ? Pari réussi.
On peut encore se parler sans s’invectiver dans ce pays, et se parler intelligemment, malgré les tensions dues à l’actualité et les divergences de points de vue.
A l’heure où le nombre de responsables politiques qui refusent, par opportunisme électoral, idéologie politique ou simple idiotie, de répondre favorablement aux invitations de CNews ou aux demandes d’interview du JDD, prétextant qu’on ne doit pas « débattre avec l’extrême droite » ni se « compromettre dans des médias d’extrême droite », car « l’extrême droite, ça se combat » uniquement, il faut saluer l’intelligence de Manuel Valls, son courage aussi. Le spectateur attentif aura noté qu’il avait la main sur le pommeau de l’épée toute la soirée, et qu’une provocation un peu appuyée aurait suffi à ce que celle-ci sorte. Mais cela n’a pas été le cas. Face à lui, un responsable politique qui, malgré son jeune âge, maîtrise parfaitement les codes du débat et de la communication ; un responsable politique qui n’avait, certes, aucun intérêt à croiser véritablement le fer mais qui aurait pu se montrer mesquin, et qui a choisi de se placer lui aussi à un niveau supérieur. Résultat, un débat de bon niveau dont on aurait seulement aimé qu’il puisse être approfondi un peu – non pas tant pour que davantage de thèmes soient abordés, mais pour que derrière les propositions, la véritable philosophie de la gauche républicaine telle qu’elle existe encore aujourd’hui en France, et celle de la droite nationale telle qu’elle tente de se construire, puissent être développées. Car au-delà des formules: référendum, reconduite à la frontière, souveraineté, lutte contre la délinquance, etc., se cache une sorte de « démon politique » dont l’unique but est de saper les efforts des différentes formations dès qu’elles accèdent au pouvoir ; un mal mystérieux responsable des échecs successifs depuis plus de trente ans. On a trop souvent tendance à dire que si le pouvoir politique est impuissant, c’est par faute de courage de la part des dirigeants, et que d’autres hommes, plus déterminés, ou plus habiles, feraient mieux. Sauf que si en « ON », les avis divergent, en « OFF », on se rend compte que le constat de faillite des politiques publiques en matière de sécurité et d’immigration, de laïcité et de civilisation, est largement partagé, tous bords confondus. Le livre de Davet et Lhomme, Un président ne devrait pas dire ça, en a peut- être été la meilleure preuve.
Il ne suffira donc pas d’étrangler l’article 55 de la Constitution ; il ne suffira pas de renégocier quelques traités ou de sortir de la CEDH ; il ne suffira pas de durcir les peines, de les rallonger, de construire des places de prison ni de hausser le ton diplomatique pour accroître le nombre de laissez-passer consulaires. Une guerre civilisationnelle telle que celle dans laquelle nous sommes engagés ne se règle ni par excès de zèle ni par une nouvelle profession de foi juridique – fut-elle constitutionnelle. C’est de théorie politique dont il s’agit, c’est de théorie politique dont nous manquons, car ce sont les fondements de nos démocraties libérales qui doivent être sondés ; c’est là que le mal occidental est logé ; car c’est là que réside à la fois notre spécificité politique et notre impuissance.
Ceux qui croient que se déplacer un peu plus à droite sur l’échiquier, afin d’exhiber les muscles patriotiques, ou que coller à la pensée de Jaurès et de Clémenceau suffira à mettre un terme au choc des civilisations en seront pour leurs frais.
De la même façon qu’il leur a fallu vingt ans pour accepter le principe d’un choc des civilisations, il leur faudra vingt ans pour reconnaître qu’ils ne sont pas correctement équipés pour se défendre. Hier soir, Bardella a montré qu’il avait un avantage rhétorique. La phase d’acquisition du pouvoir, jusqu’ici interdite au RN, est désormais envisageable. L’exercice du pouvoir suppose d’autres compétences. Emmanuel Macron est la preuve in concreto que la rhétorique n’est d’aucune aide.
Voire qu’elle est même une des causes de la crise démocratique que nous traversons.
Valls a montré qu’il avait un avantage pratique : il a exercé le pouvoir en temps de crise. Mais pour quel bilan ? La question est donc posée, autant à Manuel Valls et à la gauche républicaine qu’à Jordan Bardella et à la droite nationale : Etes-vous certains que votre paradigme politique n’est pas obsolète ?
Frédéric Saint Clair
Écrivain et politiste.
Son dernier livre, L’extrême droite expliquée à Marie-Chantal, vient de paraître aux éditions de La Nouvelle Librairie