La liberté d’expression est une chance, un atout incontestable des pays démocratiques, une prodigieuse opportunité, dont on use et abuse parfois. Tout le monde s’exprime, prend parti, donne son avis, polémique sur des thèmes clivants. La parole se lâche et finit par se dévaluer et par dégrader le sens, entrainant souvent la déconsidération de l’autre, le manque d’écoute sinon l’écoute de soi et le dialogue de sourds. Comment arracher le débat à ce cercle vicieux ? Comment faire en sorte que le désaccord n’aboutisse pas à la rupture ?
Le besoin de se reparler dans le respect de l’autre s’impose. Redonner au débat ses lettres de noblesse devient une nécessité vitale dans une société fracturée. Comment l’orienter vers son principal objectif, celui d’enrichir l’esprit par des analyses vigoureuses, des discussions maitrisées, rassérénées, des controverses fouillées, des argumentations réfléchies, bref que le débat soit ouvert et exigeant au niveau de l’honnêteté intellectuelle, de la quête de la vérité, de l’humilité, de l’ écoute de l’autre.
Les auteurs, Bertrand Périer , avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, professeur à Sciences Po Paris et à HEC, Guillaume Prigent délégué général du Club des juristes, enseigne l’éloquence à Sciences Po et à l’Ecole de guerre, incitent dans cet ouvrage, en juristes rodés au débat contradictoire, à cette culture de l’échange, à l’écoute de l’altérité, persuadés de trouver par un débat constructif, une voie entre le relativisme, la pensée unique et les radicalités.
Où débattre ? avec qui ? de quoi, ? comment et pourquoi ? Bertrand Périer et Guillaume Prigent répondent à toutes ces questions, proposent une feuille de route susceptible de poser les assises d’un échange fructueux qui ne soit pas dissolu dans le spectaculaire, dans « la mise en scène oscillant entre faux consensus et vraies invectives », un simple « jeu de rôle ». Certes, le lien entre politique et théâtralité existe, « Le problème surgit lorsque le second phagocyte le premier au détriment de l’honnêteté et de la sérénité du débat ». Un autre problème se pose, il s’agit du « ricanement qui scande le débat et le contourne » instaurant ainsi « un rapport de supériorité non sur le registre de l’argumentation mais sur celui de la plaisanterie. Comment espérer débattre dans une époque de dérision ? ».« Si tout doit être sacrifié au bon mot, si celui qui l’emporte est celui qui a su mettre les rieurs de son côté, si celui qui a les meilleurs arguments n’est pas celui qui a les meilleurs mots d’esprit , comment un débat est-il possible ?
In fine n’y aurait-il donc de place que pour les amuseurs , et non pour les convaincus et les engagés ? », assènent les auteurs soulignant un réel décalage entre ce qui est proposé (débats-spectacles) et ce que nous désirons en réalité (débats de fond) ; ils nous exhortent à refuser les débats inutiles, à dénoncer les stratégies de facilité et de diversion.
Les lieux sont déterminants pour le déroulement sain du débat. Déçus par les lieux traditionnels, désillusionnés par les réseaux sociaux, les oubliés, les marginalisés ont fait surgir fin 2018 de façon incontrôlée les « ronds points » comme lieu de débat ; Le Référendum d’initiative citoyenne portée par les Gilets jaunes s’en est suivi ; quelques initiatives de démocraties participatives encouragées par les instances publiques ont été réalisées (comités de quartiers budgets participatifs ont été mis en place), Le Grand débat a pu inspirer le renouvellement des lieux de la discussion, l’idée étant de laisser s’exprimer chacun au plus près d’un territoire ou d’une communauté donnée. Il n’a malheureusement trouvé que si peu de traductions , déplorent les auteurs.
Pour agir en profondeur, il faudrait sensibiliser les jeunes dès l’école à l’importance du débat ; en effet, l’école est le lieu de débat par excellence, un lieu où l’on apprend à argumenter, à s’écouter, à se confronter, à distinguer entre une opinion et un argument, pour cela il faudra les organiser selon un « protocole » bien précis, bien rappeler ce qui distingue une opinion (simple avis subjectif) d’un argument (combinaison d’une idée et de sa preuve), ils appellent également à une meilleure prise en compte des corps intermédiaires (syndicats, association) relais importants de la vie démocratique.
Si le lieu sert de lien il faut avoir des choses à nous dire et accepter que « Ma » vérité soit soumise à l’épreuve de la contradiction. En tant que juristes accoutumés au débat contradictoire, ils prennent comme exemple la justice, centre du respect du débat et d’indépendance dans la décision prise, ils cherchent à faire exister le débat contre toutes tentatives et tentations d’excès comme d’évitement. La quête de la Vérité exige courage et honnêteté intellectuelle dépassant l’émotion, l’opinion personnelle, le ressenti subjectif qui risquent de limiter voire d’interdire la contradiction. Ils mettent en avant la nécessité de restaurer la rationalité du débat public, de « réaffirmer que là encore le débat doit avoir lieu, théorie contre théorie, vision du monde contre vision du monde et que ni le souci du pluralisme, ni l’esprit de tolérance ne doivent se muer en abdication. Le pluralisme et la tolérance sont des vertus nécessaires mais non suffisantes pour que vive la discussion ».
Ils soulèvent également la problématique du temps du débat : nous sommes à l’ère de l’immédiateté, de la simplification, de l’évitement de la complexité au profit de l’urgence de l’action. Or « débattre n’est jamais une perte de temps. Tout réside dans un équilibre entre la délibération et l’action.
La séquence qui devrait être dans l’ordre « réfléchir – débattre – agir » se retrouve sens dessus dessous, agir d’abord quitte à confondre action et réaction », toute pensée de la nuance est alors sacrifiée au profit de l’immédiateté alors même que le débat suppose « la malléabilité des idées ».
Le fait d’accepter de débattre n’est pas un aveu de faiblesse mais au contraire c’est « l’expression de la volonté salutaire de participer au pacte social et à la décision collective et de renforcer cette même décision, les choix effectués seront mieux construits mieux compris et mieux acceptés. »
Ils mettent en valeur certaines initiatives qui mériteraient d’être renforcées : La commission nationale du débat public est malheureusement trop mal connue, intervient de façon marginale alors qu’elle pourrait être davantage utilisée, la proposition de référendum d’initiative citoyenne portée en son temps par les Gilets jaunes est jugée intéressante. « Le « RIC » constitue un aiguillon forçant les représentants à entendre les demandes émanant de la population ». Ils sont également favorables à la comptabilisation des votes blancs comme des suffrages exprimés pour le calcul des règles de majorité et de seuils.
Ils dénoncent, d’autre part, un ultime danger une fois les lieux du débat définis, ses sujets posés, ses acteurs rassemblés : « la tentation toujours existante de tout mettre en œuvre pour ne pas reculer et se borner à amener l’autre à penser comme soi-même, sans que chacun fasse un pas, au prix d’artifices et de stratagèmes rhétoriques incompatibles avec l’éthique même du débat ». Et conseillent enfin d’éviter la perversion du débat par le mésusage des mots et la manipulation, de bien choisir les mots sans anathèmes, insultes et mensonges(1) .
« Le débat est un inconfort celui de la confrontation périlleuse à l’altérité mais un inconfort fécond et fédérateur » reconnaissent les auteurs.
Le livre de Bertrand Périer et de Guillaume Prigent est un manuel pédagogique qui a toute son utilité dans les établissements scolaires, c’est un guide précieux pour les politiques, les médias, utile à tout un chacun. Nous sommes tous assoiffés de débats sérieux, du plaisir de renouer avec une confrontation d’idées qui ranime les esprits, éclairent les choix et l’action. C’est à cette quête salutaire que nous convie ce livre.
Katia Salamé-Hardy
Débattre, comment nous reparler ?
Bertrand Périer, Guillaume Prigent
Flammarion, 2022, 2023.-19€