Le 10 juillet 2016, les Japonais votaient pour le renouvellement de la moitié de la Chambre haute de la Diète (ou Kokkai), soit la Chambre des conseillers (ou Sangi-in).
Ces élections permettent de faire le point sur l’évolution des forces politiques, le soutien au gouvernement Abe confronté à toute une série de défis – économiques, géopolitiques, environnementaux… – dans l’une des plus grandes démocraties asiatiques (et du monde) qui demeure assez largement méconnue des Européens1.
La domination du Parti libéral démocrate
En dépit d’un système constitutionnel inspiré des Européens à la fin du 19e siècle, démocratisé – sous supervision américaine – et adapté au nouveau contexte international en 1947 (Constitution qui n’a subi aucune modification depuis lors, même son article 9, qui convertit définitivement le pays au pacifisme et qui alimente régulièrement le débat), le système politique japonais demeure en effet assez peu connu en dehors des spécialistes et, sans tomber dans l’exotisme, conserve des caractéristiques pas si faciles à saisir.
Cela dit, ce système, longtemps marqué par une grande stabilité, a connu plusieurs moments de tangages qui, ajoutés à la crise économique qui touche l’archipel depuis la « décennie perdue » des années 1990, ont conduit à une recomposition politique, finalement assez apparente, en 1993, puis à une première (et assez éphémère) alternance politique en 2009-2012.
On semble aujourd’hui revenu à la situation qui prévalait antérieurement à 1993, mais le contexte a changé : la démocratie japonaise donne à voir des signes de fatigue, telle la montée de l’abstention électorale ou le déclin de l’engagement partisan – caractérisant aussi les démocraties occidentales –, mais par ailleurs elle reste en quête d’une régénération tournant définitivement la page à certains travers du passé, tels les phénomènes de clans en lien avec l’hégémonie d’une organisation politique ou, à tout le moins, au retour à un mutipartisme à parti dominant.
Le Parti libéral démocrate (PLD) a retrouvé en effet une solide domination. Il a même gagné quelques sièges supplémentaires lors des élections renouvelant la moitié de la seconde chambre, en juillet 2016. Il dispose d’une majorité absolue dans les deux chambres de la Diète, grâce au soutien des centristes du Komeito (voir les tableaux 1 et 2). Face à cette coalition inégalitaire, on trouve une opposition dispersée et mouvante, dont la principale composante, tour à tour le Parti socialiste du Japon (PDS) puis le Parti démocrate du Japon (PDJ), est parvenue à remettre en cause – mais pas durablement – la domination du PLD. Il faut compter aussi avec des formations populistes, en recomposition récurrente, autour de personnalités charismatiques et controversées, tel Toru Hashimoto, ancien maire d’Osaka, qui cherchent, sans succès pour le moment, à imposer une alternative, au PLD et PDJ. On signalera enfin la résistance et même les progrès, plus récemment, du Parti communiste (PCJ). Ce dernier ne semble pas avoir été affecté en effet par la chute du communisme il y aura bientôt trente ans. Critique de la globalisation, il cherche à porter les revendications des catégories les plus touchées par les transformations économiques et, notamment, par la remise en cause d’un système social relativement protecteur et paternaliste. Il milite pour l’amélioration des conditions de travail, pour des règles plus strictes concernant le financement politique par les entreprises, bénéficiant surtout au PLD, et pour une remise en cause du lien privilégié avec les États-Unis. Il est également opposé à la remise en marche des réacteurs nucléaires, sujet très sensible au Japon.
Tableau 1 – Evolution de la répartition des sièges dans la Chambre basse
(Chambre des représentants/Shugi-in) depuis 1996

Tableau 2 – Evolution de la répartition des sièges dans la Chambre haute (Chambre des conseillers/Sangi-in) lors des renouvellements par moitié depuis 2007

Une remise en perspective historique
Après guerre, le multipartisme caractérisait déjà le paysage politique japonais, avec des organisations partisanes aux dénominations changeantes, en fonction des ambitions respectives de différentes personnalités (à droite) et de divisions idéologiques (à gauche), sans parler du contexte de la guerre froide qui a favorisé le retour rapide sur la scène politique de personnalités compromises avec la dictature militaire d’avant 1945 et diverses recompositions politiques.
Ainsi, en 1955, intervient une réconciliation entre les deux ailes radicales (principalement marxiste-léninistes) et social-démocrate du Parti socialiste, séparées depuis 1948, et ce dernier peut s’affirmer comme la principale formation politique japonaise. Ce contexte et la pression des milieux d’affaires précipitent également la fusion entre les deux principaux partis de centre-droit et de droite, alors au pouvoir, le Parti libéral et le Parti démocrate, lesquels engendrent le PLD. La fusion intervient alors que le leader du Parti démocrate (Ichiro Hatoyama, condamné à cinq ans d’exclusion du jeu politique après la guerre en raison de sa participation au régime militaire) est au pouvoir. Ajoutons que les deux formations à l’origine du PLD avaient déjà existé sous d’autres formes dans les années 1930 avant d’être dissoutes dans un grand front patriotique en 1942. De ce point de vue, la période de la dictature et la guerre ne semblent pas avoir vraiment marqué de rupture. Encore aujourd’hui, certains dirigeants politiques s’inscrivent dans de longues lignées politiques, avec des ascendants qui ont occupé de hautes fonctions avant-guerre ou pendant celle-ci : les cas emblématiques de l’ex-Premier ministre Yukio Hatoyama (PDJ) ou de l’actuel, Shinzo Abe (PLD), peuvent être cités (voir le tableau 3 relatif à la chronologie des gouvernements depuis 1993). Cela s’explique par le poids de certaines familles dans la vie politique japonaise, héritage du système aristocratique, mais aussi d’un modèle de réussite familiale dans les affaires.
Tableau 3 – Chronologie des élections et des gouvernements au Japon depuis 1993 (voir encadré concernant les sigles des formations politiques)
Pour être plus précis, la fondation du PLD s’est faite sous le double mot d’ordre d’ « unification des forces conservatrices » japonaises et de « stabilisation » de la vie politique. En fait, le PLD est avant tout l’allié des Américains et le ferme soutien du Traité de coopération mutuelle et de sécurité avec ces derniers, signé en 1960. Les liens sont également très étroits avec les milieux d’affaires. À l’inverse, l’opposition de gauche met l’accent sur le pacifisme, dans le droit fil de la Constitution de 1947. Elle est également proche des organisations syndicales (voire se confond partiellement avec celles-ci, notamment le Rengo, principale confédération syndicale japonaise).
À compter des années 1950, le PLD domine donc la vie politique japonaise. Cela dure pendant une quarantaine d’années. Le pays se caractérise alors par un multipartisme à parti dominant qu’on pourrait rapprocher de la situation française des années 1960 et 1970 (avec la domination des gaullistes) et, plus encore, de la situation italienne des années d’après-guerre aux années 1990 (exactement comme au Japon) marquées par l’hégémonie de la démocratie chrétienne (DCI). Pendant toute cette période, le Parti socialiste demeure la principale force d’opposition. Mais celui-ci connaît de nouveau une scission à compter de 1960, l’aile la plus à gauche bénéficiant de la plus forte audience (et cela interdit finalement toute alternance).
Dès ses origines, le PLD a pour particularité d’être structuré en factions. C’est un héritage de réseaux divers construits autour de personnalités, et d’un clientélisme politique, remontant à l’avant-guerre (sinon au système féodal). Le système électoral contribue à entretenir et à faire prospérer ce factionnalisme : il s’agit du scrutin majoritaire avec vote individuel non transférable dans des circonscriptions où plusieurs sièges sont à pourvoir. Ce système est en vigueur pour les deux chambres (Shugi-in ou Chambre des représentants et Sangi-in ou Chambre des conseillers)2. Mais, dans le cas de cette dernière, le vote majoritaire est partiellement tempéré par un vote proportionnel national pour deux cinquièmes des sièges. En clair, ce système électoral signifie que plusieurs candidats d’un même parti se retrouvent en compétition dans une même circonscription (et plusieurs d’entre eux peuvent être élus). Cela engendre de la concurrence au sein d’un même parti et chaque candidat va rechercher ou se réclamer d’un « parrain », plus exactement d’un leader de faction qui va soutenir sa candidature et – notamment – lui apporter les ressources nécessaires à son élection. En retour, en cas d’élection, ce candidat ira grossir les rangs de la faction qui l’a adoubé et financé (et grossir les soutiens d’un chef de faction dont l’ambition est d’intégrer le gouvernement et, au sommet de la hiérarchie de celui-ci, de devenir Premier ministre). Mais le factionnalisme conduit aussi à priver le leader du parti – et généralement Premier ministre – d’une part de son autorité (et de son pouvoir de contrôle sur le parti). Celle-ci se trouve en réalité dans les mains de « boss » qui dirigent les factions.
Le factionnalisme – et les besoins de financement de celui-ci et, notamment, des candidats qu’il soutient – nourrit également la corruption. D’autant plus que, une fois élu, un député est contraint de dépenser une fortune pour « entretenir » sa circonscription et, concrètement, tout un réseau de clientèles. Cela favorise également la porosité entre le monde politique et le monde des affaires (voire celui de la pègre) et, au fond, un système de pots de vin (ou, comme disent les Américains : pork barrel patronage system) et le népotisme. Ainsi, dans les années 1980, gagner un siège de parlementaire coûte en moyenne 500 millions de yens et l’ « entretien » annuel d’une circonscription 100 millions (respectivement 15 et 3 millions d’euros courants)3.
Mais ce système entre en crise dans les années 1990 et va être profondément réformé. Le scrutin pour les deux chambres (et pas seulement pour la seconde) sera désormais mixte. Les campagnes et les dépenses électorales sont strictement limitées et encadrées (cependant les entreprises peuvent continuer à financer les organisations politiques mais pas, directement, les hommes – ou femmes – politiques). Cela conduit à une mise à l’écart, très provisoire, du PLD et à la floraison de nouveaux partis.
Opposition dispersée et crise du système politique
Si le PLD a longtemps dominé le système politique japonais, dans le contexte de démocratisation de l’après-guerre, on a assisté également au développement de partis à gauche, notamment du Parti socialiste japonais (PSJ) et du Parti communiste du Japon (jusque-là interdit) ainsi que d’organisations syndicales, proches de ces derniers. En 1947-48, pour la première fois dans l’histoire du Japon, le Premier ministre – Tetsu Katayama – est issu du Parti socialiste (la formation est en effet arrivée en tête lors des élections de 1947). Mais elle forme alors un gouvernement de coalition avec la droite, lequel contribue à la mise en place d’un Welfare State japonais très développé. Cela dit, après l’éclatement de la guerre froide, les Américains – comme les élites japonaises et les milieux d’affaires en particulier – entendent ancrer solidement l’archipel dans le camp occidental. C’est dans ce contexte que des anciens leaders de la droite, sanctionnés par la justice après la fin de la guerre en raison de leur proximité – sinon collusion – avec la dictature militaire, sont autorisés à reprendre du service. Le PSJ n’en reste pas moins une force importante : en dépit de tensions entre tendances (et de scissions), il conserve le leadership de l’opposition jusqu’au début des années 1990. Il faut compter aussi avec le PCJ, qui s’affirme relativement critique par rapport à Moscou. Dans les années 1960, ce dernier prône un « communisme souriant ». Condamnant la répression du printemps de Prague puis l’invasion soviétique en Afghanistan, il est souvent associé au mouvement « eurocommuniste ».
Au début des années 1990, une implosion partielle du PLD va grossir l’opposition à celui-ci et conduire à sa mise en minorité politique pour la première fois depuis 1955. En effet, le rejet de la réforme fiscale de 1989, plusieurs scandales affectant des leaders du PLD (scandales Recruit puis Sagawa)4, l’exigence de réforme interne au PLD visant à remettre en cause le factionnalisme, sans parler du contexte économique, conduisent le Premier ministre, Kiichi Miyazawa, à promettre une réforme profonde du système politique japonais. L’abandon de cette promesse est source de déchirements au sein du PLD et d’une motion de censure contre le gouvernement votée par trente-neuf membres du PLD. Il s’ensuit la dissidence de plusieurs groupes de députés qui vont fonder de nouveaux partis : le Nouveau parti Sagigake (ou pionnier), autour de l’ex-membre du PLD Masayoshi Takemura, puis le Parti du renouveau, autour d’un autre ex-membre du PLD Tsotumu Hata (qui avait soutenu la motion de censure) mais aussi de Ichiro Osawa, également issu du PLD. En 1992, un autre ex-membre du PLD, gouverneur de la préfecture de Kumamoto, Morihiro Hosokawa, avait fondé le Nouveau parti du Japon (NPJ). En 1994, Ichiro Ozawa réussit la fusion de ces trois organisations dans un Parti de la nouvelle frontière, avant de faire dissidence pour une formation plus réduite, le Parti libéral.
Ces nouveaux partis, plus ou moins issus du PLD, et symboles des concurrences, conflit de générations et malaises qui règnent en son sein, gagnent les élections de 1993. Mais ils ne réussissent pas à former une coalition durable et le PLD ne tarde pas à revenir au pouvoir. Cette prolifération partisane intervient également dans un contexte de début de déclin du Parti socialiste, jusque-là principale force de l’opposition. Face à l’émergence de nouvelles formations au centre du jeu politique et, plus fondamentalement, compte tenu de la sortie de la guerre froide, de la crise économique (face à laquelle les socialistes ne semblent pas convaincre), là aussi d’un tournant générationnel, le PSJ ne réussit pas à s’imposer au début des années 1990 comme une alternance crédible au PLD, alors même que celui-ci est affaibli. D’une certaine manière, il est aussi débordé par l’inflation de nouveaux partis qui semblent comme poursuivre un factionnalisme « off shore » par rapport au PLD.
En 1993, la charge de Premier ministre revient à Morihiro Hosagawa, du NPJ. Paradoxalement, celui qui incarne la fin de l’hégémonie du PLD est issu de ce dernier. Il appartient aussi à la noblesse japonaise et son grand-père Fumimaro Konoe fut également Premier ministre (en 1937-1939), période marquée par l’entrée en guerre contre la Chine et les massacres de Nankin. Comme déjà indiqué, l’héritage en politique demeure une solide donnée de fond du système politique japonais (encore aujourd’hui, environ un cinquième des membres de la Diète ont un ascendant qui a déjà siégé au sein de celle-ci). Morihiro Hosagawa sera aussi le premier à reconnaître publiquement que la Seconde Guerre mondiale fut une guerre d’agression et une erreur de la part du Japon. Enfin, il réalise la réforme électorale que n’avait pas menée à son terme le PLD. Les modalités de vote pour la Chambre basse combinent désormais le scrutin majoritaire (les circonscriptions à sièges multiples étant supprimées) et la proportionnelle pour deux cinquièmes des sièges désignés dans le cadre de onze grandes régions (chaque électeur disposant d’un double vote). La mesure vise à démocratiser la vie politique : faire que le Parlement soit plus représentatif des opinions en dépit d’importantes inégalités en termes de population entre les circonscriptions qui perdurent jusqu’à aujourd’hui et rendre inopérant le système des factions, lui-même engendrant la corruption. Cependant les doubles candidatures étant possibles (au scrutin majoritaire et à la proportionnelle), cela limite l’ouverture du système politique. Le financement des partis est également réformé. Un financement public généreux est introduit. Il transite obligatoirement par les partis. Les hommes et les femmes politiques ne peuvent plus bénéficier de financements directs. Pour autant, les rapports entre argent et politique sont loin d’être devenus transparents et les entreprises peuvent toujours contribuer au financement des partis.
Ironie de l’histoire, le réformateur, sinon « nettoyeur », de la vie politique japonaise, Morihiro Hosagawa, se trouve bientôt lui-même impliqué dans une affaire de prêt discutable et contraint de démissionner moins d’un an après son entrée en fonction. Suivent des gouvernements de grande coalition, laquelle marque un compromis historique entre les opposants d’hier : PSJ et PLD. C’est même un socialiste, Tomiichi Murayama, qui a la charge de diriger le gouvernement à compter de 1994. S’il présente des excuses pour les atrocités commises par les Japonais pendant la guerre, le parti se divise lorsqu’il s’agit de renouveler les accords de sécurité avec les États-Unis. Mais le gouvernement Murayama se voit aussi reprocher d’avoir manqué d’efficacité face au tremblement de terre de Kobé (17 janvier 1995) et à l’attentat au gaz sarin commis par la secte Aum à Tokyo (20 mars 1995). La succession de ces événements provoque son déclin tandis que le PLD retrouve, dès 1996, la direction du gouvernement (voir le tableau 3).
Le « koizumisme », l’alternance de 2009 et les élections récentes
Le PLD a donc recouvré son hégémonie dès le milieu des années 1990. Le début des années 2000 sera dominé par la figure charismatique de Junichiro Koizumi, qui marque une nouvelle rupture dans la vie politique japonaise. Si le chef de gouvernement fut longtemps issu de marchandages entre les clans du PLD, et souvent un « géronte » inconnu du grand public, abandonnant de fait la réalité du gouvernement aux lobbies et à la haute administration et, en fin de compte, produit d’un système confiscatoire de la démocratie, Junichiro Koizumi « s’est imposé au PLD par sa seule popularité »5. La formation conservatrice, devenue une sorte de parti attrape-tout, n’avait guère d’autres choix, repliée sur ses bastions ruraux et le monde de la petite entreprise, mais boudée par les villes et les générations nouvelles. Bouleversant les codes, grand communicateur, tout en donnant des gages aux plus conservateurs, Junichiro Koizumi permet au PLD de conserver le pouvoir face à un PDJ qui, idéologiquement et générationnellement, a le vent en poupe mais pâtit de divisions internes. La politique de Junichiro Koizumi va d’ailleurs puiser dans les idées centristes et social-démocrates du PDJ. On pourrait parler d’un PLD régénéré, mais les clans résistent (en dépit de la mise en place d’une certaine démocratie militante dans le parti) et le Premier ministre est loin d’avoir les mains libres.
À compter de 2006, les successeurs de Junichiro Koizumi (voir le tableau 3) n’ont pas la même popularité que ce dernier et ne réussissent pas à faire face à la (nouvelle) dépression économique, en 2007-2008, consécutivement à la crise financière des subprimes aux États-Unis. Les élections de 2009, marquées par un léger regain de participation (69,3 % des inscrits) traduisent la première alternance réelle depuis la guerre. Le PLD recule à 38,7 % (au scrutin majoritaire), son score le plus faible depuis 1993 (36,6 %) et depuis sa fondation. Le PDJ recueille 47,4 % des suffrages au scrutin majoritaire (voir le tableau 1 relatif à l’évolution de la répartition des sièges au sein de la Chambre basse). Le PDJ, fondé en 1996, a réussi à fédérer une partie des formations qui ont émergé après la crise politique de 1993, notamment le nouveau parti (centriste) Sakigate, puis une partie des socialistes. Après avoir surmonté ses divisions internes, il avait emporté la majorité de la Chambre haute en 2007, ouvrant une première période dite de « Diète tordue » (nejire kokkai)6, les deux chambres étant de majorités différentes. Après l’alternance de 2009, Yukio Hatoyama (ex-PLD qu’il a quitté après la crise politique de 1993), et leader du PDJ, devient Premier ministre. Lors des élections de 2009, le PDJ a mis l’accent sur deux thèmes : le changement de régime (affirmation de la primauté de la politique sur l’administration, décentralisation…) et l’amélioration de la qualité de la vie (nouvelles politiques redistributives, meilleures prestations sociales)… Il est question aussi d’abaisser la majorité électorale (fixée à vingt ans) et d’abolir la peine de mort. Mais il s’agit aussi d’une victoire en termes d’image : le PDJ apparaît plus jeune, plus dynamique, plus moderne que le « vieux » PLD. Cela dit, peu de promesses sont tenues (par exemple, la majorité électorale ne sera abaissée à dix-huit ans qu’en 2015 par le PLD) et, bientôt, Yukio Hatoyama, héritier d’une longue dynastie d’hommes politiques et lié par sa mère au groupe Bridgestone (pneumatiques), est accusé d’avoir bénéficié – via cette dernière – de financements illicites. En outre, le personnage ne paraît pas toujours bien compris par les Japonais. Il est remplacé par Naoto Kan mais, conjoncturellement, les difficultés économiques, la hausse de la taxe sur la consommation, sans oublier le tsunami et la catastrophe de Fukushima (11 mars 2011), ont bientôt raison de la courte expérience du PDJ au pouvoir.
Dès les élections anticipées de 2012, le PLD, allié au Komeito, retrouve la majorité. Shinzo Abe retrouve le poste de Premier ministre qu’il avait déjà occupé en 2006-2007. De nouvelles élections anticipées ont lieu dès 2014, Shinzo Abe recherchant le soutien des Japonais pour affirmer sa politique économique de lutte contre la déflation et de relance de la consommation (les Abenomics). Si le PLD perd quelques sièges, il conserve la majorité avec le Komeito.
Lors des élections à la Chambre haute de juillet 2016, les mêmes consolident enfin leur majorité alors que les résultats des Abenomics demeurent discutés. Cela s’explique surtout par l’absence d’alternative crédible. Et si le gouvernement, avec le soutien du Komeito et de petites formations de droite, peut disposer désormais d’une majorité des deux tiers qui lui permettrait de lancer une révision de la Constitution (et notamment, pour des raisons de sécurité et de géopolitique, de son article 9), le sujet reste très délicat. D’abord, l’opinion publique a été longtemps hostile à celui-ci même si, plus récemment, elle semble plus partagée. Ensuite, la majorité constitutionnelle nécessaire – encore hypothétique – est loin d’être à l’unisson concernant la révision. Shinzo Abe n’a d’ailleurs pas fait de cette question sensible l’un de ses thèmes de campagne en 2016, d’autant plus que les lois de sécurité adoptées en avril 2016 facilitent déjà la participation du Japon à des opérations militaires extérieures. Cela dit, dans un contexte international tendu, et marqué régionalement par des rivalités maritimes avec la Chine et des essais nucléaires et des tirs de missiles par la Corée du Nord, réviser la Constitution apparaît de moins en moins un tabou. En outre, le PLD apparaît le plus à même d’assurer la sécurité de l’archipel nippon, ce qui explique aussi son succès électoral.
Ainsi, depuis 2012, le PLD a proposé un nouveau projet de Constitution « approprié pour les temps et les circonstances du Japon » avec l’ambition de « libérer le pays du système établi durant l’occupation et [de faire] du Japon un véritable État Souverain »7. Il s’agit notamment de reconnaître le droit à l’autodéfense, d’introduire un nouveau chapitre constitutionnel donnant le pouvoir au Premier ministre de déclarer l’état d’urgence et de prendre toute mesure appropriée. Le préambule serait également revu, mettant l’accent sur la culture et l’histoire du Japon (à travers lesquelles l’opposition et une partie de la doctrine juridique craignent qu’il ne s’agisse de remettre en cause certains droits fondamentaux imposés au Japon après-guerre tout en renouant avec le nationalisme). Il est prévu enfin de faciliter la procédure de révision constitutionnelle qui passerait d’une majorité parlementaire des deux tiers à une majorité simple. C’est d’ailleurs à ce dernier aspect que Shinzo Abe voudrait s’attaquer avant de revoir l’article 9 qui aurait « émasculé le pays ». Le Komeito, allié du PLD, exprime toutefois des réserves et met plutôt l’accent sur l’introduction dans la Constitution de questions environnementales ou éthiques (par exemple en matière financière). Enfin, en août 2016, c’est même l’empereur Akihito qui vient brouiller et retarder les projets de Shinzo Abe (sinon apparaître implicitement comme son principal opposant politique). Dans une allocution télévisée (la seconde de son règne), le 8 août 2016, il annonce indirectement son intention d’abdiquer (en raison de son âge et de son état de santé) obligeant le gouvernement à faire de la révision du système impérial, actuellement muet sur le sujet, une priorité. L’empereur, comme son fils et successeur prochain, Naruhito, apparaissent par ailleurs hostiles à tout travestissement du passé et remise en cause du pacifisme hérité de l’après-guerre. Naruhito a eu l’occasion de déclarer combien il déplore que « la mémoire de la guerre s’évanouisse », appelant à « regarder humblement le passé » et à « transmettre correctement les expériences tragiques et l’histoire du Japon »8. Pour Shinzo Abe, réviser la Constitution se présente donc une affaire complexe. Il n’est pas sûr qu’il puisse l’engager selon ses desseins initiaux, le vieux monarque de l’archipel venant de brouiller le fond et l’agenda de la révision initialement envisagée par le Premier ministre.
Plus conjoncturellement, les élections de juillet 2016 ont vu la défaite de deux ministres sortants dans deux régions confrontées à des contestations ou à des difficultés : à Okinawa, où le devenir des bases américaines n’est toujours pas réglé ; à Fukushima où la gestion des suites du séisme et de la catastrophe nucléaire de 2011 restent très problématiques. C’est la première fois que deux ministres étaient ainsi sanctionnés lors d’élections à la Chambre haute.
À ces mêmes élections, l’abstention est restée élevée (45,3 % des inscrits). Elle recule légèrement par rapport à 2013 (47,4 %). Mais ce dernier scrutin survenait seulement quelques mois après celui de la Chambre des représentants de 2012. Cela dit, le niveau de participation dans les deux assemblées est comparable (le dernier record de participation remontant aux élections de l’alternance de 2009). Et donc, dans les années 2010, à peine plus d’un électeur japonais sur deux se déplace aux urnes. En outre, il n’est pas rare que les électeurs qui disposent de deux bulletins de vote émettent des choix contradictoires. Ils votent en faveur du PLD lors du scrutin majoritaire mais en faveur de l’opposition, notamment du PDJ (et désormais PD) lors du scrutin proportionnel (on parle du phénomène du split voting). Enfin, les femmes restent encore très sous-représentées au sein des deux chambres de la Diète tout en gagnant régulièrement des sièges. La situation entre les deux chambres est toutefois très différente. Si les femmes composent désormais 21 % des sièges de la Chambre haute (contre 16 % avant le scrutin de 2016), leur proportion ne dépasse toujours pas 10 % au sein de la Chambre basse. Avec la relance de la participation, une régénération et ouverture de la « classe politique », signifiant aussi la remise en cause d’un clientélisme politique toujours prégnant notamment dans les zones rurales, la féminisation reste donc l’un des défis posés à la démocratie japonaise. Si en septembre 2016, en portant à sa tête une femme de 48 ans, Renho Murata, députée de Tokyo, le PD cherche manifestement à les relever, le système japonais demeure, par bien d’autres aspects, immuable, avec un PLD confirmant après les élections de 2016 son statut de « parti naturel de gouvernement »9, plus de soixante ans après sa fondation, en dépit de la scission de 1993 puis de l’alternance de 2009.
Dominique Andolfatto
Université de Bourgogne Franche-Comté
Et
Mohamed Chourak
Université de Hiroshima
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- Les auteurs remercient les professeurs Hiromi Nishimura et Hiroyuki Nagayama de l’Université d’Hiroshima pour leur aide documentaire. ↩
- Il s’agit d’un bicaméralisme inégalitaire mais la Chambre des conseillers peut bloquer un texte de la Chambre basse en confirmant son point de vue à la majorité des deux tiers lors d’un second vote. ↩
- Voir Ikuo Kabashima, Gill Steel, Changing Politics in Japan, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 2010, p. 16. ↩
- Après la célèbre affaire Lockeed (1976), concernant des commissions versées à des politiciens lors de ventes d’avions militaires, les affaires Recruit, entreprise liée à l’immobilier (1988) et Sagawa Kyubin, entreprise de transports (1992) sont à l’origine de scandales immobiliers et ont impliqué de nombreuses personnalités politiques dans des délits d’initiés et de versements de pots- de-vin. Toutes ces affaires ont conduit à la chute de gouvernements. ↩
- Voir Jean-Marie Bouissou, « Cinq ans de « koizumisme ». La mue de la démocratie japonaise », Notes du CERI, 2006. ↩
- Une seconde période de « Diète tordue » commence en 2010, lorsque le PLD reconquiert la majorité de la Chambre haute avant de regagner la Chambre basse en 2012. ↩
- Voir le site du PLD : jimin.jp. (projet de révision constitutionnelle du 7 mai 2012). ↩
- Cité par Le Monde, 9 août 2016. ↩
- Antoine Roth, « Shinzo Abe, titan ou colosse aux pieds d’argile », L’Hebdo, 14 juillet 2016. ↩