Tel Monsieur Jourdain, qui apprend, lors d’un échange avec son maître de philosophie, qu’il dit de la prose sans le savoir depuis qu’il peut parler, peu d’entre-nous ont conscience de vivre dans un environnement urbain façonné par la longue histoire et l’actualité des concessions d’aménagement. Plaidoyer en faveur d’un outil que l’on aurait grand tort de remiser au magasin de l’oubli, dans une période de mutations profondes.
Une histoire qui vient de loin
Dès l’Empire romain, c’est déjà au moyen de concessions que furent édifiés des ports, des aqueducs, des thermes…
Le Pont-Marie à Paris, construit dans le but d’urbaniser deux îlots appartenant au chapitre de la cathédrale Notre-Dame et qui allaient devenir l’île Saint-Louis, tient son nom de Christophe Marie, titulaire d’un contrat passé en 1614, dans lequel il s’oblige à remplir le canal séparant les deux îles, à construire des quais revêtus de pierre de taille autour des îles, d’y bâtir des maisons, d’y faire des rues « larges de quatre toises », en plus du pont reliant la ville à l’île. Un des premiers titulaires, dans la capitale, d’une forme de préfiguration de la concession d’aménagement, en quelque sorte.
Plus près de nous, Haussmann a mis en place un enchaînement de mécanismes, s’appuyant pour partie sur des concessions, pour réaliser ses projets d’aménagement : expropriation des propriétaires des terrains concernés, démolition de l’existant, construction de nouveaux axes dotés de tout ce que l’on appellerait aujourd’hui la viabilisation, puis vente des parcelles créées à des promoteurs chargés de construire de nouveaux immeubles en se conformant à un cahier des charges très précis. Ce sont ces ventes et la création de valeur ajoutée qu’elles généraient, qui étaient censées permettre à la puissance publique initiatrice des opérations de rembourser ses investissements. La méthode a été fort heureusement pacifiée depuis, mais les principes demeurent.
La majeure partie des grands projets urbains récents a été réalisée en s’appuyant sur des concessions d’aménagement, qu’il s’agisse de l’île de Nantes ou des Zones d’aménagement concerté (ZAC) Paris rive gauche et Paris Batignolles.
La ZAC de l’Écoquartier des Docks à Saint-Ouen-sur-Seine, la plus vaste des 26 concessions d’aménagement dont Séquano est le concessionnaire en Île-de-France, est la première opération d’intérêt métropolitain dont s’est saisie la métropole du Grand Paris, en application de la loi du 27 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe). D’une superficie de 100 hectares, représentant un quart du territoire de la commune, elle vise à rendre aux habitants un quartier dans lequel la vocation industrielle et logistique assignée initialement à la banlieue avait lourdement et durement marqué son empreinte.
De ces friches industrielles polluées, au milieu desquelles demeurent une des principales usines d’incinération d’ordures ménagères de l’agglomération et des installations de la Compagnie parisienne de chauffage urbain, ont émergé progressivement et vont continuer d’émerger un parc de 12 hectares, des espaces publics dotés de principes innovants de récupération des eaux de pluie et de collecte de déchets, 7 500 logements, 300 000 m2 de bureaux dont le nouveau siège de la région Île-de-France, 55 000 m2 d’activités et de commerces, des parkings pour réduire drastiquement le stationnement de surface, deux crèches, trois groupes scolaires, un collège, deux salles omnisports… Le traité de concession prévoit une durée de 18 ans pour conduire cette mutation profonde. Il en faudra probablement davantage. Il ne me semble pas qu’il existe d’outil plus performant que la concession d’aménagement pour réussir un tel projet.
Selon notre droit actuel, la concession d’aménagement est un contrat qui lie la personne publique désireuse de concéder une opération, à ce titre qualifiée de concédante, à un prestataire, qui peut être public ou privé et en devient le concessionnaire.
Pourquoi une opération d’aménagement ?
Se fondant sur cette définition minimaliste, une première question s’impose : est-il bien nécessaire de s’inscrire dans le cadre d’une opération d’aménagement ? Après tout, les volontaires ne manquent pas, qui sont tout disposés à acheter, bâtir, promotionner. Ne peut-on pas s’épargner la lourdeur, la longueur et les contraintes des procédures administratives qui s’imposent en matière de création de ces fameuses opérations d’aménagement ?
Il n’existe bien évidemment pas de réponse universelle. Toutefois, la sagesse incitera les décideurs à devoir considérer que plus leur volonté de transformer ou de créer un quartier est forte, plus leur souci de maîtriser ou de modeler le développement d’un territoire constitue leur priorité, plus le projet qu’on vient parfois leur proposer avec talent est conséquent, mieux il vaut avoir recours à une opération d’aménagement !
La loi y incite d’ailleurs, en proposant une définition très large des actions ou opérations d’aménagement. Cela permet de disposer d’une vision globale de l’évolution à terme d’un tissu urbain et de limiter ainsi l’effet patchwork à la fin, de calibrer convenablement en amont les besoins en espaces et équipements publics plutôt que de devoir ensuite « courir après l’évènement » selon la formule d’un élu auprès de qui j’ai fait mes premiers pas. C’est aussi le moyen de s’assurer que la valeur créée par la construction, puis la vente, contribuera à juste proportion aux charges qu’elle ne manquera pas de générer.
Vous avez dit concession ?
Si la personne publique fait le choix, pour toutes les raisons qui viennent d’être exposées, de créer une opération d’aménagement, pourquoi se dessaisirait-elle de sa mise en œuvre, au profit d’un concessionnaire ?
Rien ne l’y oblige et comme pour tout autre type de concession, concéder ses prérogatives à un tiers relève en premier lieu d’un choix politique, qui peut être conforté par des considérations techniques et financières. Quelques pistes d’aide à la décision peuvent être formulées.
Tout d’abord, un bon aménageur dispose de l’ensemble des compétences opérationnelles, juridiques et financières, nécessaires à la mise en œuvre d’une véritable politique urbaine. Ces ressources peuvent s’avérer décisives, aux côtés des équipes techniques et administratives de la collectivité, pour identifier les montages les plus efficaces, combiner un développement maîtrisé par la puissance publique et l’appui sur des ressources privées.
L’aménageur constitue aussi une interface utile avec les habitants et les associations, en limitant les interpellations directes pour placer les élus en position d’arbitres des choix finaux.
Par ailleurs, en cas de recours à la régie, la personne publique devra porter seule l’ensemble des risques liés à l’opération, tandis que le choix de la concession permet d’en transférer tout ou partie au concessionnaire.
La chronologie d’une opération d’aménagement génère, en outre, une première phase exigeant souvent de lourdes dépenses, notamment pour réaliser les acquisitions foncières, quand les recettes ne viennent que plus tard, lors des cessions de droits à construire. Au moyen d’une concession, la collectivité ne supporte pas cette difficulté de trésorerie dans son budget. S’il est souvent prévu qu’elle devra combler un déficit entre recettes et dépenses prévisionnelles de l’opération, celui-ci est identifié dès le départ et la participation peut être lissée sur l’ensemble de la durée du traité, ce qui offre une visibilité budgétaire à court, moyen et long terme.
Enfin, c’est bien la collectivité qui reste donneur d’ordre.
La concession est créée à son initiative. C’est elle qui en fixe les objectifs et le programme. Elle est étroitement associée au déroulement du projet, le concessionnaire devant contractuellement solliciter son agrément pour les principales décisions et rendre des comptes dans des formes a minima encadrées par la loi.
Un grand choix de concessionnaires possibles
Quand les décisions d’avoir recours à une opération d’aménagement, puis de la concéder, sont prises, un dernier choix reste à effectuer : à qui confier cette mission de confiance ?
L’enjeu n’est pas neutre, puisque la réussite du projet conditionnera celle du territoire et le bien vivre de ses habitants pour une durée longue.
Le moins que l’on puisse dire est que le donneur d’ordre dispose d’un large choix. Comme indiqué plus haut, le concessionnaire peut être public ou privé.
Au pays de Colbert, l’État dispose de ses propres outils, à l’exemple des établissements publics d’aménagement (EPA) créés dans certains territoires où le pouvoir central entend agir directement, ou de structures à vocation non territorialisée comme Grand Paris Aménagement.
Au pays des 246 variétés de fromages, selon un chiffre dont seul le Général de Gaulle eut été en situation de révéler la source, les Entreprises publiques locales (EPL) créées par les collectivités territoriales de tout rang durant les cinquante dernières années, sous statut de Société d’économie mixte (SEM) ou plus récemment de Société publique locale (SPL), foisonnent. La dernière livraison de l’annuaire de leur fédération nationale n’en ressence pas moins de 304 revendiquant une activité dans le domaine de l’aménagement.
Le secteur purement privé n’est pas en reste, qui a bien compris depuis quelques années et puisque tout ce petit monde est désormais soumis aux règles de la commande publique après y avoir longtemps échappé, qu’il serait idiot de se tenir écarté du pilotage d’opérations qui constituent une des matières premières de leurs autres activités, telles la promotion et la construction par exemple.
Il y en a donc pour toutes les sensibilités, pour toutes les approches, pour tous les besoins opérationnels.
Oui aux concessions d’aménagement !
Chacun l’aura compris, ma conviction est que la concession d’aménagement, qui peut être mise en œuvre sous diverses formes (ZAC, projet urbain partenarial, lotissement ou encore projet partenarial d’aménagement pour une des dernières nouveautés introduites par la loi Elan), constitue un outil contractuel très performant.
Elle permet à la collectivité de confier à des professionnels la conduite et la mise en œuvre d’un projet urbain, fondé sur un projet politique.
Le contrat permet à la collectivité de maîtriser son projet dans le temps, qui est souvent long en matière d’aménagement et dans l’espace territorial qui lui est dévolu.
La concession d’aménagement organise la transparence des relations entre concédant et concessionnaire. D’un point de vue financier, puisqu’il est possible pour le concédant d’accéder aux comptes de l’opération et de prendre en considération ceux-ci pour confirmer ou réorienter ses choix. D’un point de vue décisionnel, puisque la concession encadre et règle les modalités de choix des projets et des différents opérateurs appelés à les décliner.
Enfin, la concession ne peut être placée en opposition avec le libre jeu du marché : sa vocation est de définir des règles précises, adaptées à un espace urbain choisi, pour réaliser un projet qui devra forcément demeurer en cohérence avec le marché au risque de ne pouvoir aboutir, mais selon les orientations issues d’une volonté politique. L’alternative, c’est le laisser-faire.
Parti pris
Quant au choix de la nature du concessionnaire, la neutralité m’est difficile… Je me limiterai donc à l’évocation de ce qui me semble pouvoir constituer des avantages signifiants pour les outils tels que Séquano.
Être une SEM, c’est concilier les atouts d’une gouvernance dans laquelle les représentants des collectivités publiques ont une place prépondérante et l’agilité d’une entreprise régie par les règles du droit privé.
S’appuyer sur une structure dont le modèle économique ne doit pas dépendre du versement de fonds publics est gage de solidité.
Faire confiance à un aménageur dont le but premier n’est pas de servir des dividendes à des actionnaires constitue, enfin, une garantie d’alignement des intérêts du concessionnaire sur ceux du concédant.
Pascal Popelin
Directeur général de Séquano, ancien député