Depuis le « Cosi fan tutte » qui a présidé à ses débuts en 1948, et le mémorable Don Giovanni de 1949 dans les décors de Cassandre, le festival d’Aix en Provence s’est en quelque sorte donné Mozart pour étendard et, année après année, chaque millésime aixois nous livre une interprétation d’une de ses œuvres lyriques de la plus enivrante jeunesse ou de la maturité la plus aboutie.
Au titre des premières nous avions fort apprécié « la finta giardiniera » (avec Sabine Devieilhe en Serpetta) donnée en 2012 au domaine du « Grand Saint Jean » situé en pleine campagne à quelques kilomètres d’Aix, lieu magnifique auquel, hélas, l’organisation du Festival semble avoir, au moins provisoirement, renoncé. Pour ne parler que des dernières productions on se permettra de rester plus réservé non pas tant sur les interprétations que sur les mises en scène du « Cosi » de 2016 ou de l’ « Enlèvement au sérail » de 2015. La dernière production de « Don Giovanni » fut celle de Dimitri Tcherniakov avec Louis Langrée à la tête du Freiburger Barockorchester, présentée en 2010 et reprise avec d’autres interprètes trois ans plus tard. Bien qu’honorable, elle n’avait pas fait l’unanimité notamment du fait d’un parti pris de mise en scène (un de plus) qui en altérait le sens. C’est donc avec une particulière impatience que les habitués attendaient cette nouvelle mouture de l’œuvre que Richard Wagner qualifiait d’opéra des opéras.
En dépit de ces représentations inégales au fil du temps, Don Giovanni est chez lui à Aix. Comment mieux goûter ce chef d’œuvre intemporel, second fruit (après les Noces et avant Cosi) de la collaboration de Mozart avec son librettiste vénitien, que dans la cour du palais de l’archevêché, par une belle et douce soirée d’été provençal qui pourrait presque nous faire penser à un 13 juillet 1789. Car créée à Prague le 29 octobre 1787, l’œuvre est plus politique qu’il n’y parait et le séducteur n’est pas qu’un Chérubin qui aurait mal vieilli. C’est même sans doute l’un des traits majeurs du génie (ou de la rouerie) de Da Ponte que d’avoir permis plusieurs niveaux de lecture articulés autour du vrai thème de l’œuvre qu’est la transgression. Meurtre du père, viol de la fille, destruction de l’ordre social avec le « Viva la liberta » que même Donna Anna, Donna Elvira et Don Ottavio se trouvent obligés de reprendre en chœur avec les paysans, négation enfin de l’existence de Dieu avec le défi lancé au Commandeur. Le « dramma giocoso » concentre à peu près tous les thèmes chers aux libres penseurs, athées, francs-maçons et révolutionnaires en herbe de ce dix-huitième siècle finissant.
Jean François Sivadier, fin connaisseur de l’œuvre tant sous l’angle opératique que théatral, signe la mise en scène de cette version « Aix 2017 ». Moderne certes tout en alternant vêtements contemporains et costumes plus oniriques, elle recèle quelques trouvailles poétiques comme ces boules colorées en verre de Murano censées symboliser les conquêtes de notre libertin. Demeure une incompréhension : alors que tous les ingrédients scéniques étaient présents (notamment une gigantesque statue de pierre) pourquoi avoir gâché la scène clé de l’invitation à dîner en simulant la présence du Commandeur, façon minimaliste, par le truchement d’un drap chiffonné agité à bout de bras par Don Giovanni ? La même perplexité est de mise pour la scène finale du banquet, plus évoquée que représentée avec, in fine, on se demande pourquoi, le débauché transfiguré en figure christique s’agitant comme un pantin.
Avec le « Cercle de l’Harmonie » belle phalange qu’il a lui-même constituée, Jérémie Rhorer, autant attentif à la fosse qu’à la scène, a livré une interprétation à ravir. Il est vrai que lui et sa formation connaissent bien l’œuvre dont ils avaient donné en décembre 2016, au théâtre des Champs Elysées, une intéressante version axée par la mise en scène sur la centralité du personnage de Leporello. Nous avons apprécié le subtil équilibre permettant à certaines lignes mélodiques des pupitres doubles (bassons, hautbois, flutes, clarinettes) d’apparaitre à leur juste niveau et le son délicat des instruments d’époque que d’aucuns (ce n’est pas notre cas) le trouvant trop mat, jugent peu adapté à l’acoustique du lieu. Vocalement ce fut un enchantement principalement avec les femmes qui, d’Eleonara Buratto (Donna Anna) à Isabel Leonard (Donna Elvira) en passant bien sûr par Julie Fuchs (Zerlina) ont franchi avec brio les obstacles (Or sai chi l’onore, Mi tradi quell’alma ingrata) que la partition dresse sur leur passage. Mention spéciale doit être faite de la performance tant vocale que théâtrale de la dernière dans le fameux « batti batti o bel Mazetto », grand moment de séduction féminine accomplie. Les hommes n’ont certes pas démérité à commencer par le baryton basse Philippe Sly en Don Giovanni même si son jeu de scène semble parfois gratuitement agité. Nahuel di Pierro dispose de toutes les capacités d’acteur et de chanteur pour lui tenir la réplique et incarne un Leporello tel qu’on imagine l’authentique. Pavol Breslik donne à Don Ottavio la voix qui sied aux airs magnifiques que le compositeur lui a confiés, tandis que Krzysztof Baczyk campe avec talent un Mazzeto plus niais que nature. On soulignera enfin la belle prestation de David Leigh, sépulcrale à souhait, qui correspond selon nous à ce que doit être, au moins sur le plan vocal, le Commandeur. Bref, est-il besoin de le préciser, une belle soirée.
Alain Meininger