L’utilisation de la culture au service du développement territorial est aujourd’hui peu contestée. Experts comme politiques, tous s’accordent à dire que l’art, le sport et plus généralement les loisirs permettent de concilier les logiques du développement économique aux impératifs d’inclusion sociale et de citoyenneté locale1.
Dans les années 1970, l’émergence du mouvement en faveur d’un développement local identitaire et régionaliste avait préfiguré l’idée d’un développement culturel ascendant, endogène et favorable au droit des populations à s’éduquer et à s’organiser en vue d’une mise en valeur des ressources spécifiques de leur milieu2. Une décennie plus tard toutefois, les stratégies de développement par la culture qui se sont imposées ont au contraire largement contribué à marginaliser et à disqualifier toutes les stratégies alternatives fondées sur un investissement public massif dans des services et équipements sociaux, tout en transformant radicalement le paradigme de l’action culturelle élaboré par André Malraux dans les années 1960, en le rapprochant de plus en plus des exigences économiques. Une approche qui a néanmoins contribué à structurer les politiques territoriales en matière culturelle, dont les dépenses se sont accrues bien davantage qu’au sein de l’État, tandis que l’action des villes dans le domaine culturel est passée d’un calendrier conjoncturel d’événements hétéroclites à de véritables politiques culturelles d’ensemble. Mais tandis qu’une poignée de compagnies multinationales tend à concentrer la production et la distribution de l’information et des biens culturels, le risque n’en est pas moins de voir les politiques culturelles perdre leur autonomie, voire le contenu critique qui constituerait leur essence. Au modèle d’une culture publique se substituerait ainsi insidieusement le spectre plus ou moins avéré d’une marchandisation des imaginaires par les industries culturelles, voire d’un repli dans des espaces communautarisés3. C’est à l’aune de cette histoire, et de ces différents enjeux, que nous examinerons brièvement les défis actuels d’une mobilisation de la « culture » au service des politiques de développement territorial.
Du développement culturel au développement par la culture
Comme l’ont montré plusieurs travaux historiques, la création du ministère des Affaires culturelles en 1959 a mis en place une césure institutionnelle entre « la Culture » d’un côté et « la Jeunesse » et « les Sports » de l’autre4. En matérialisant une frontière tant symbolique qu’organisationnelle entre ce qui relèverait du domaine de la « vraie » culture, circonscrite aux « Beaux Arts » et placée sous l’autorité du ministère des Affaires culturelles, et le reste, relégué dans l’infra culturel, en tout cas renvoyé à d’autres secteurs de l’intervention publique (éducation, jeunesse et sports pour l’essentiel), cette nouvelle organisation ministérielle a produit des effets importants et durables en institutionnalisant l’idée que seules les pratiques culturelles « consacrées », autrement dit celles que l’État français et plus généralement les institutions culturelles légitimes ont identifiées comme étant dignes d’intérêt, sont en mesure de favoriser l’émancipation politique des individus et des groupes.
Au sortir des années 1960 toutefois, alors que la crise économique commence à faire sentir ses premiers effets, les critiques adressées à l’encontre de la politique de démocratisation culturelle engagée par André Malraux ne se limitent plus au seul procès en illégitimité de l’action culturelle. Elles s’inscrivent dans une remise en cause plus générale du rôle de l’État-providence, et plus particulièrement de son incapacité à faire face à la crise de la société française. Dans le sillage de la contestation de l’État centralisé, de l’affirmation du mouvement ouvrier, de la dynamique autogestionnaire, de la revendication de droits à la différence et de la réflexion tiers-mondiste, les initiatives pour la reconnaissance des cultures minoritaires se multiplient, depuis la patrimonialisation douce (le développement des écomusées, la relance de fêtes, de musiques, de danses et de produits régionaux) à la revendication nationaliste virulente, faisant de la culture et de l’identité ses arguments majeurs. Confrontées aux revendications exprimées avec Mai 68, et tandis que le choc pétrolier interroge les possibilités d’une planification à long terme, les rigidités bureaucratiques de l’État français sont montrées du doigt. Dans ce contexte, il s’agit pour les pouvoirs publics de promouvoir des structures d’objectifs à la fois suffisamment fermes pour que l’action de l’État, notamment dans le domaine culturel, présente une certaine continuité, et suffisamment souples pour intégrer les projets des groupes socioculturels dont le potentiel est sous-estimé et dont la stratégie n’est pas toujours prévisible. D’où la création, en 1971, d’un Fonds d’intervention culturelle (FIC) placé au sein d’un Conseil national auprès du Premier ministre et chargé de sélectionner et de subventionner les actions innovantes émanant de la base, via les collectivités locales. Des mesures institutionnelles dans les domaines de l’éducation (loi Haby de 1975 prévoyant un enseignement de langues et cultures régionales), de l’organisation du territoire (pouvoirs accordés aux Régions par la loi Defferre de 1982), favorisent par ailleurs l’essor de ces aspirations à la diversité culturelle, dans un ensemble européen regroupant des nations à l’héritage étatique moins lourd, comme en témoigne la Charte des langues et cultures minoritaires, votée par le Conseil de l’Europe en 1992 mais que la France n’a toujours pas ratifiée.
La victoire de la gauche aux municipales de 1977, puis à la présidentielle de 1981, a contribué à asseoir cette transformation des politiques culturelles. Dès 1978, ce sont ainsi les villes qui assurent 45 % des financements de la culture5, tandis que l’arrivée de Jack Lang à la tête du ministère de la Culture renforce la reconnaissance des cultures autrefois jugées « mineures » et qui deviennent désormais des catégories légitimes de l’intervention publique6. Mais ce sont surtout les lois de 1982 et 1983 qui ont contribué à redonner aux municipalités la liberté de (re-)devenir des producteurs majeurs d’action culturelle, tandis que la culture, désormais envisagée sous toutes ses formes, s’imposait comme un facteur essentiel du développement local, visant tout autant à accroître l’attractivité et la compétitivité qu’à garantir la « cohésion sociale ». Se dessine alors un autre enjeu pour la culture, en particulier pour les villes qui entendent en faire le vecteur voire l’instrument de la « mobilisation » des habitants et du développement économique.
La culture au risque du développement économique
Face aux associations et aux animateurs, les nouveaux élus ne tardent pas à affirmer leur rôle de responsables politiques tant au nom de leur légitimité électorale qu’à titre de recours contre les effets filtrant des associations et de leurs leaders vis-à-vis de la société civile. Dans un contexte de mondialisation et de benchmarking (i.e. l’étude comparative des meilleures pratiques de la concurrence en vue de s’en inspirer) généralisé des villes, et notamment des capitales régionales, le discours sur la « ville créative » tend en particulier à séduire des décideurs politiques soucieux de donner des perspectives à leurs administrés7. C’est particulièrement vrai des anciennes grandes villes industrielles occidentales qui, telles Bilbao en Espagne ou Liverpool en Angleterre, s’efforcent de développer des stratégies « culturelles » de « revitalisation » urbaine fondées sur le développement culturel et orientées vers le tourisme, incluant des tendances aussi diverses que le développement des centres de congrès, d’expositions et de galeries artistiques, d’opéras, de musées, de festivals, d’auditoriums, de stades de sport professionnels et de casinos. D’autres se concentrent sur la manière dont les villes peuvent valoriser la qualité esthétique ou historique de leur architecture, redéveloppant leurs berges fluviales, reconfigurant certains quartiers de façon artistique et préservant ou reconvertissant les vieux bâtiments et les technologies archaïques8. Initié par l’Union européenne, le label Ville capitale européenne de la culture symbolise ce nouveau paradigme du développement par la « créativité » : l’action culturelle n’y est plus entendue dans son acception initiale (valorisation et diffusion d’une œuvre) mais en termes de filière économique, dont certains aspects sont strictement industriels quand d’autres relèvent de la définition ordinaire de l’art. Les politiques de développement par la culture engagées aujourd’hui par les villes européennes incluent de nombreux domaines d’activité (développement économique, santé, éducation, action sociale, tourisme, urbanisme, loisirs, sports, création artistique), une façon de remettre en cause les logiques sectorielles qui avaient présidé, en France, à la mise en administration de l’agir culturel, que ce soit sous l’angle artistique ou sportif. À travers la valorisation des « territoires », ces politiques culturelles d’un nouveau genre contribuent en tout cas à promouvoir un nouveau principe directeur de l’action publique (la transversalité et le projet plutôt que le secteur et le plan), de nouveaux acteurs (l’ensemble des « partenaires » du développement local) et un nouveau cadre spatial (le territoire pertinent, qui devient une catégorie d’action publique en tant que telle).
Depuis le début des années 1980, la conduite des politiques sportives et culturelles s’est ainsi profondément transformée, passant d’une centralisation étatique des affaires culturelles et sportives à une régulation polycentrée, multipliant les éléments participant aux processus de décision. Tronçon par tronçon, la marge du « régalien » tend à s’estomper, et la récente loi portant sur la Nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) du 7 août 2015 n’y déroge pas puisqu’en disposant (article 103) que « la responsabilité en matière culturelle est exercée conjointement par les collectivités territoriales et l’État », elle entérine l’absence de toute réserve de compétence de l’État en la matière. Mais si l’action de l’État s’en trouve relativisée, sa capacité de structuration de la société n’en reste pas moins réelle. On assiste donc moins à un recul de l’État qu’à une redéfinition de son rôle et de sa mission, dans la mesure où l’approche sectorielle qui caractérisait les politiques publiques jusqu’au début des années 1980 est progressivement délaissée au profit d’un mode de gouvernement basé sur le partenariat, à l’image de la politique de la ville dont plus de 70 % des crédits employés sont délégués à des associations9. Une évolution qui témoigne clairement d’une tendance à l’externalisation du développement culturel, qui tranche avec l’entreprise de monopolisation des affaires culturelles et sportives dans et par l’État qui avait caractérisé les années 1960, et qui s’inscrit plus largement dans le travail idéologique mené par les partisans du New Public Management (nouvelle gestion publique), qui appréhendent le travail des organismes publics sur le modèle des entreprises en leur appliquant les méthodes scientifiques de gestion. La mise en œuvre de conventions de délégation de service public a ainsi entraîné une modification profonde de la signification des financements attribués aux associations, dans la mesure où les fonds versés ne relèvent plus ici du régime de la « subvention » (obtenue sans contrepartie pour soutenir une initiative privée, conforme à l’intérêt général et initiée par un tiers) mais bien d’un contrat, qui soumet l’association prestataire à l’obligation de réaliser une contrepartie contre une rémunération provenant essentiellement de l’exploitation du service public.
En valorisant la diversité culturelle, l’objectif du développement culturel n’en reste pas moins officiellement de contrecarrer le sentiment d’anomie caractéristique de la vie urbaine moderne, et de créer un sens de la « fierté civique » (civic pride) en accordant une place à tous les habitants. En France, la Politique de la ville illustre tout particulièrement cette approche qui vise à faire des artistes non pas seulement une avant-garde censée remodeler l’image des villes mais également les alliés des professionnels du travail social dans leur entreprise de remobilisation sociale et économique des « exclus », à l’image de la structuration associative qui s’est engagée autour des collectifs hip-hop ou de la mise en œuvre de grands défilés urbains qui mettent en scène une société multiculturelle et créative10 . L’évaluation de la contribution de la culture à la régénération urbaine reste toutefois difficile à être mesurée effectivement, et de nombreuses études n’ont pas manqué d’interroger la réalité de l’impact social et économique de cette mobilisation de la culture à des fins de développement. Dans leurs recherches sur Glasgow et Bilbao, Gerry Mooney et Victoria Gómez montrent par exemple que la régénération culturelle ne bénéficie qu’à une petite fraction des habitants, tandis que l’économie locale est rendue toujours plus dépendante d’emplois tertiaires mal rémunérés et précaires dans les secteurs du tourisme, du commerce et des loisirs11. D’autres auteurs mettent en avant le fait que cette volonté de rendre la ville « attractive » favorise le développement de grands équipements et de grands évènements culturels et sportifs, mais souvent au détriment de certaines priorités de base, telles que les écoles publiques et la création d’emplois pour les résidents locaux12.
De façon générale, ces représentations cohérentes et globalisantes de la ville, construites pour l’observateur étranger, peuvent aller à l’encontre des objectifs espérés, en présentant les villes comme des lieux homogènes dont la population partagerait des intérêts communs tout en occultant certaines réalités sociales et culturelles et en menant finalement à l’aliénation des habitants. Sans compter que ces nouvelles politiques d’image tendent à détourner l’attention (mais aussi les ressources publiques) des problèmes sociaux (chômage, pauvreté massive, etc.) et de la polarisation sociale et raciale croissante au sein des villes. Pour Gerry Mooney, ces politiques dite de « culture-led regeneration » ne masquent d’ailleurs pas seulement les inégalités dans la ville : elles contribuent à les accroître, dans la mesure où elles reposent sur une stratégie urbaine duale dictée par la course aux investissements privés, avec d’un côté le centre-ville que l’on dynamise en y attirant commerces, événements culturels et tourisme et, de l’autre, les espaces périphériques, marqués par la pauvreté et l’insécurité, où l’on se contente de limiter les conséquences sociales néfastes de cette politique13. Les politiques de développement par la culture ne sont donc pas seulement critiquables du point de vue de leurs effets socio-économiques : elles interrogent également la place et l’usage de la culture en tant que tel. Au sortir des années 1960, la « pluralité culturelle » et autres « inventions du quotidien » étaient apparues comme une manière de « résister », de jouer/déjouer le jeu social, de se débrouiller dans un réseau de forces et de représentations établies pour ouvrir une brèche dans les « disciplines » imposées par la société14. Aujourd’hui, l’éloge de la « diversité culturelle » s’inscrit dans une stratégie politique beaucoup plus large, animée certes par des préoccupations démocratiques et une volonté de reconnaissance mais aussi, voire surtout, par la volonté de rendre la culture « utile », tant du point de vue social qu’économique. Analyser la portée véritablement démocratique de ces approches suppose dès lors d’interroger la possibilité réelle des individus à exprimer la diversité de leurs expressions culturelles, et donc de revendiquer leurs droits culturels.
Les droits culturels, nouveau levier du développement culturel ?
Pour ses défenseurs, la reconnaissance et l’application des droits culturels sont la condition sine qua none pour que la dimension culturelle soit pleinement prise en compte. Ils sont le cadre de réflexion nécessaire pour ne pas réduire l’enjeu culturel à la seule production d’activités, pour ne pas réduire la culture aux industries culturelles et créatives, et ne faire de la culture qu’un outil du développement économique, une contribution à l’accroissement matériel des richesses. Sans ce préalable, le risque serait la subordination de la culture à l’économie. C’est pourquoi les droits culturels visent à garantir à chacun la liberté de vivre son identité culturelle, comprise comme « l’ensemble des références culturelles par lesquelles une personne, seule ou en commun, se définit, se constitue, communique et entend être reconnue dans sa dignité » (Déclaration de Fribourg sur les droits culturels, 2007). Cette identité est le fruit d’un processus permanent d’identification qui implique l’existence d’une liberté intérieure d’une part, et le libre accès à des ressources culturelles adéquates d’autre part, ces deux conditions étant liées dans la mesure où la richesse culturelle est présentée comme le chemin de l’émancipation et de la dignité humaine.
C’est en 1991, suite à un Colloque sur « Les droits culturels : une catégorie sous-développée des droits de l’homme » organisé par l’Institut Interdisciplinaire d’Éthique et de Droits de l’Homme (IIEDH) de Fribourg, que se met en place un groupe de travail au sujet de la reconnaissance effective des droits culturels. Après avoir proposé un avant-projet au Conseil de l’Europe en 1994, un « Projet relatif à une déclaration des droits culturels » est rédigé dans le cadre de l’Unesco, qui deviendra en 2007 une « Déclaration des droits culturels » adressée aux acteurs des trois secteurs public, civil et privé. Proposée pour « garantir les droits culturels des citoyens », la notion de Droits culturels a ainsi été intégrée à la loi du 7 août 2015 portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République, dite loi NOTRe. La loi affirme ainsi en son article 103 que « La responsabilité en matière culturelle est exercée conjointement par les collectivités territoriales et l’État dans le respect des droits culturels énoncés par la convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles du 20 octobre 2005 ». L’article vient clarifier la responsabilité culturelle publique, et souligner la nécessité d’une réelle prise en compte des droits culturels en tant que fondement démocratique, tel que le dispose la Déclaration universelle des droits de l’Homme, en son article 27 : « Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent ». La loi NOTRe affirme également que la « culture » fait partie des « compétences partagées » entre les différentes collectivités, avec le sport, le tourisme, la promotion des langues régionales et l’éducation populaire ; et qu’une commission spécifique au sein des CTAP (conférences territoriales de l’action publique) devra lui être consacrée. Par ailleurs, la loi prévoit la possibilité d’une délégation de compétences pour l’instruction et l’octroi de subventions dans les domaines de compétences partagées, dans les sens descendant comme ascendant : de l’État vers une collectivité, ou d’une collectivité vers l’État.
L’introduction de ces nouveaux « droits » suscite beaucoup de débats en France, quand bien même il s’agit d’une déclaration de principe non normative, car dénuée de sanction. Les droits culturels suscitent en fait deux types de craintes : celle du « communautarisme » d’une part, et du « populisme » d’autre part. Certains élus et professionnels de la culture craignent d’abord que la reconnaissance des droits culturels menace l’universalité des valeurs culturelles, et favorise le repli sur soi voire une sorte de prosélytisme menaçant les droits culturels (des autres) par le simple fait d’exercer librement les siens. Au delà, ils voient dans cette reconnaissance des droits culturels de « n’importe qui » un défi à l’exigence et l’excellence artistique. De ce point de vue, les droits culturels favoriseraient la négation de la spécificité de la création artistique, mise sur le même plan que les traditions ou les religions, ou même les pratiques amateurs. Comme le rappelle toutefois Patrick Meyer-Bisch, président de l’Observatoire de la diversité et des droits culturels de Fribourg, une liberté ne devient culturelle que lorsqu’elle est cultivée, c’est-à-dire qu’elle a su maîtriser une discipline et son langage, quitte à s’en affranchir ensuite15. Lors du débat sur la loi NOTRe, une organisation de professionnels de la culture a par ailleurs fait valoir qu’avec les droits culturels, les élus seraient obligés de répondre aux demandes culturelles de leurs électeurs marquant ainsi la fin de l’autonomie des programmateurs des lieux culturels subventionnés. Une autonomie qui, rappelons-le, n’a toutefois jamais existé, dans la mesure où dans notre démocratie l’intérêt général concorde avec les choix culturels des élus et non avec ceux des professionnels des arts, sauf dans le cas, assez limité, d’une labellisation avec le ministère de la Culture16. De ce point de vue, la limitation de l’autonomie des artistes ne peut être associée à la mise en œuvre des droits culturels : elle est une conséquence directe de la règle de droit actuelle. En revanche, la loi NOTRe rend obligatoire la compétence culturelle conjointe des collectivités et de l’État visant à garantir les droits culturels des citoyens, conformément aux engagements internationaux de la France en matière de diversité culturelle. De façon générale, le risque qui guette actuellement les politiques culturelles territoriales est sans doute moins la perte d’autonomie des artistes et autres producteurs de culture(s), que de faire du développement culturel un instrument de recul de l’espace public au profit de nouvelles formes d’entrepreneuriat. À ce niveau, les droits culturels ont au moins la vertu d’interroger la place de la culture comme service public.
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Depuis le début des années 1970, la progressive reconnaissance du rôle de la culture dans le développement des territoires a favorisé une nouvelle approche des politiques culturelles, plus démocratique et plus sensible à la pluralité culturelle. Pour des politiques culturelles françaises qui s’étaient données jusque-là comme principale ambition de faciliter l’accès aux œuvres et de soutenir la consommation de biens culturels, appréhender la culture dans sa globalité et de façon véritablement décentralisée constitue une source d’innovation importante, si ce n’est une révolution. Reste que la promotion de la « diversité culturelle » n’est pas exempte d’ambiguïtés, dans la mesure où les stratégies de développement culturel sont largement contraintes par un cadre gestionnaire et de moins en moins politique.
C’est pourquoi il importe plus que jamais que les lois et plus généralement les principes portés par les pouvoirs publics en matière de « droits culturels », de création et de diffusion culturelles, ne se limitent pas à de simples approches marketing, mais s’appuient sur les dynamiques des groupes et des mouvements culturels, de façon à desserrer l’étau de la privatisation et les barrières à l’accès de tous aux connaissances et aux pratiques culturelles. Dans un contexte où la propriété intellectuelle est devenue une arme au service de ce que d’aucuns décrivent comme la deuxième phase de la mondialisation – celle qui, au-delà du commerce, entend imposer des modes de vie, des relations à la ville, aux autres, à la nature et à la culture fondés sur des logiques marchandes et inégalitaires17 – le développement culturel peut devenir la forme que prend l’activité de nombreuses communautés pour s’opposer au modèle de captation du savoir et de la création que favorise a contrario le capitalisme actuel.
Lionel Arnaud
Laboratoire des Sciences Sociales du Politique
(LaSSP, Sc Po Toulouse/Université Paul Sabatier)
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- Pour un approfondissement, nous renvoyons à notre ouvrage : Lionel Arnaud, Agir par la culture. Acteurs, enjeux et mutations des mouvements culturels, Toulouse, L’Attribut, 2018. ↩
- Helène Hatzfeld, Faire de la politique autrement. Les expériences inachevées des années 1970, Rennes, ADELS-Presses Universitaires de Rennes, 2005. ↩
- Armand Mattelart, Diversité culturelle et mondialisation, Paris, La Découverte, 2005 ; Michael Sorkin (dir.), Variations on a Theme Park: The New American City and the end of public space, New York, Hill and Wang, 1992. ↩
- Philippe Urfalino, L’invention de la politique culturelle, Paris, Hachette Littératures, 2004 ; Vincent Dubois, « Une politique pour quelle(s) culture(s) ? », Cahiers français, 2003, n° 312,
pp. 19-22. ↩ - Catherine Lephay-Merlin, Les dépenses culturelles des communes, Paris, La Documentation française, 1991. ↩
- Vincent Dubois, La politique culturelle. Génèse d’une catégorie d’intervention publique, Paris, Belin, 1999. ↩
- Richard Florida, The rise of creative class… and how it’s transforming work, leisure and everyday life, New York, Basic Books, 2002. ↩
- Franco Bianchini et Michael Parkinson (dirs), Cultural policy and urban regeneration : the west european experience, Manchester, Manchester University Press, 1993. ↩
- Jean-Claude Sandrier, Les associations et la politique de la ville, Rapport au Premier ministre, Paris, La Documentation française, 2001. ↩
- Sylvia Faure et Marie-Carmen Garcia, Culture hip hop, jeunes des cités et politiques publiques, Paris, La Dispute, 2005 ; Lionel Arnaud, Réinventer la ville. Artistes, minorités ethniques et militants au service des politiques de développement urbain. Une comparaison franco-britannique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Res Publica », 2008. ↩
- Victoria M. Gómez, « Reflective images: the case of urban regeneration in Glasgow and Bilbao », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 22, n° 1, 1998, pp. 106-121 ; Gerry Mooney, « Cultural policy as urban transformation? Critical Reflections on Glasgow, European city of culture 1990 », Local Economy, vol. 19,
n° 4, 2004, pp. 327-340. ↩ - Marc V. Levine, « La “classe créative” et la prospérité urbaine : mythes et réalités », Conférence présentée à Montréal, le 20 mai 2004, Villes Régions Monde, INRS-Urbanisation, Culture et Société, cité par Sébastien Darchen et Diane-Gabrielle Tremblay, « La thèse de la “classe créative” : son incidence sur l’analyse des facteurs d’attraction et de la compétitivité urbaine », Revue Interventions économiques, n° 37, 2008. ↩
- Gerry Mooney, « Cultural policy as urban transformation?… », op. cit. ↩
- Michel de Certeau, L’invention du quotidien 1. Arts de faire, Paris, Folio essais, 1980.. ↩
- Définir les droits culturels, Document de travail soumis par Patrice Meyer-Bisch, Séminaire organisé par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, en partenariat avec l’Organisation internationale de la Francophonie et l’Unesco, et en collaboration avec l’Observatoire de la diversité et des droits culturels, Genève, 2010, p.15. ↩
- Vincent Dubois, Clément Bastien, Audrey Freyermuth et Kévin Matz (dirs), Le politique, l’artiste et le gestionnaire. (Re)configurations locales et (dé)politisation de la culture, Bellcombe-en-Bauges, Le Croquant, 2012. ↩
- Nicolas Colin et Henri Verdier, L’âge de la multitude. Entreprendre et gouverner après la révolution numérique, Paris, Armand Colin, 2012 ; Nick Couldry et Ulises Mejias, The Costs of Connection: How Data Is Colonizing Human Life and Appropriating It for Capitalism, Stanford, Stanford University Press, 2019. ↩