Il y a plus de 2 000 ans, Aristote inventait les syllogismes pour lutter contre les sophismes ou pseudo-raisonnements de ses contemporains. Mais à la Renaissance, face aux guerres de religion, Montaigne s’est rendu compte que ce raisonnement logique ne se suffisait pas à lui-même. Pour lutter contre les manipulations de l’esprit et l’éveil des fanatismes, via l’imprimerie naissante, ce philosophe déjà psychologue et pédagogue découvrait qu’il fallait, dès l’enfance, une meilleure éducation au contrôle de l’esprit, pour la tolérance ! Aujourd’hui, on refait appel à l’esprit critique et à la logique pour lutter contre les fake news (ou infox) dans le monde des écrans et d’Internet. Avec le terrorisme mondial, souvent religieux, les guerres du même nom sont réapparues, ainsi que les intolérances en tout genre.
L’exploration inédite du cerveau humain par les neurosciences cognitives
Nos Petits Poucets et Petites Poucettes, comme disait Michel Serres1 – les jeunes d’aujourd’hui toujours le pouce sur l’écran, très habiles pour le tactile – ont un peu oublié Aristote. Ils cliquent bien plus pour liker (aimer ou pas) que pour raisonner (valider logiquement ou non une information) ! C’est dangereux. Était-ce mieux hier ? Non, certainement pas. Et demain ? On peut l’espérer : grâce à l’exploration inédite du cerveau humain2, on en sait plus sur ses biais cognitifs et sur sa capacité à les inhiber. C’est ce que j’appelle apprendre à résister ou l’inhibition créatrice.
Au début de la décennie 2020, on parle beaucoup d’intelligence, qu’il s’agisse des circuits biologiques du cerveau ou des circuits électroniques des ordinateurs – ceux de l’intelligence artificielle (IA). Mais qu’est-ce que l’intelligence3 ? Jadis, Alfred Binet en a proposé une mesure, à l’origine du Quotient Intellectuel (QI), souvent décrié. Puis Jean Piaget en a décrit les stades chez l’enfant comme une succession d’algorithmes de plus en plus logiques4. Mais Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie en 2002, a remis en cause cette vision trop rationnelle et logique de l’intelligence, en démontrant que nos jugements et décisions sont le plus souvent dominés par des heuristiques intuitives, très rapides, fondées sur des biais cognitifs erronés (le système 1 des heuristiques plutôt que le système 2 de la logique)5. D’où nos illogismes !
Pour lever ce paradoxe, je propose une nouvelle théorie de l’intelligence en trois systèmes :
- le circuit court des heuristiques approximatives,
- le circuit long des algorithmes logiques exacts,
- le système inhibiteur qui bloque les heuristiques, au cas par cas, selon le but et le contexte6.
C’est le rôle de ce dernier système inhibiteur que mon laboratoire de recherche du CNRS a récemment mis en évidence chez l’enfant et chez l’adulte grâce à l’imagerie cérébrale. Il dépend du cortex préfrontal, à l’avant du cerveau, et est guidé par des émotions tel le regret ou, plus exactement, son anticipation. C’est cette inhibition qui est la clé de l’intelligence et qu’il faut éduquer chez l’humain (Figure 2) ou coder en IA.
Apprendre à résister aux biais cognitifs et aux fake news
Voilà un défi pour les programmeurs et concepteurs de systèmes intelligents : codez l’inhibition préfrontale dans le cerveau des ordinateurs ! Mais c’en est aussi un pour les professeurs des écoles et les parents : éveillez, entraînez, renforcez les neurones du cortex préfrontal de votre enfant ! Ce sont eux qui implémentent finement, biologiquement, ce qu’on appelle en termes philosophiques généraux l’esprit critique et la tolérance.
L’esprit critique présuppose en effet, psychologiquement, d’inhiber (résister à) l’heuristique ou biais trop rapide de crédibilité, source d’adhésion aux fake news et à la radicalisation en cas extrêmes, pour activer l’algorithme plus lent – mais ô combien plus fiable – de validité logique.
Quant à la tolérance, son déclencheur dans le cerveau humain est aussi la capacité d’inhibition d’un circuit court, l’heuristique égocentrée, certes nécessaire pour traverser la route sans se faire écraser, mais différente de l’algorithme dit de « théorie de l’esprit » qui, au contraire, consiste à calculer et à ressentir le point de vue et l’émotion de l’autre – jusqu’à l’aversion de faire souffrir autrui.
Cette aversion avait totalement disparu dans le cerveau du terroriste islamiste qui décapita Samuel Paty le 16 octobre 2020 devant son collège, alors que ce professeur avait essayé précisément, à sa façon, d’éveiller, entraîner, renforcer les neurones du cortex préfrontal de ses élèves ! Dans notre monde contemporain fracturé où les idéologies radicalisées font de nouveaux ravages, virus cognitifs qui rivalisent d’intrusion avec les virus biologiques déferlants, apprendre à résister via le contrôle inhibiteur de notre cerveau est le mécanisme clé de l’adaptation7. C’est d’immunité cognitive qu’il s’agit dans ce cas. Elle s’éduque, se renforce et son ciment doit fonder notre intelligence.
De nouveaux jeux éducatifs pour la maison et l’école
C’est dans cette perspective générale et sur cette base neuroscientifique précise que nous avons conçu, avec mon laboratoire, de nouveaux jeux éducatifs, pour l’école ou la maison, qui entraînent le contrôle inhibiteur : il s’agit d’une série intitulée Flexigame chez l’éditeur scolaire Nathan8, d’emblée traduite en de nombreuses langues et diffusée dans le monde entier. Chez le même éditeur, sont aussi disponibles, depuis la dernière rentrée scolaire, deux coffrets pédagogiques que nous avons spécialement conçus pour la classe et les professeurs des écoles, directement articulés avec les programmes officiels, l’un en maternelle (Cycle 1), l’autre du CP au CM2 (Cycles 2 et 3) : Entraîner le cerveau à résister9.
Ces exemples très concrets de réalisations pédagogiques donnent la direction de ce qu’il faudrait éduquer, transmettre et former, tant chez les élèves que dans les pratiques des professeurs.
C’est la réponse scientifique et éducative – dite « neuroéducative »10 – à la question de Kahneman11 dans ses livres sur la découverte nobelisée des heuristiques erronées qui dominent notre cerveau : comment améliorer les jugements et les décisions, tant les nôtres que ceux des institutions que nous servons et qui nous servent ?
Corriger les décisions absurdes, chez les adultes aussi !
À cet égard, dans une étude de sociologie quotidienne très remarquée, Les Décisions absurdes12, Christian Morel, ancien cadre dirigeant de groupes industriels français, a déjà suggéré d’appliquer au monde de l’entreprise (et des institutions en général) ma conception de l’inhibition cognitive, en remarquant que chez des pilotes, des équipages, des ingénieurs, des managers, disposant d’une compétence de type scientifique et la pratiquant, des processus de raisonnement quasi enfantins semblent parfois surgir ou ressurgir comme s’ils étaient restés en embuscade dans les esprits, prêts à bondir dès la suspension de l’inhibition qui les bride habituellement.
C’est, sous un autre angle, le résumé très exact du rôle que devrait jouer le processus de résistance cognitive, via le contrôle inhibiteur préfrontal, non seulement dans les laboratoires de psychologie et de neurosciences (où les yeux des chercheurs sont rivés sur les écrans d’imagerie cérébrale et la correction microexpérimentale des biais), mais aussi dans la société.
De façon voisine, le sociologue Gérald Bronner a publié La Démocratie des crédules13, un ouvrage où il analyse comment, d’une façon générale, des croyances, souvent erronées (les mythes du complot par exemple, ou encore des raisonnements statistiques incomplets, voire faux, des stéréotypes bien ancrés, etc.), arrivent à se diffuser, à emporter l’adhésion des publics, à infléchir les décisions politiques, etc., à façonner une partie du monde dans lequel nous vivons. Mais Gérald Bronner reste optimiste. Parmi ses arguments, il cite les résultats de notre laboratoire et indique que, par la pédagogie expérimentale, de redoutables biais cognitifs peuvent être inhibés de façon spectaculaire. Il fait référence à la bascule cérébrale, de l’arrière du cerveau vers la partie préfrontale (voir plus haut la Figure 2), que nous avons découverte, grâce à l’imagerie cérébrale, lors de la correction d’un biais de raisonnement dans une étude expérimentale princeps14. C’est à partir de ce résultat neuroscientifique très encourageant et d’autres ensuite, tant chez l’enfant que chez l’adulte, que nous avons conçu les nouveaux outils pédagogiques cités plus haut.
Ces données sont encore ponctuelles, partielles, et les apprentissages expérimentaux.
Il faut les développer à grande échelle pour installer, dès l’école, une pédagogie de la résistance cognitive qui permette à notre cerveau, face à la multitude croissante des informations, sur écrans (monde numérique) ou ailleurs, de parvenir à les trier, à les organiser et à les analyser… tout en déjouant les pièges. La Petite Poucette de Michel Serres doit apprendre à inhiber ! Tourner sept fois son pouce dans sa main avant de répondre. C’est aussi vrai de certains chefs d’État ! C’est de patience et de robustesse que les cerveaux post-révolution numérique doivent être armés.
L’enjeu climatique et le cerveau
La puissance et la déraison du cerveau humain sont telles que l’enjeu dépasse largement celui de l’école, des entreprises et des démocraties, plus ou moins crédules, d’aujourd’hui. C’est aussi l’enjeu de la « moins belle histoire » de l’humanité dont parle Hubert Reeves15 à propos de la planète. Nous, seuls survivants de la grande famille des humains, a priori seuls dépositaires de l’intelligence à son plus haut niveau…, risquons une autodestruction liée à la gravité de la crise écologique, pour avoir déjoué, par cette intelligence du cerveau (outils, progrès technologiques, autodéfense et massacres), notre initiale fragilité physique et biologique. C’est ce que le journaliste Sébastien Bohler a habilement désigné comme « Le bug humain »16.
Si le cœur de l’affaire est l’intelligence, la résistance aux erreurs cognitives et collectives, alors la prise de conscience actuelle des enjeux environnementaux par la jeunesse peut faire espérer avec Reeves que « là où croît le péril… croît aussi ce qui sauve » (titre de son livre). Il est aussi nécessaire ici que le cerveau humain déclenche un mécanisme de contrôle cognitif par lequel il s’inhibe partiellement. Au niveau collectif (les cerveaux du monde), il s’agit de réduire ou d’arrêter les politiques de pollution et de destruction à grande échelle, de préserver les ressources, etc. ; au niveau individuel (le cerveau de chacun), de fermer le robinet pendant qu’on se lave les dents, de privilégier les douches aux bains, d’éteindre les lumières inutiles, de ne pas trop prendre l’avion,… et même, Chers Petits Poucets et Petites Poucettes, de ne pas abuser des outils numériques qui, eux aussi, entraînent de la pollution ! Voilà cinq formes très concrètes d’inhibition.
LA RÉSISTANCE n’est donc pas seulement une question historique, légendaire, de guerre contre les autres (entre humains) et de héros exceptionnels, résistance politique incarnée par de Gaulle, Moulin, Gandhi, Mandela, etc., mais se décline à la fois en interne (cerveau, cognition) dès la vie psychologique de l’enfant et au niveau le plus englobant de l’humanité : la planète. Dans les deux cas, l’ennemi – et aussi potentiellement le héros – c’est nous, notre cerveau !
En conclusion simple et forte, telle une recommandation prioritaire et urgente : au-delà des programmes scolaires classiques sur lire, écrire, compter et penser ou raisonner, c’est cette résistance cognitive qu’il faut éduquer, transmettre et à laquelle il faut former tant les enfants que les adultes dans le monde à venir.
Olivier HOUDÉ
Professeur de psychologie à la Sorbonne et membre de
l’Académie des sciences morales et politiques à l’Institut de France
- Michel Serres, Petite Poucette, Paris, Le Pommier, 2012. ↩
- Jean-Pierre Changeux, Apprendre avec ses neurones, in Olivier Houdé et Grégoire Borst (Eds.), Le cerveau et les apprentissages, Paris, Nathan, 2018, pp. 13-39. ↩
- Olivier Houdé, L’intelligence, Que sais-je ?, Paris, PUF, 2021. ↩
- Jean Piaget et Bärbel Inhelder, La psychologie de l’enfant, Paris, PUF, 1966. ↩
- Daniel Kahneman, Système 1, Système 2 : Les deux vitesses de la pensée, Paris, Flammarion, 2012. ↩
- Olivier Houdé, 3-System Theory of the Cognitive Brain, New York and London, Routledge, 2019 ; Olivier Houdé, Apprendre à résister : Pour combattre les biais cognitifs, Paris, Flammarion, 2022. ↩
- Voir aussi la synthèse récente du neurophysiologiste Alain Berthoz, L’inhibition créatrice, Paris, Odile Jacob, 2020. ↩
- Olivier Houdé et Grégoire Borst, Guide pédagogique des Flexigames 1, 2 et 3, Du labo à la classe, Paris, Nathan, 2020. ↩
- Olivier Houdé, Grégoire Borst et Pascaline Citron, Du labo à la classe, préface à Jean Garbarg Chenon et Marie Létang, Entraîner le cerveau à résister (Non lecteurs, de PS au CP) (pp. 5-7) et Marie Létang et Julien Garbarg Chenon, Entraîner le cerveau à résister (du CP au CM2) (pp. 5-7), Paris, Nathan, 2020. ↩
- Olivier Houdé, L’école du cerveau, Paris, Le livre de poche, 2021 ; Olivier Houdé et Grégoire Borst (Eds.), Le cerveau et les apprentissages, Paris, Nathan, 2018. ↩
- Daniel Kahneman, Système 1, Système 2 : Les deux vitesses de la pensée, Paris, Flammarion, 2012 ; Daniel Kahneman, Olivier Sibony et Cass R. Sunstein, Noise, Paris, Odile Jacob, 2021. ↩
- Christian Morel, Les Décisions absurdes, Paris, Gallimard, 2002. ↩
- Gérald Bronner, La Démocratie des crédules, Paris, PUF, 2013. ↩
- Olivier Houdé, 3-System Theory of the Cognitive Brain, New York and London, Routledge, 2019 ; Olivier Houdé et al., « Shifting from the perceptual brain to the logical brain: The neural impact of cognitive inhibition training », Journal of Cognitive Neuroscience, 12, 721-728, 2000 ; Olivier Houdé et Nathalie Tzourio-Mazoyer, « Neural foundations of logical and mathematical cognition », Nature Reviews Neuroscience, 4, 507-514, 2003. ↩
- Hubert Reeves, Là où croît le péril… croît aussi ce qui sauve, Paris, Seuil, 2013. ↩
- Sébastien Bolher, Le bug humain, Paris, Robert Laffont, 2019. ↩