Dans une France fracturée, Jean-Paul Garraud et Dominique-Henri Matagrin dénoncent l’explosion des violences et la politique pénale qui envoie, selon eux, un message d’impunité à ceux qui les commettent.
Un constat de faillite
La violence n’est pas une fatalité. Il serait, certes, irréaliste de prétendre l’extirper complètement et définitivement de la vie des hommes, alors qu’omniprésente dans la nature et dans l’histoire, elle a de trop profondes racines, au tréfonds des individus et des groupes.
En revanche, c’est une responsabilité majeure de la puissance publique que de mettre tout en œuvre pour en réduire autant que possible les manifestations : c’est même, pour l’État, détenteur de la violence légitime dans le cadre de la loi, l’une des toutes premières justifications de son existence.
C’est bien pourquoi, nous sommes, à l’époque contemporaine, obligés de dresser un constat de faillite à cet égard : alors que le mouvement général de nos sociétés occidentales, avec l’amélioration des conditions de vie pour le plus grand nombre, des statuts économiques et culturels, des mécanismes sans précédent de la protection individuelle et collective contre les accidents de l’existence, de la formidable extension du champ de l’autonomie personnelle, et de l’affermissement de l’éthique et de la pratique démocratiques, eût dû conduire à un apaisement du climat moral et à une pacification des relations sociales, c’est, tout au contraire, à une explosion de la violence que l’on assiste :
Violence politique, avec la « banalisation » du recours au terrorisme ; dont, formidable régression, celui qu’inspire aujourd’hui un sentiment religieux dévoyé ; ruineux pour le crédit des pouvoirs publics, dont chaque attentat signe l’impuissance et le manque de caractère et de sang froid de dirigeants dépassés par le rôle, et dont le piteux spectacle est le premier succès des terroristes… (qui imagine le général de Gaulle se précipiter, toutes affaires cessantes, sur les lieux où eût frappé le FLN ou l’OAS pour faire part, avec force trémolos, de son émotion?…).
Violence criminelle, avec une montée en flèche des crimes et délits, pas seulement de la violence physique proprement dite, mais aussi, massivement, de la violence contre les biens, qui, bien souvent, n’est pas moins traumatisante pour les victimes (le cambriolage vécu comme un viol d’intimité, la perte irréparable d’une partie de soi investie dans les choses porteuses de sa mémoire etc.).
Tant pour celui qui la subit que pour ceux, qui, dans la « société du spectacle », en sont abondamment informés, c’est aussi, au-delà du préjudice particulier, l’altération de la confiance générale dans les institutions (aggravée au vu des limites et échecs de leur intervention).
Violence « civile », avec dans la vie quotidienne, des attitudes et comportements témoignant (parfois même inconsciemment, ce qui est peut-être le pire) du mépris des autres et des exigences élémentaires de la vie en collectivité, non moins ravageurs pour ceux qui les subissent, car, ces « incivilités » ne se contentent pas de leur « pourrir la vie » mais signent, tout autant que la délinquance authentique, la crise des rouages, notamment éducatifs, de la socialisation des personnes.
Un discours de déni
Rien de plus révoltant et de plus irresponsable, face à cet état de fait, que le discours du déni, tant de la part de certains cénacles de sophistes et de militants, malheureusement non dépourvus d’influence médiatique et politique, que de gestionnaires des affaires publiques inconscients ou pervers, tels ceux qui psalmodient, avec l’actuel ministre de la Justice, qu’« il n’y a pas d’insécurité, mais seulement un sentiment d’insécurité… », comme si, au demeurant, ce devait être moins préoccupant !
Endiguer la violence, pour ceux qui prétendent à plus de lucidité et sont prêts à y engager toute leur énergie, supposera donc une action résolue pour restaurer dans notre pays le crédit et l’efficacité du message de la loi contre ce virus social, et donc, au premier chef, des appareils qui portent ce message, telles justice et police, dont le rôle, au-delà des finalités immédiates de leur action, est de susciter ou conforter, en chaque membre du corps social, les freins intérieurs capables de le retenir sur le chemin du passage à l’acte.
Car le bon sens et l’expérience rejoignent là les acquis les plus sûrs de la science criminologique : quels que soient les facteurs, individuels ou sociaux qui peuvent favoriser, dans un groupe humain donné et à un moment déterminé, le niveau de la violence ambiante, et les circonstances singulières dans lesquelles une personne peut se trouver plongée, c’est, en dernière instance, dans sa conscience, là où, de manière claire ou instinctive, elle arbitre ses choix, que se joue ce passage à l’acte.
Et c’est pourquoi l’armature morale de l’individu est l’enjeu essentiel : ce qui peut le retenir d’agir, quelles que soient, le cas échéant, les « bonnes raisons » qu’il pourrait se donner pour le faire, c’est la force de l’imprégnation qu’il a pu recevoir de valeurs, règles, principes et dispositions propres à l’en dissuader, le poids prédominant d’un « surmoi » ; qu’il soit retenu par des inhibitions simplement éthiques qu’il aura bien intégrées (« ce n’est pas bien, il ne faut pas »), et/ou, qu’il ne s’agisse que de la « peur du gendarme », la crainte raisonnée de se faire prendre et de payer le prix de son forfait par la perte de biens auxquels il tient, à commencer par sa liberté, est, à cet égard, indifférent : l’essentiel est qu’il puisse s’empêcher de mal faire. La meilleure des préventions, c’est la répression au for intérieur.
De fait, la criminologie s’est beaucoup intéressée à la problématique du passage à l’acte, mais, en réalité, la question est moins de savoir pourquoi des gens deviennent criminels, que de savoir pourquoi d’autres, en fait la grande majorité, ne le deviennent pas.
Que tous ne soient pas, à cet égard, dans les mêmes conditions et que certains, par un processus de socialisation moins réussi, à travers la famille, l’éducation, le travail et tout ce qui peut conditionner ce processus, soient défavorisés par rapport à d’autres, est un fait – mais pas un titre à l’immunité !
Il appartient à la puissance publique d’œuvrer pour l’égalité des chances à cet égard, mais ce n’est pas à certains, en tant que victimes, de payer pour les limites et échecs éventuels de cette action.
Le grand sociologue français Durkheim a montré comment un phénomène aussi intimement personnel que le suicide était en relation avec le niveau psychologique et moral ambiant d’une société, et, fonction de son degré d’anomie, c’est-à-dire du poids du lien social dans l’esprit des membres du groupe.
Il en va de même pour le niveau de violence : il n’y a pas vraiment de hasard, et, il est aussi en rapport avec celui de la pression normative ambiante.
Or, nous sommes bien, en effet, dans une telle situation d’anomie : l’individualisme forcené, jusqu’au solipsisme, accompagné d’une érosion massive et qui va s’accélérant des normes et disciplines collectives, avec comme « horizon indépassable de notre temps », le « moi d’abord » et la dévaluation de tout ce qui exprimait la prévalence du groupe, ont produit leurs inévitables fruits, avec cette perte de la reconnaissance et du respect de l’autre, que traduit le moindre geste incivil ou criminel.
C’est la légitimité même de la société à imposer ses normes qui est contestée, que ce soit de manière purement instinctive, ou, organisée, chez certains, en système de pensée (et, à cet égard, la relative facilité avec laquelle l’ « ordre sanitaire » a pu, récemment, être accepté ne doit pas abuser : ce n’est que le fruit de la peur).
Or, cette intégration individuelle des normes n’est pas de génération spontanée : c’est la mission de l’autorité publique de la susciter, favoriser et conforter au maximum.
Un message brouillé
La justice, avec les institutions qui gravitent autour d’elle, est, à cet égard, en première ligne : c’est à elle qu’il revient, quand toutes les digues ont cédé, de traduire en acte le message virtuel dont la loi est porteuse en puissance, de rendre effective, en particulier, la menace qu’elle comporte ; la sanction du coupable, au-delà de sa portée individuelle avec les conséquences qu’elle pourra entraîner pour la personne, est un message envoyé à l’ensemble du corps social : celui de l’échec du criminel et, en contrepoint, celui de la primauté de l’ordre et des valeurs qui le fondent.
C’est là tout le drame d’une évolution contemporaine qui, sous l’effet d’une idéologie anti-pénale voire a-pénale, appuyée sur une recherche scientifique dévoyée, et, servie, à l’occasion, par la faiblesse de gouvernants indifférents ou suivistes, s’est appliquée à dévaloriser la sanction et organiser son affadissement, voire sa « dévitalisation » ; si bien que le message dont elle devrait être porteuse s’est complètement brouillé et a perdu sa lisibilité – quand il n’envoie pas, même, des signaux totalement contraires…
En témoigne, spécialement, l’énorme divorce qui existe aujourd’hui entre :
- La peine encourue et la peine prononcée : avec une échelle des sanctions sens dessus dessous, où la marge d’indétermination, pour un même fait, est considérable, ce qui en fait des peines « flottantes », « vaporeuses »… Et, en général, le quantum prononcé est très en deçà du « plafond » prévu, alors que, d’un autre côté, il n’existe pratiquement plus de vrai « plancher »… Le Code pénal ressemble ainsi trop souvent à un catalogue de « sabres de bois » avec lequel on fait de grands moulinets… dans le vide !
- La peine prononcée et la peine effectivement exécutée, spécialement quant il s’agit de la peine d’emprisonnement, où l’idéologie anti-carcérale a inspiré tout un dispositif d’ « aménagement » et d’ « érosion » de la peine, comme si le législateur honteux de sa rigueur s’employait aussitôt à la tempérer par tous les moyens… Le comble de la caricature est atteint avec une peine dite abusivement de « perpétuité », qui n’accorde même pas le mot et la chose, avec une durée effective qui peut, dans les textes, s’inscrire dans un intervalle entre moins de 14 ans et au moins 30 ans…
Il faut ajouter que, si les faits qui appellent une sanction ne sont déjà qu’une petite minorité de ceux qui peuvent être commis (« chiffre noir » de ceux qui ne sont même pas rapportés à la police, souvent par sentiment d’inutilité de la démarche, et, pour ceux qui sont rapportés, limites du taux de leur élucidation…), plus de la moitié des infractions commises et dont l’auteur présumé est identifié (« affaires poursuivables ») ne font maintenant l’objet d’aucune poursuite pénale, soit qu’elles soient classées sans suite par le Parquet, soit qu’elles fassent l’objet d’une mesure dite « alternative » !
Pour résumer : l’immense majorité des crimes et délits commis dans ce pays, qui sont, pour le plus grand nombre des infractions de violence contre les biens ou contre les personnes, ne sont jamais sanctionnés et leurs auteurs restent impunis.
Et quand, presque par exception, ils ne le sont pas, c’est dans des conditions d’incertitude et de relativité qui altèrent très sensiblement le crédit du message légal de leur prohibition.
Parallèlement, des pans entiers du territoire échappent aujourd’hui très largement à l’autorité publique légitime, véritables jungles urbaines soumises à la loi des gangs (en grande partie, par suite d’une immigration incontrôlée).
Les Français qui ne se résignent pas à cette débâcle sauront-ils saisir l’occasion des prochaines échéances électorales pour un salutaire sursaut ?
C’est un impératif démocratique qu’ils doivent saisir.
Jean-Paul Garraud
Député européen, Président de l’Association professionnelle des Magistrats
Dominique-Henri Matagrin
Ancien Président de l’Association professionnelle des Magistrats, Magistrat honoraire