Depuis mi-2021, les prix de l’énergie s’affolent. Le baril de pétrole a augmenté de 50 % et la tonne de charbon de 75 %. Quant au gaz, son prix sur les marchés européens a été multiplié par 5, dépassant en décembre 2021 la barre symbolique des 100 €/MWh. Il est aujourd’hui deux fois plus cher que le pétrole. Une situation inédite quand on sait qu’historiquement, l’or noir a toujours été beaucoup plus onéreux que le gaz naturel.
Le prix des énergies fossiles s’est répercuté sur celui du carbone, la tonne de CO2 « flirtant » en décembre avec les 100 € prévus dans le Plan Pluriannuel pour l’Énergie à l’horizon… 2030. Quant à l’électricité, la logique européenne consistant à estimer le prix sur la dernière source (et généralement la plus chère) mise en œuvre a provoqué une flambée des cours sans précédent : fin décembre, le MWh se négociait autour de 350 €.
Pourquoi les prix de l’énergie sont-ils subitement devenus fous ? Bien que partiellement conjoncturelle (reprise, baisse des stocks, limitation des volumes de gaz transités par l’Ukraine) cette crise est surtout structurelle. Pour la comprendre, une mise en perspective historique est indispensable.
Une double révolution
Depuis le début du XXIe siècle, la planète énergie a vécu une double révolution.
La première concerne les pétroles et les gaz de schistes. Elle a permis aux États-Unis de devenir énergétiquement indépendants. La seconde concerne la transition énergétique visant à faire évoluer notre civilisation vers une société neutre en carbone. Elle se traduira par un déplacement massif des énergies fossiles (83 % du mix primaire en 2020) vers l’électricité.
Ces deux révolutions portent en elles les germes de la situation actuelle.
Déclin structurel de l’offre gazière
Fin 2014, l’afflux de gaz et de pétrole de schiste a inondé les marchés faisant perdre aux hydrocarbures la moitié de leur valeur. Cette baisse vertigineuse s’est répercutée sur les investissements dédiés à l’exploration et au développement de nouveaux champs. De nombreux projets ont été différés voire arrêtés laissant la planète puiser ses ressources de plus en plus à partir du socle existant et de moins en moins à partir de champs récemment développés. Cette tendance a été amplifiée par la pression des lobbies écologistes réclamant l’arrêt complet des développements. Quant aux banques elles ont été sommées de réduire les investissements dans les hydrocarbures sous peine de voir leur image dégradée. L’argument principal repose sur un simple calcul d’épuisement des réserves actuelles qui seraient largement suffisantes pour couvrir la queue de demande dont le terme est attendu entre 2050 et 2070.
Les nouveaux développements seraient non seulement inutiles mais surtout contreproductifs car privant les énergies vertes de centaines de milliards de dollars par an.
En raisonnant de la sorte, on confond naïvement réserves et production ignorant que le socle existant décline naturellement de 2 à 4 % par an ; un déclin régulièrement compensé par la découverte, le développement puis la mise en production de nouveaux champs. Aussi, même en cas de forte réduction de la demande, la stratégie consistant à arrêter exploration et développement génèrerait à court terme une rupture offre-demande suivie d’une flambée des cours impossible à enrayer, le développement de nouveaux champs demandant plusieurs années.
Bien que les nouveaux développements gaziers n’aient pas été arrêtés à ce jour, la baisse structurelle de l’offre se lit en filigrane des indicateurs technico-économiques. Au cours des cinq dernières années, les investissements dans l’amont pétrolier et gazier sont passés de 779 milliards de dollars à 336 milliards de dollars. En conséquence, la durée de vie des réserves gazières (calculée à partir de la production courante) s’est réduite de dix ans depuis 2010. Cela démontre que la production actuelle provient davantage du socle déclinant que de nouveaux champs mis en production. Sauf à relancer rapidement les investissements, la réduction de l’offre devrait donc se poursuivre.
Accroissement structurel de la demande gazière
La décarbonation de la société passe par le « grand remplacement » des équipements thermiques par des équipements électriques. Elle induira un accroissement significatif de la demande électrique ; en France, elle devrait presque doubler au cours des trente prochaines années.
Pour produire cette électricité décarbonée, le « green deal » européen envisage de sortir progressivement des fossiles et du nucléaire, d’accélérer la montée en puissance des énergies renouvelables et de miser de façon hypothétique sur le stockage de l’électricité. Et c’est là que le bât blesse !
Depuis 2006, le monde a investi 5 000 milliards de dollars dans les renouvelables.
Pourtant, malgré la mise en œuvre de 1 300 térawatts de soleil et de vent, la réduction de la demande fossile… n’est jamais venue. La part des fossiles dans le mix mondial primaire reste figée à 83 % et, depuis 2015, les émissions de GES se sont accrues de 5 %. Mais, c’est surtout l’évolution du mix électrique qui pose question.
Entre 2015 et 2019, la consommation électrique de la planète s’est accrue de 11 %. Dans les pays de l’OCDE, cet accroissement a été porté moitié par les renouvelables et moitié par le gaz. En revanche, dans les pays émergents la croissance a été principalement portée par le charbon (44 %) et les renouvelables (25 %) alors que le gaz n’a contribué que pour 11 %. En d’autres termes, l’accroissement de la demande électrique nécessaire à la sortie des fossiles est aujourd’hui en majorité porté…par les fossiles. Un presque « Vaudeville » ayant fortement accru les demandes de charbon en Chine et de gaz en Europe. Quant au nucléaire, il n’intervient que pour 2 % de la croissance dans les pays de l’OCDE et pour 8 % dans les pays émergents.
Malgré la pandémie de Covid-19, cette tendance s’est poursuivie au cours des deux dernières années. Entre 2019 et 2021, la consommation gazière s’est à nouveau accrue de 5,4 % avec une progression significative de 2,2 % en Europe mais surtout une explosion (+17,4 %) de la consommation chinoise.
La demande gazière devrait donc continuer de s’accroître à un rythme soutenu au cours de la prochaine décennie.
Conséquences et risques géopolitiques
L’accroissement de la demande gazière couplé à la réduction structurelle de l’offre ne pouvait conduire qu’à une flambée des cours dans une Europe dépendant à 90 % de ses importations gazières. Une situation dont les États-Unis sont protégés grâce à leur gaz de schistes leur conférant une totale indépendance.
Pour les raisons évoquées plus haut, la demande européenne devrait continuer de croître et les prix rester structurellement élevés.
L’Europe peut-elle craindre pour autant un possible défaut d’approvisionnement ?
Si le principal fournisseur gazier de l’Europe est aujourd’hui la Russie, l’Europe est pour la Russie un marché captif. À court terme, Vladimir Poutine n’a donc aucun intérêt à couper un « robinet à cash ». Mais, à plus long terme, pour appuyer sa montée en puissance dans les renouvelables tout en sortant progressivement du charbon, la Chine aura besoin de beaucoup de gaz. Si aujourd’hui, il provient surtout du Qatar, d’Australie et de Malaisie sous forme de gaz naturel liquéfié (GNL), les gazoducs « Altaï » (entrée ouest – projet signé en 2015 mais retardé) puis « Force de Sibérie » (entrée est – en projet) ouvriront aux Chinois un marché russe aujourd’hui réservé aux Européens.
Aussi, l’échec programmé d’un utopique « green deal » propulsant la consommation gazière pourrait amener à moyen terme les pays européens dans une impasse économique et sociale.
Quelles solutions à moyen terme ?
À court terme, l’Europe doit sécuriser son approvisionnement gazier via « une main tendue » à la Russie avec un premier signal dès début 2022 : la mise en production du nouveau gazoduc Nord Stream 2 permettant de compenser la sous-utilisation du gazoduc ukrainien Brotherhood. Les Européens ont aussi intérêt à diversifier leur approvisionnement en mutualisant leurs achats notamment sous forme de GNL. Si, comme il faut s’y attendre, les cours du gaz restent élevés, le dossier européen de gaz de schistes pourrait être réévalué. Une production domestique aurait un effet détente sur les prix.
À plus long terme, le « green deal » doit être revu en profondeur.
Son agenda inversé, visant à réduire les émissions de 55 % à l’horizon 2030 en encourageant la sortie du nucléaire et la promotion du tout renouvelable, conduira inexorablement à accroître de façon incontrôlée la consommation gazière. Les renouvelables pouvant difficilement excéder 50 % (35 % de renouvelables intermittents + 15 % d’hydroélectricité) du mix électrique, une sortie hypothétique du nucléaire en France conduirait mécaniquement en 2050 à une facture gazière annuelle stratosphérique de 80 milliards d’euros1.
Rappelons que, si le prix du combustible (uranium) représente moins de 2 % du MWh nucléaire, pour le MWh gazier il compte pour 95 %. La France doit donc définitivement lever le verrou idéologique du nucléaire. Pour ce faire, plus aucune centrale existante ne doit être fermée, le grand carénage prolongeant la durée de vie des centrales actuelles de vingt ans (+10 €/MWh) ainsi que la construction de nouvelles EPRs doivent être lancés sans tarder. La construction de mini-centrales nucléaires SMR doit aussi être encouragée en support de la mise en œuvre décentralisée du solaire et de l’éolien. La levée du verrou nucléaire passe aussi par une communication élargie sur la sécurité du stockage des déchets.
La neutralité carbone ne sera toutefois pas atteinte sans augmentation substantielle des prix de l’énergie. Une hausse qui ne doit pas être occultée à l’opinion publique. Renouvelables, gaz ou nucléaire, pour financer la transition énergétique le citoyen français devra mettre la main au portefeuille !
Philippe Charlez
Expert en questions énergétiques à l’Institut Sapiens
- 100 € le MWh de gaz avec 60 % de rendement et un prix du carbone à 100 € conduit à un MWh électrique à 200 €. ↩