« Ensauvagement », un terme de plus en plus utilisé depuis quelques semaines, et notamment par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin. Matthieu Creson revient sur les origines du concept et sur les analyses de Christian Jelen, journaliste et écrivain, qui attribue la montée des violences dans les zones dites « de non-droit » à une faillite du modèle républicain d’intégration, mis à mal par les progrès d’un multiculturalisme au sein des milieux politiques.
L’un des néologismes qui aura fait surface (ou refait surface) dans notre paysage médiatique ces derniers temps aura été celui d’« ensauvagement », auquel on pourrait d’ailleurs ajouter celui d’ « indigéniste ». Ce premier néologisme était déjà apparu dans le tire d’un livre de la politologue Thérèse Delpech, publié en 2005, L’Ensauvagement : le retour de la barbarie au XXIe siècle, avant d’être repris notamment par Laurent Obertone dans La France Orange mécanique (Paris, Ring, 2013.)
L’apparition et l’utilisation croissante de ce terme parmi les commentateurs politiques traduit-il une volonté et un courage plus grands chez eux que chez leurs prédécesseurs d’il y a 20 ou 30 ans pour décrire sans fard et analyser sans a priori la réalité des violences urbaines dans notre pays ? L’emploi de ce terme révèle-t-il une meilleure disposition de leur part à lever certains tabous entourant ces mêmes violences urbaines ?
Réagissant à la récente bévue langagière commise par Nicolas Sarkozy lors de l’émission « Quotidien » du 10 septembre 2020 sur la chaîne TMC, Aurélien Taché, député naguère étiqueté LREM, et qui appartient aujourd’hui au groupe « Écologie, démocratie et solidarité », a écrit sur Twitter : « 15 ans après le « karcher », « la racaille » et après avoir contaminé la quasi totalité des partis politiques (gauche comprise), la boucle est bouclée. […] Lier insécurité et immigration est raciste ». M. Taché se rend-il compte qu’en écrivant cela, il ne fait qu’inciter encore davantage de Français, qui n’ont pourtant rien de racistes mais qui sont exaspérés par la violence qui règne depuis plus de 30 ans dans certains centres urbains ou certains « quartiers », à voter pour le Rassemblement National ?
Alors que des responsables politiques (sans aucun rapport avec le Rassemblement National), des intellectuels et des journalistes avaient eu le courage ces dernières décennies d’appeler un chat un chat, de décrire et d’analyser les causes du chaos qui gangrène certaines zones de « non-droit », ces territoires perdus de la République où règne non plus les lois du droit commun mais la loi du plus fort, d’aucuns semblent aujourd’hui retomber dans la cécité volontaire et le déni du réel, travers dans lesquels la gauche mitterrandienne n’avait que trop donné, avant de se trouver finalement rattrapée par les faits qu’elle ne pouvait plus indéfiniment escamoter.
Évidemment, il ne s’agit pas de dire qu’il y a un lien systématique entre insécurité et immigration : la France avait en effet accueilli nombre d’immigrés – Italiens, Arméniens, Portugais, Vietnamiens entre autres -, sans pour autant avoir à déplorer l’échec de leur intégration.
Il s’agit donc plutôt de reconnaître, comme l’avait fait avec courage Christian Jelen, il y 25 ou 30 ans, dans de minutieuses enquêtes journalistiques, qu’une proportion significative des crimes et des délits qui sévissent dans plusieurs zones urbaines ou plusieurs banlieues françaises est liée à l’échec de notre politique d’intégration. Fermer les yeux sur cette réalité, comme le font encore maintes vierges effarouchées de notre classe politico-médiatique, c’est refuser de tirer les conclusions qui découlent pourtant immanquablement d’un diagnostic sans prévention de la délinquance et de la criminalité en France, et c’est ainsi se condamner à l’inaction – avec, à la clef, l’assurance d’une nouvelle progression du Rassemblement National dans les urnes.
Nous avons donc besoin plus que jamais de poser ces problèmes tels qu’ils existent, sans langue de bois et indépendamment de savoir si le simple fait de les soulever relève a priori d’un comportement de droite ou de gauche ; car c’est seulement ainsi que l’on pourra espérer apporter en définitive les solutions adéquates à ces mêmes problèmes, qui sont notamment le recentrage sur l’école de la République et le maintien ou le recouvrement de l’autorité familiale, piliers de toute intégration réussie, comme l’avait déjà dit Christian Jelen.
Tony Blair avait déclaré à l’Assemblée Nationale en 1998 : « L’économie n’est ni de droite ni de gauche, elle est bonne ou mauvaise ».
Peut-être en va-t-il de même, au demeurant, de la politique de prévention et de sanction de la délinquance, qui devrait sans doute elle aussi être considérée comme n’étant ni de droite ni de gauche en particulier, mais seulement bonne ou mauvaise.
Pour comprendre cela, il nous semble donc qu’il faille notamment revenir, de manière urgente, aux livres qu’avait consacré à ces problèmes Christian Jelen : en effet, et bien qu’ayant été écrits voilà deux ou trois décennies, ces ouvrages offrent un panorama hélas saisissant des problèmes de violences urbaines, toujours actuels dans la France de 2020, et qui sont notamment imputables à la panne de notre système d’intégration. À cet égard, réfutons d’emblée tout grief de « racisme » que certains seraient peut-être tentés de lui faire – et que certains lui ont d’ailleurs très injustement fait dans le passé.
« Raciste ? », écrit-il dans La Guerre des rues (Paris, Plon, 1999), « Je ne l’ai jamais été. Ce serait grotesque, indécent et honteux, venant d’un Juif dont la famille a été décimée par les nazis. Les valeurs que m’ont transmises mes parents – des immigrés de Pologne – et qu’à mon tour j’ai tenté de transmettre à mes enfants sont celles de l’humanisme universaliste, laïc et républicain, le seul auquel je crois »1.
Une dénonciation forte et courageuse des « casseurs de la République » faite il y a un quart de siècle
Même si le terme d’« ensauvagement » de la société n’était pas encore employé dans les années 1990 comme il l’est aujourd’hui, Christian Jelen, ainsi d’ailleurs que l’ancien ministre de l’Intérieur sous le gouvernement Jospin, Jean-Pierre Chevènement, semblent avoir contribué à l’apparition du mot, ayant parlé, pour désigner les délinquants multirécidivistes, de « sauvageons ». Dans son livre La Guerre des rues (1999), Christian Jelen a d’ailleurs reconnu les mérites de Jean-Pierre Chevènement, qui s’opposa aux dérives multiculturalistes pernicieuses et qui « a su enfreindre des tabous » en matière d’immigration et d’intégration : ainsi, lorsqu’il déclara à Perpignan, le 23 août 1998, à l’occasion du discours de clôture de l’Université d’été du Mouvement des Citoyens, que « l’immigration est absorbable à petites doses » et qu’ « il faut la maîtriser si l’on ne veut pas que la République perde pied »2. La restauration de l’État de droit – principe également cher aux libéraux, sans lequel il ne peut y avoir de société réellement libre -, fut aussi au centre des préoccupations de Jean-Pierre Chevènement en tant que ministre de l’Intérieur, entre 1997 et 20003.
Même s’ils comportent un certain nombre de plaidoyers pour plusieurs gouvernants passés qui se sont attachés, malgré la vogue multiculturaliste et communautariste ambiante, à réaffirmer le primat de la loi républicaine sur les revendications particularistes, les livres de Christian Jelen restent avant tout des réquisitoires implacables contre la démission de l’État en matière de prévention et de répression de la criminalité dans certaines villes ou certains quartiers du territoire national.
Paru en 1997, son ouvrage Les Casseurs de la République constitue à cet égard une charge d’autant plus accablante contre l’irresponsabilité de nos gouvernements en ce domaine qu’elle est étayée par une solide et méticuleuse investigation des faits.
Qui sont les « casseurs de la République » ? Ce sont déjà ceux qui, consécutivement à l’échec de leur intégration dans la République, tombent dans la délinquance récidiviste (« caillassage » de bus, dégradation volontaire de biens publics, trafic de drogue, vols, racket, violences faites aux personnes, etc.).
Échappant souvent à la sanction, notamment lorsqu’ils sont mineurs, ou écopant d’une peine souvent dérisoire comparativement aux délits qu’ils commettent, ils ne sont nullement dissuadés de rompre avec leur passé de délinquants pour devenir des citoyens respectueux des lois de la République. Et ce d’autant plus que règne un véritable « angélisme pénal », auquel le philosophe Alain Laurent a consacré tout un ouvrage, fort intéressant du reste4.
Mais le grand paradoxe, nous dit Christian Jelen, est que certains de nos dirigeants ou de nos responsables politiques, parfois même certaines de nos institutions, ont pu contribuer à la mise à mal des principes républicains.
Dans le deuxième chapitre de son livre, intitulé « Le président Chirac et les deux gouvernements Juppé ont-ils favorisé avec bonne conscience la France des tribus ? », Jelen insiste notamment sur le décalage entre le discours du candidat Chirac lors de la présidentielle de 1995 –qui affichait alors sa volonté de regagner les territoires perdus de la République et de rétablir l’autorité de la loi dans les « zones de non-droit » – et les actes du président après son élection5. « Ce sont des zones auxquelles il faut tendre la main », déclarait-il le 27 octobre 1995 sur France 2, « et dans lesquelles il ne faut pas faire de provocation »6.
Peut-être Chirac avait-il pensé qu’il était électoralement payant de se positionner en défenseur du respect intégral de l‘État de droit partout sur le territoire, pour ensuite, une fois arrivé au pouvoir, laisser les choses dans le statu quo. Quant à son Premier ministre Alain Juppé, lui aussi aura contribué à « faire entrer la République dans une logique différentialiste »[7.Ibid., p. 20.], en défendant au nom du progrès et de l’ « antiracisme » la mise en place de quotas7. Mais c’est surtout à Mitterrand que s’en prend Christian Jelen. L’ancien président fut bien trop complaisant à ses yeux à l’égard de l’idéologie multiculturaliste. Ainsi écrit-il à propos des multiculturalistes français : « Personne ne les aida autant que le président Mitterrand. Celui-ci, pour faire oublier ses échecs et attirer une partie de la jeunesse, créa de toutes pièces SOS Racisme, en 1984. Cette piteuse “Génération Mitterrand” s’employa à célébrer le droit à la différence et à détruire le modèle français d’intégration, fondé sur l’universalisme »8.
Christian Jelen s’étant éteint en 1998, il n’a pas pu voir comment le multiculturalisme a continué lors des années suivantes à étendre son influence, y compris parfois au sommet de l’État. Nicolas Sarkozy lui-même ne s’était-il pas déclaré opposé, en 2004, à la promulgation de la loi contre le port du voile dans les écoles publiques ? Et ne s’est-il pas fait un temps le chantre de la discrimination positive ?9
Il faut également lire le troisième chapitre de l’ouvrage en question de Christian Jelen, intitulé « Le Conseil d’État communautarise le peuple ». Pourquoi ce titre ? Dans un rapport de 1997, le Conseil d’État avait encouragé le recours à la discrimination positive pour « enrayer l’aggravation des inégalités économiques, sociales et culturelles »10. Ainsi donc, le Conseil d’État s’est imaginé qu’il pourrait encourager l’intégration des minorités en promouvant l’octroi de droits particuliers, ce qui dénote ainsi une vision communautarisée de la société française11.
« De cette manière », ajoute Christian Jelen, nos conseillers d’État « s’attaquent aux principes républicains qu’ils sont censés faire respecter »12. Entre 1989 et 1996, à l’occasion d’arrêts et d’avis promulgués sur la question du voile, le Conseil d’État, poursuit Christian Jelen, « a multiplié les décisions favorables à une conception ethnique et communautaire du peuple »13.
Jelen rappelle par ailleurs que la loi du 24 août 1993 relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France est venue annuler une jurisprudence qui autorisait la pratique de la polygamie en France14. Avant que cette loi n’entrât en vigueur, des étrangers polygames ont pu librement s’installer sur le territoire national, se voyant décernés une carte de résident qu’il n’était pas possible de leur enlever15.
Ce ne sont là du reste que quelques exemples parmi les plus édifiants qu’on trouve dans le livre de Christian Jelen, livre qu’il faut lire dans le détail pour prendre conscience de l’ampleur de ces atteintes répétées au principe de laïcité républicaine qui eurent lieu entre le début des années 80 et le moment où il écrivit, vers la fin des années 90. Il n’est d’ailleurs pas impossible que nous pâtissions encore aujourd’hui de cet incroyable renversement des valeurs, dans la mesure où celui-ci aura contribué à implanter durablement l’idée qu’il est toujours possible d’obtenir gain de cause lorsqu’on revendique le respect d’un droit particulier dérogeant au droit commun, du moins qu’il est possible de tourner la loi à son avantage.
L’« ensauvagement » tire aussi ses origines de ce qu’on n’a pas toujours défendu avec fermeté ni en toutes circonstances l’État de droit, ouvrant ainsi la voie à une crise profonde et durable de l’autorité de la loi républicaine.
Aux sources de l’« ensauvagement » : le multiculturalisme, une idéologie néfaste et contre-productive
Christian Jelen décrit en outre très bien la généalogie intellectuelle de l’idéologie multiculturaliste, aux ravages de laquelle on doit notamment la communautarisation grandissante de la société française depuis 30 ou 40 ans, ainsi que le renoncement à faire respecter partout l’État de droit. Ainsi, dans le chapitre 10 intitulé « La vulgate multiculturaliste héritière de la vulgate marxiste », Jelen souligne avec raison la filiation existant entre marxisme, tiers-mondisme et multiculturalisme :
« L’échec du communisme », écrit-il, « a incité les progressistes à reporter leur “imagination idéologique” sur les thèmes tiers-mondistes. Source à son tour de désenchantement, le tiers-mondiste a fait glisser l’esprit doctrinaire vers l’exaltation différentialiste »16.
À cet égard, poursuit Jelen, la lutte identitaire est aujourd’hui aux multiculturalistes ce que la lutte des classes fut jadis aux marxistes. Remarquons d’ailleurs que cette nouvelle lutte identitaire est toujours, voire plus que jamais d’actualité dans un pays comme les États-Unis, étant à la base même de ce que l’essayiste Dinesh D’Souza a appelé le « socialisme identitaire », nouvel avatar du socialisme17.
Comme ce fut le cas pour les partisans d’autres idéologies, les tenants du multiculturalisme (certains représentants des minorités, mais aussi des sociologues, des politiques « progressistes », des artistes et des représentants des métiers du spectacle) se figurent qu’ils œuvrent au nom du Bien et de la justice sociale, même si, dans la pratique, les résultats obtenus par eux se révèlent souvent être la négation même des buts qu’ils disaient ou croyaient poursuivre.
Est-on bien sûr en effet que la communautarisation croissante de la société française, que l’octroi de droits spécifiques à telle ou telle communauté aient vraiment contribué à améliorer la situation dans laquelle vivent les personnes qui entrent dans ces catégories ? En renonçant à assurer le respect des mêmes lois pour tous et en acceptant que s’enracine toujours un peu plus dans les mentalités l’idéologie différentialiste – que nous appellerions aujourd’hui « indigéniste » -, nous avons au contraire dans bien des cas retardé, compliqué, voire rendu impossible leur intégration. L’historien Arthur Schlesinger avait fait paraître en 1993 un livre intitulé La désunion de l’Amérique : réflexions sur une société multiculturelle. Les faits rapportés par Jelen et par bien d’autres journalistes et historiens depuis lors permettraient à coup sûr de rédiger une Désunion de la France, dans le prolongement de l’ouvrage de Schlesinger.
Nous aurions tort de penser que le multiculturalisme et le communautarisme se limitent essentiellement aux États-Unis, pays où ces idéologies ont en effet pris naissance : bien qu’ils fussent à l’origine étrangers aux valeurs de la République, ils n’ont cessé de se diffuser à travers la société, aboutissant ainsi à la remise en cause de l’unité nationale. « Sous Mitterrand », écrit Jelen, « les signes d’une lente transformation de la France en société multiculturelle se multiplièrent. Les pouvoirs publics négligèrent de transmettre les valeurs de la République et laissèrent les cultures d’origine se développer. Les communautés ethniques et religieuses se renforcèrent au détriment de la communauté nationale »18.
À cet égard, c’est la laïcité qui constitue pour Christian Jelen le « ciment de l’unité nationale dans un pays composite comme le nôtre »19. Jelen ne nie donc aucunement le fait que la société française soit une société diversifiée sur le plan de ses origines ethniques, pas plus qu’il n’encourage les personnes issues de l’immigration à abandonner une fois pour toutes leur culture d’origine (à condition que cette culture n’entre pas en conflit avec les lois de la République) : c’est pour lui l’adhésion de tous au principe de laïcité, c’est l’appropriation par tout un chacun d’une culture et de valeurs universalistes transmises ou censées être transmises par l’école de la République et par l’autorité familiale, qui sont les garantes d’une cohésion nationale, de plus en plus menacée par les dérives sectaires des multiculturalistes.
D’ailleurs, Christian Jelen se place sur le terrain même de ces derniers, arguant à juste titre que la laïcité est « un rempart beaucoup plus efficace que le droit à la différence contre le racisme et la xénophobie »20.
C’est donc au nom même de la lutte contre le racisme et la xénophobie que Jelen plébiscite le respect du principe de laïcité, laquelle, rappelons-le, n’est aucunement la négation de la liberté de conscience, mais l’assurance de la neutralité de la sphère publique.
Outre la laïcité, un autre pilier de l’unité nationale est l’adhésion à certains grands principes philosophiques et culturels qui sont à la base même de notre civilisation : le respect de la liberté individuelle, le respect de l’État de droit, le respect des droits de propriété et la liberté d’expression. Or en tentant d’imposer l’idée que les fondements de la civilisation occidentale seraient mauvais, le multiculturalisme entend nous faire renoncer à ce qui a pourtant fait la singularité de cette même civilisation.
Ainsi que l’a écrit Roger Scruton dans son livre De l’urgence d’être conservateur, le multiculturalisme soutient que « nous devons marginaliser nos coutumes et nos croyances héritées, voire nous en défaire, afin de devenir une société “inclusive” où tous les nouveaux arrivants puissent se sentir chez eux, au mépris de tout effort d’adaptation à leur nouvel environnement »21.
Les fondements de l’intégration : l’école laïque et le respect de l’autorité familiale
Pour accomplir leur programme idéologique de mise à la casse des valeurs de la République, les multiculturalistes s’en prennent déjà à l’un de ses symboles, qui est en même l’un de ses piliers : l’école laïque, fondée sur la transmission du savoir. Christian Jelen s’en prend ici notamment au sociologue Alain Touraine, pour qui l’école républicaine serait non pas un tremplin vers l’intégration, mais au contraire une machine à fabriquer de l’échec scolaire22.
Reprenant le vieux vocabulaire marxiste, Touraine, qui récuse le fait que l’école laïque et républicaine puisse réellement fonctionner comme ascenseur social, va même jusqu’à dire dans son livre Pourrons-nous vivre ensemble ? (Paris, Fayard, 1997) : « La réduction de l’éducation à l’instruction publique […] a eu pour mission historique principale de devenir l’idéologie d’une nouvelle bourgeoisie et surtout de la bourgeoisie d’État »23… Sur le sujet de l’école et de la violence qui continue de s’y dérouler, il convient notamment de lire le chapitre 6 de La Guerre des rues de Jelen, intitulé « Nous laissons la violence s’installer à l’école ».
Longtemps considérée comme le lieu privilégié de la conquête par l’élève de sa future autonomie intellectuelle et culturelle grâce au travail personnel et à l’acquisition de connaissances, l’école a opéré, sous l’influence des multiculturalistes post-soixante-huitards, un revirement complet : on ne lui demande plus en effet de transmettre des connaissances – ce serait, paraît-il, une conception « réactionnaire » de l’éducation -, on ne lui demande plus d’enseigner en obligeant les élèves à travailler, on lui demande désormais d’être, pour reprendre les mots d’un proche collaborateur de Claude Allègre, alors ministre de l’Éducation nationale, un « lieu de vie », dont le but est d’apprendre aux élèves « à vivre ensemble, à s’écouter, à se parler, à inventer ensemble leur avenir »24.
L’élève ne doit plus acquérir un savoir (ce qui devrait pourtant l’amener à mieux penser par lui-même !), il doit pouvoir construire son « parcours » d’apprentissage – si possible de manière « ludique » ! Cette phraséologie creuse n’est, au demeurant, que le reflet sémantique du grave déclin de l’école laïque, enjointe qu’elle fut depuis une trentaine d’années au moins de s’adapter aux élèves, alors que c’est l’inverse qui aurait dû avoir cours. Les conséquences de la pédagogie post-soixante-huitarde ont été catastrophiques, avec une hausse importante du nombre d’élèves illettrés arrivant au collège ou au lycée.
En ce sens, on peut être d’accord avec Alain Touraine : l’école est bien devenue, notamment dans certaines banlieues, une machine à fabriquer de l’échec et de l’inégalité – seulement c’est l’idéologie pédagogique inspirée par le multiculturalisme qui est responsable de cette triste situation, nullement l’école laïque et républicaine.
Christian Jelen ne déplore pas seulement la disparition des principes de l’école laïque, battus en brèche par le sectarisme pédagogique multiculturaliste : il constate également le délitement de l’autorité familiale, autre fondement de l’intégration : l’autorité parentale peut en effet favoriser cette intégration (tout comme l’absence d’autorité parentale peut la freiner, voire l’empêcher). La Famille, secret de l’intégration (Paris, Robert Laffont, 1993) est, au même titre que Les Casseurs de la République ou La Guerre des rues, un ouvrage de Christian Jelen qu’il convient de relire du fait qu’il n’a rien perdu de son actualité et qu’il contribue largement à éclairer certains des vrais ressorts sociologiques de ce que l’on nomme aujourd’hui l’« ensauvagement ».
Le relatif oubli dans lequel les écrits de Christian Jelen sont tombés s’explique peut-être par le fait que nos partisans du multiculturalisme et du communautarisme (deux des idéologies dominantes de notre temps) n’ont aucunement intérêt à ce que ces idées progressent. Or ont-ils bien conscience que ce sont en fait eux, et non des auteurs comme Jelen, qui font réellement le jeu de l’extrême droite ?
Citons pour finir le dernier paragraphe du premier chapitre des Casseurs de la République, paragraphe qui résume à lui tout seul la démarche de l’auteur : « Mon propos », écrit-il, « est de réagir contre la démagogie ambiante, en désignant les bradeurs de l’idéal républicain, tous ces apprentis sorciers à la gloire desquels les lepénistes devraient élever un monument avec cette inscription : “Le Front national reconnaissant”. Car personne n’aide autant Le Pen que ceux qui, sous couvert de multiculturalisme ou de communautarisme, œuvrent à la décomposition de la République et à la destruction de la nation »25.
Matthieu Creson
Chercheur associé à l’Institut libéral de Genève
Chercheur en histoire de l’art
Diplômé en philosophie et en lettres
Photo : Shutterstock
- Christian Jelen, La Guerre des rues. La violence et les « jeunes », Paris, Plon, 1999, p. 15. Pour une critique de la stupidité et de l’ignominie du racisme, je me permets de renvoyer le lecteur à mon article paru sur le site de la Revue politique et parlementaire, « L’individualisme libéral comme philosophie du vivre-ensemble, ou pourquoi il faut (re)lire Ayn Rand aujourd’hui » – https://www.revuepolitique.fr/lindividualisme-liberal-comme-philosophie-du-vivre-ensemble-ou-pourquoi-il-faut-relire-ayn-rand-aujourdhui/. ↩
- Cité dans Christian Jelen, La Guerre des rues, op. cit., p. 59. ↩
- À propos de Jean-Pierre Chevènement, on pourra lire avec profit l’interview qu’il donne dans Le Point du 10 septembre 2010. ↩
- Alain Laurent, En Finir avec l’angélisme pénal, Paris, Les Belles Lettres, 2013 ↩
- Christian Jelen, Les Casseurs de la République, Paris, Plon, 1997, p. 18. ↩
- Cité dans Ibid. ↩
- Ibid. ↩
- Ibid., p. 13 ↩
- Alain Laurent, La Société ouverte et ses nouveaux ennemis, Paris, Les Belles Lettres, 2008, p. 190 ↩
- Cité dans Christian Jelen, Les Casseurs de la République, op. cit., p. 36. ↩
- Ibid. ↩
- Ibid. ↩
- Ibid. p. 36 ↩
- Ibid. p. 42. Voir aussi le chapitre 3, consacré à la polygamie en France, d’un autre livre de Christian Jelen, La Famille, secret de l’intégration. Enquête sur la France immigrée (Paris, Robert Laffont, 1993). ↩
- https://www.immigration.interieur.gouv.fr/Immigration/L-immigration-familiale/L-etat-de-polygamie-et-le-droit-au-sejour. ↩
- Christian Jelen, Les Casseurs de la République, op. cit., p. 139. ↩
- https://www.revuepolitique.fr/le-socialisme-democratique-americain-ou-vers-une-nouvelle-tyrannie-de-la-majorite/. ↩
- Christian Jelen, Les Casseurs de la République, op. cit., p. 13. ↩
- Ibid. p. 36 ↩
- Ibid. ↩
- Roger Scruton, De l’urgence d’être conservateur, Paris, Éditions du Toucan, 2016, p. 135-136. ↩
- Christian Jelen, Les Casseurs de la République, op. cit., p. 156. ↩
- Alain Touraine, Pourrons-nous vivre ensemble ?, Paris, Fayard, 1997, p. 337, cité dans Ibid., p. 157. ↩
- Philippe Meirieu, L’École ou la guerre civile, Paris, Plon, 1997, p. 20 ; cité dans Ibid., p. 166. ↩
- Ibid., p. 15. ↩