En mars 2020, la France déclare la guerre à un virus, le SARS-Cov-2, apparu la première fois en décembre 2020 à Wuhan, dans la province de Hubei en Chine. Comme beaucoup d’autres pays développés, la France n’était pas préparée à cette guerre. Non pas parce qu’elle était inimaginable mais parce que notre pays vit sur ses acquis du XXe siècle et n’a pas reconstruit son système de santé pour affronter les nouveaux enjeux du XXIe siècle.
Avant d’être un accélérateur de l’Histoire, la pandémie fut d’abord un révélateur des forces et faiblesses de notre système de santé avec lesquelles le gouvernement en place a dû compter. Impréparation de l’État à piloter la santé publique, faiblesse des structures hors du soin, absence des réserves stratégiques de produits de protection sanitaire, fonctionnement hyper centralisé et bureaucratique de l’administration, faiblesse de la démocratie sanitaire, déclin de notre recherche et de nos industries de santé… La liste est longue des failles structurelles qui nous font payer cette crise au prix fort.
Comme après la Deuxième Guerre mondiale, la France doit bâtir de nouvelles fondations pour rester parmi les nations prospères et enviées dans le monde. Cette nécessité et ces urgences ne sont pas liées à la crise, qui n’a fait que révéler ce que l’on connaissait. C’est la marque de la fin d’un modèle social devenu inadapté à son environnement social, économique, technologique.
Le nouveau modèle proposé est issu d’un travail de trois ans de l’Institut Santé1.
La triple transition impose un nouveau modèle
La dégradation de notre système de santé, qui a fait figure de référence mondiale au XXe siècle, est donc principalement liée à son inadaptation aux nouveaux enjeux du monde contemporain. Le début du XXIe siècle est marqué par une triple transition démographique, épidémiologique et technologique.
La transition démographique correspond au vieillissement de la population dont l’intensité est sans précédent de 2010 à 2030, notamment avec l’arrivée des baby-boomers à un âge supérieur à 80 ans en 2030. Ainsi, cette population des plus de 80 ans, qui représentait 1,5 % en 1960, 5 % en 2010, sera de 11 % en 2050. La part des plus de 65 ans passera de 17 % à 26 % de 2017 à 2050 et les plus de 60 ans pèseront un tiers de la population à cet horizon.
La transition épidémiologique résulte d’un allongement de la durée du risque en santé. C’est la chronicisation du risque maladie qui transforme la stratégie de gestion de ce risque. On observe un allongement de la durée du risque pour la plupart des risques sociaux (retraites, chômage, exclusion), qui induit une évolution du pilotage du risque. Dans le modèle actuel, le pilote principal est l’offreur de soins ; dans le nouveau modèle, ce sera le demandeur, le citoyen-patient. Cet engagement optimal du citoyen nécessite une motivation de sa part, mais aussi des capacités qui doivent être activées et renforcées par le nouveau système.
La santé est au cœur d’une hyper-révolution technologique, issue de la convergence de plusieurs révolutions (génomique, digitale, sciences cognitives, nanotechnologies), qui représente la troisième transition. Elle permet en réalité de réaliser avec succès les deux premières et comprend un arsenal d’outils qui sont des moyens incontournables de transformer notre système de santé. La technologie reste un outil, un moyen et non une fin. Enfin, cette transition technologique fait de la santé un secteur économique stratégique et un enjeu de souveraineté nationale.
Le modèle actuel n’étant pas en mesure de répondre à cette triple transition, il est ainsi nécessaire de construire un nouveau modèle.
Les trois piliers stratégiques du nouveau modèle de santé
D’abord, c’est une nouvelle approche culturelle de la santé qui est à entreprendre. La santé est traditionnellement vue comme une source de dépenses publiques de soins. Dans le nouveau modèle, elle est considérée comme une source de bien-être social, de réduction des inégalités sociales, de développement économique, d’autonomie et de dignité des personnes et de pouvoir géopolitique. En bref, la santé est vue comme un renforcement du capital humain et un potentiel d’innovation technologique à saisir. Ceci change radicalement la place de la santé dans la société et en politique.
Ensuite, trois évolutions stratégiques majeures dans la gestion du risque ont permis de construire ce nouveau modèle.
Du soin à la santé : la considération holistique de la santé (la santé globale) induit un modèle qui est au service de la santé des bien-portants tout autant que de celle des malades. La prise en compte des déterminants de santé non médicaux, en plus des déterminants médicaux, étend le champ d’actions du système de santé et impose une approche transversale aussi bien sur le plan politique que scientifique. Elle induit aussi l’utilisation plus exhaustive de certains acteurs comme les collectivités territoriales, à travers une politique de décentralisation de certaines missions de santé publique.
Ce premier pilier génère un avantage comparatif par rapport au modèle de 1945 à travers la capacité de réduire les inégalités sociales de santé et d’augmenter l’espérance de vie en bonne santé grâce à la politique de santé. Nous passons du principe du soin pour tous de 1945 à celui de la santé pour tous. Une réorganisation du triptyque gouvernance-financement-organisation s’impose pour accompagner ce virage vers le capital humain en santé.
De l’offre à la demande : le système actuel est piloté à partir de l’offre de santé, le nouveau modèle le sera à partir de la demande, installant l’individu, l’usager en son centre. Cette demande se traduit en termes de besoins de santé et induit un système fondé stratégiquement sur la santé publique (i.e. une approche populationnelle et préventive) et non plus sur le soin. Il induit une territorialisation aboutie de la santé (avec un territoire identique pour tous les soignants) pour répondre de façon personnalisée aux besoins de santé de chacun et adaptée aux territoires.
Cette approche par la demande répond à l’exigence de personnaliser la réponse aux besoins individuels de santé et de prendre en compte l’environnement social et familial des personnes.
À titre d’exemple, un contrat thérapeutique est élaboré avec chaque patient souffrant d’une affection de longue durée afin de créer un écosystème personnalisé de ressources humaines, techniques et technologiques pour gérer le parcours du patient. Un budget personnalisé de santé est aussi mis en place pour ces patients. L’accès pour tous aux innovations technologiques est un des défis relevés par cette évolution, ce qui nécessite de réarmer notre recherche médicale et de repenser la gouvernance des produits de santé.
De l’étatisme à la démocratie sanitaire et sociale : un système centré sur l’individu usager et sa santé globale exige un processus de démocratisation avancée. Cet individu capable, informé et responsable de sa santé devient un acteur à part entière du système de santé. À titre d’exemple, les usagers et les patients acquièrent un statut de professionnel de santé dans le nouveau modèle, en tant que représentant, formateur, pair-aidant ou médiateur de santé. La démocratisation des institutions de gouvernance, dont la Sécurité sociale et les établissements de santé, redonne une réelle capacité de décision et d’organisation des soins aux professionnels de santé, dans le cadre défini par la politique de santé nationale.
Des avancées majeures avec le nouveau modèle
Après avoir construit le meilleur système de soins au XXe siècle, la France peut-elle construire le meilleur système de santé au XXIe siècle ? L’enjeu est considérable si on aborde la santé dans tout son champ social, médical, économique, géopolitique et même civilisationnel.
Ce nouveau modèle est une formidable espérance, bien au-delà du monde de la santé. Il génère trois bénéfices stratégiques que le système actuel ne peut pas produire : du bien-être social pour tous, une démocratisation de la santé et une source de prospérité économique.
La première avancée sur le bien-être social résulte du basculement de la gestion du risque maladie de l’aval vers l’amont, du moment de la maladie vers le début de la vie des individus, du soin vers le maintien en bonne santé. Un plan d’investissement social en santé de 10 milliards d’euros sur cinq ans, complété par un plan de 5 milliards d’euros dans la prévention médicalisée, apporte les moyens nécessaires pour renforcer la santé publique. Une réallocation des ressources, qui passe par une diversification des modes de paiement, garantit une revalorisation durable et juste de la rémunération des soignants.
La deuxième avancée est la démocratisation de la santé, qui s’appuie aussi sur notre concept d’autonomie solidaire. Cette société solidaire de la responsabilité en santé est conçue à partir d’une institution qui structure la vie démocratique du système, l’assurance santé, et sur une approche contractuelle entre la plupart des composantes du modèle. Le nouveau modèle fait renaître un projet politique autour de la branche santé de la Sécurité sociale, qui devient le payeur assurantiel unique d’une grande partie des prestations. On définit un contrat thérapeutique pour les patients souffrant de pathologies chroniques afin de leur garantir un écosystème humain et technologique optimisé.
Cette contractualisation est un levier essentiel pour rétablir la confiance entre les acteurs et les responsabiliser dans un esprit d’autonomie solidaire.
Elle est accompagnée d’une démocratisation des institutions qui gouvernent le système, et celles qui gèrent la prise en charge opérationnelle. Les usagers et les patients acquièrent un réel statut pour professionnaliser, reconnaître et rétribuer à leur juste valeur les missions qu’ils remplissent que ce soit en tant que représentant, formateur, pair-aidant ou médiateur de santé. Ils seront reconnus comme des professionnels de santé à part entière et seront formés dans les départements de patients présents dans chaque université de médecine.
La troisième avancée est de faire de la santé en France une source de prospérité économique en relançant la recherche médicale et en considérant l’innovation technologique comme un objectif stratégique en santé. La France doit revenir proche de la frontière technologique en santé dans les cinq prochaines années. L’organisation de la recherche a été repensée entre l’ANR, l’INSERM et le CNRS ; le budget annuel est porté à 5 milliards d’euros dans les cinq ans. L’environnement réglementaire des études cliniques est simplifié pour être compétitif avec les États européens les plus performants en la matière.
Le nouveau modèle s’inscrit dans une réindustrialisation du pays à partir des innovations thérapeutiques telles que la génomique, à travers notamment la conception d’un Airbus de l’ARN messager, visant à faire de la France un leader dans l’ingénierie du vivant. Il intègre une digitalisation massive des structures aussi bien pour les soignants que pour les usagers. Le génie français en médecine sera aussi de nouveau une source de rayonnement de la France dans le monde. Enfin, la souveraineté recouvrée par la France en matière sanitaire se complétera d’une Europe de la santé qui apportera des moyens financiers, humains et institutionnels supplémentaires aux États-membres.
Une base philosophique nouvelle : l’autonomie solidaire
Toute refonte du modèle social doit s’appuyer sur une philosophie, une conception de l’individu et de la société, comme ce fut le cas pour la Sécurité sociale en 1945. Pour répondre au changement de l’environnement, nous avons créé le concept d’autonomie solidaire en protection sociale et l’avons décliné dans toutes les composantes du nouveau modèle de santé.
Ce concept prend en compte l’évolution de l’individu anonyme et abstrait vers un individu singulier et unique, à la recherche d’égalité réelle et d’autonomie, de reconnaissance et de dignité, même quand il est en situation de faiblesse et de vulnérabilité. C’est un individu capable de développer ses potentialités tout au long de sa vie et c’est cette capacité qu’il faut protéger dans le nouveau modèle social.
C’est une nouvelle forme de solidarité qui vient irriguer la protection sociale du XXIe siècle, plus active que dans le modèle de 1945, assise sur le solidarisme et le concept de justice sociale.
Elle garantit que le nouveau modèle renforcera la capacité d’actions de chacun, y compris les plus défavorisés, pour gérer de façon autonome leur risque santé. Ceci est rendu possible par la nouvelle stratégie qui part des besoins de santé, de la santé globale et respecte les choix et aspirations individuels.
Ce nouveau modèle est bien un modèle français car il renforce des fondamentaux existants comme le libre choix de son professionnel de santé, les droits et devoirs, l’égalité des chances, le financement solidaire et l’indépendance professionnelle des soignants. S’il est d’inspiration française, il a une vocation universelle car il relance la vision humaniste et autonome pour tous de la révolution. Cette autonomie n’est pas un repli sur soi mais « un respect pour l’humanité » comme le disait Rousseau.
La réalisation politique de la réforme
La première condition de succès de toute grande réforme est d’abord d’être dans la bonne temporalité. La construction du modèle social de 1945 a été possible du fait de circonstances exceptionnelles après les deux grandes guerres qui avaient mis la France à terre, mais pleine de ressources à activer. Le Conseil national de la Résistance a réalisé le travail de réflexion pour reconstruire le pays dès la guerre finie. Nous sommes aujourd’hui dans une phase de reconstruction, dont l’histoire peut nous inspirer. La crise sanitaire va jouer un rôle d’accélérateur de l’histoire et servir la faisabilité de la refondation. Nous serons probablement en 2022 dans une logique soit de chaos, soit de sursaut en santé. Les pourfendeurs de toute réforme structurelle auront plus de mal à se faire entendre.
Outre la temporalité, il restera à diffuser largement, expliquer clairement et convaincre le plus grand nombre de la nécessité et de la pertinence de cette réforme. Une fois ce nouveau modèle rendu public, il restera donc à réussir la dernière étape : promouvoir et expliquer la réforme le plus largement possible. Nous pourrons considérer alors que la société civile engagée aura fait sa part du travail dans cette quête de sursaut national que représente cette réforme.
Cette part ne suffira pas si le monde politique ne remplit pas la sienne, s’il ne s’empare pas du sujet à travers un grand débat démocratique pour mener à son terme cette refondation. En effet, le nouveau modèle devrait être instauré par ordonnances dans les 100 premiers jours du prochain mandat présidentiel, après avoir fait l’objet d’un vaste débat pendant la campagne et avoir reçu le sceau démocratique par l’élection. C’est une réforme globale et non un plan à tiroirs. Sa réussite et sa cohérence imposent de réaliser l’ensemble des mesures proposées.
Si le prochain président élu est celui ou celle qui incarne le mieux cette refondation, alors l’espérance, qui est « le songe de l’homme éveillé » selon Aristote, deviendra réalité !
Frédéric BIZARD
Professeur d’économie, ESCP
Président fondateur de l’Institut Santé
Auteur de L’autonomie solidaire en santé, Éditions Michalon, sortie le 21 octobre 2021.
- Centre de recherche indépendant dédié à la refonte du système de santé, créé en 2018, apolitique, indépendant et citoyen (www.institut-sante.org) ↩