« La démocratie idéale serait celle où le peuple ne donnerait jamais son avis ».
Jean Dutourd
Depuis le « Grand débat national » initié par le président Emmanuel Macron, la démocratie dite participative revient au goût du jour. Face à une défiance croissante à l’égard des élus et une participation électorale fragilisée, l’échange n’a jamais été autant central dans la vie politique comme sociétale. L’une des grandes avancées de la démocratie se situe dans la permission du débat, dans cette possibilité donnée aux citoyens de s’opposer, de se disputer, de problématiser les questions politiques, économiques ou sociétales qui ponctuent leur quotidien.
« Être français, c’est se disputer dans la même direction ». Antoine de Saint-Exupéry pardonnera, je l’espère, cet emprunt à l’une de ses plus belles citations.
Démocratie et débat public forment un binôme essentiel, les deux jambes sur lesquelles repose une république. Mais plus largement, le débat, au sens d’échange avisé et instruit, est le nœud de toute avancée intellectuelle.
Faire vivre le débat dans une démocratie, dans une famille, dans une entreprise est le signe à la fois d’une vitalité intellectuelle, mais aussi d’une sanité qui ne soit pas altérée.
Des budgets participatifs à la notion de « préférendum » évoqué récemment par la présidence actuelle, les échanges semblent désormais au cœur de nos institutions.
De dispute à disputatio … quelques lettres qui changent tout.
« Il vaut mieux se disputer avec quelqu’un d’intelligent que parler à un imbécile », dit un proverbe chinois. En ces périodes de confits exacerbés, d’anathèmes jetés à la figure en lieu et place d’arguments, se disputer semble devenir un moyen d’échange par défaut.
Or, échanger, c’est avant tout partager (un point de vue, une conception de la vie ou un état d’esprit), c’est vouloir se faire comprendre, c’est chercher à communiquer réellement, tout en s’élevant intellectuellement.
Disputatio… ce mot déclenche immédiatement, pour les connaisseurs, de lointaines souvenances médiévales, et pour les lecteurs passionnés une plongée dans une collection éditoriale contemporaine du même nom. Loin de simples débats strictement limités aux sujets théologiques, la disputatio, née au sein de l’Église catholique, fut l’une des principales méthodes d’enseignement et de recherche dans les universités du Moyen Âge. Cette pratique forma le socle des universités naissantes et structura pendant des siècles la pensée occidentale en imposant cet exercice majeur dans la formation universitaire des étudiants à Paris.
Le principe en était simple : instaurer un débat philosophique entre deux étudiants à l’oral devant un maître, un auditoire et parfois même en public.
Grand jour que celui-ci puisqu’alors, pour l’occasion, les cours étaient suspendus !
Pour résoudre, il faut « disputer », mais au sens de la disputatio, clé de voute de la théologie, qui pourrait être rapprochée de la discussion éclairée entre deux interlocuteurs. Nous sommes ici bien loin de ces commentateurs ou politiciens qui se disputent comme des chiffonniers !
Du latin disputare (« examiner, discuter »), le terme fut dans un premier temps employé au sens de “débattre”. Argument, contre-argument, objection, confrontation, fruits d’une discipline et d’un art de la rhétorique consommé, la disputatio mettait en lumière les connaissances des uns et des autres et relevait le débat d’une aura constructive : celle de la raison.
L’exercice mettait en jeu plusieurs aptitudes : celle de connaitre les textes sur lesquels le débat portait, celle de les commenter, mais aussi celle de les adapter à la situation contemporaine.
Belle approche intellectuelle qui fut ensuite reprise par Ignace de Loyola. Lui faisant quitter le quartier Latin, ce théologien la généralisa dans les nombreux collèges jésuites qu’il créa au XVIe siècle. Ensuite, la pratique finit par se perdre et la période contemporaine la remisa comme une approche élitiste et poussiéreuse.
Or, justement, étymologiquement, disputer c’est nettoyer, « mettre au net un compte après examen et discussion ». Il s’agit donc de faire briller ce qui était obscur, de clarifier, d’éclaircir ce qui est encore confus, et ce par l’objection. Qu’en est-il de nos jours ?
Débat et démocratie
De l’Assemblée nationale, lieu du débat par excellence, aux forums de discussion, en passant par la communication médiatique, la confusion règne et l’esprit de parti remplace l’esprit critique, l’esprit de corps remplace l’esprit de finesse, et seul l’esprit « frappeur » semble régner.
La présence d’esprit, quant à elle, ne semble plus être d’actualité.
Information du peuple, débats entre parlementaires, décision souveraine (directe ou indirecte) des citoyens, voici quelques-uns des principes sous-tendant la démocratie.
La démocratie est un système politique qui repose sur la participation active des citoyens à la prise de décision. En son sein, tous les citoyens ont le droit d’œuvrer à la vie publique, de s’exprimer sur les questions qui les concernent et de prendre part aux verdicts politiques qui affectent leur vie.
Cela inclut le droit de vote, le droit de s’exprimer librement et le droit de participer à la vie publique.
Mais sait-on seulement encore débattre en France ? Il suffit d’observer l’hémicycle parlementaire ces derniers mois pour légitimement se poser la question. Les débats parlementaires se sont énormément appauvris, sur le fond comme sur la forme.
Il est particulièrement inquiétant de voir à quel point l’invective, dans les affrontements entre élus, remplace l’argument, combien l’anathème est jeté plus souvent que le raisonnement n’est développé. La parole semble devenir non plus un art oratoire, mais un art martial.
Ce faisant, elle s’éloigne de plus en plus de son rôle premier, celui d’être le langage incarné de l’Homme, d’exprimer des idées, des aspirations, dans le respect de l’autre.
La parole permet d’exprimer ce que deux singularités souhaitent partager, s’instruisant mutuellement, en donnant sens, en posant des mots sur des pensées.
Or on assiste à des échanges qui se rapprochent de plus en plus à un affrontement où l’avis exprimé doit triompher sur celui de l’autre, soumettre l’interlocuteur, voire anéantir toute velléité de réponse.
En écho au titre de l’ouvrage du Professeur Bénédicte SERE, la disputatio dans l’université médiévale ne pourrait-elle pas se voir comme l’esquisse d’un usage public du raisonnement ?
Et si la « disputatio » pouvait sauver le débat démocratique ?
Inventé dans les universités au Moyen Âge, cet art de la controverse permettait à deux personnes de débattre autour d’une question « disputée ».
Le combat était bien présent mais la joute était oratoire, le débat disert, la confrontation éloquente.
Dé-battre, c’est se battre vivement, avec énergie ; c’est lutter. Ce verbe vient de l’ancien français debatre (« lutter, se quereller, discuter »). Il s’agit donc permettre à plusieurs personnes de converser, chacune exposant ses arguments.
La disputatio permettait, devant une assemblée attentive, de structurer sa démonstration, de peaufiner ses éléments de réponse, de défendre sa position.
Pourquoi cette méthode ancienne ne pourrait-elle pas s’appliquer à nos assemblées démocratiques, à nos hémicycles parlementaires, à nos conventions citoyennes ?
Il est vrai que pour cela, plusieurs conditions doivent être réunies, et à leur lecture, le problème va apparaitre rapidement.
Primo, une disputatio implique que l’expression de son point de vue se fasse avec assertivité, et non que cela aboutisse à un navrant pugilat. Cela implique surtout que, loin de faire d’une divergence d’opinion une anomalie, elle doit être considérée comme une opportunité de s’élever.
Ensuite, avant de « disputer », il est impératif de maîtriser son sujet, ce qui est loin d’être le cas des politiciens, commentateurs ou intervenants sur les controverses de ces dernières années. Combien d’experts de la santé pour la gestion du Covid, combien de connaisseurs de la géopolitique sur le conflit en Ukraine, ou encore de maîtres en climatologie sur le changement climatique ont réellement participé aux débats sur ces sujets d’actualité ?
Enfin, réussir sa prise de parole, c’est en faire une opportunité de connexion, de partage d’émotion et d’intelligence.
La disputatio est un débat contradictoire permettant, certes, d’affuter sa réponse, de travailler sa dialectique, de stimuler le dialogue mais le « répondeur » n’est jamais un ennemi.
On parle ici de dispute sans adversité, de débat sans différend. Bien loin du spectacle affligeant que nous offrent certains députés, des altercations de débats télévisés, des empoignades où l’égo prévaut sur la nature de l’échange.
Pour conclure, le combat physique résulte le plus souvent de l’échec de la parole. Faire mouche sans réaliser des coups bas, éclairer un débat par les idées et non briller en société, des nuances de poids qui œuvrent à la qualité d’un débat.
Mais il faut malheureusement non pas voir le débat tel qu’on voudrait qu’il soit, mais le regarder tel qu’il est : une estrade sur laquelle tous les coups sont permis, dans laquelle la forme prime désormais sur le fond.
Comme le rappelle le philosophe Philippe-Joseph Salazar : “La politique, dans nos démocraties, se réduit beaucoup à des prestations de parole sans enjeu rhétorique réel”. Cela est consternant car les intelligences s’aiguisent lorsqu’on les confronte l’une à l’autre.
Il insiste également sur un autre élément clé. Exercice politique propre à la démocratie, la rhétorique (fondement de la disputatio) est menacée de dépérir, à confondre argumentation et sollicitation d’émotions éphémères.
On dit qu’une dispute est la plus longue distance entre deux points de vue ; cela implique que l’on parcoure ensemble une partie du chemin.
Les mots doivent être des fenêtres, plutôt que des murs (en référence au livre de Marshall B.Rosenberg). La disputatio ne pourrait-elle pas être un remède au déclin démocratique, car elle détient des vertus qui manquent dans le débat public.
Si maturité et esprit de conciliation président à celui-ci, alors la sortie se fera par le haut car, comme le disait si bien Alfred de Musset, « Le plaisir des disputes, c’est de faire la paix ». La paix appelée de leurs vœux par tant de populations.
Alors, réinjecter un peu de disputatio dans nos échanges, ne serait-ce pas un service à rendre à notre démocratie ?
Floriane Zagar