Avec la monté de l’Etat islamique, ce qui se passe au Moyen Orient et en Europe, noyé de laïus surabondant, approximatif et parcellaire, est presque incompréhensible au citoyen ordinaire. C’est sans doute volontaire et involontaire, à la fois nécessaire et surprenant.
Gouverner c’est se taire, prendre la mesure du discours obligé et de la prudence, ne pas paniquer les foules incrédules, maintenir un réel ou un semblant de maîtrise. Le reste dépend des jours qui passent et des incompressibles inattendus.
Le “jeu” est celui de la bécasse et des renards : la bécasse est l’Occident dans sa globalité, haï, insupportable, qu’il faut mettre à genoux, éliminer. Les renards, ce sont l’État islamique, disons “Daesh” (puisque ce vocable est commode), et tous les autres affiliés sous des identités diverses, qui ont décidé de cette élimination : haine archaïque et violente épaulée des moyens traditionnels de destructions mais aussi des techniques ultra-sophistiquées de la virtualité contemporaine. Là est le problème.
On sait depuis très longtemps que tout ce qui arrive “devait” arriver… L’Europe et le Moyen-Orient c’est un vieux couple, toujours brouillé, mais indissociable. Les entrelacs de relations, soumissions, enrichissements, destructions, révoltes et avatars sont innombrables entre la mosaïque des populations de cultures et langues sémitiques avec les Grecs, les Romains, les Francs, Celtes et Normands, suivis – au cours et après la longue parenthèse ottomane – des Vénitiens et Gênois, puis à partir des sanglants 19e et 20e siècles de la domination des Français et surtout des Britanniques, relayés dès les années 30 par les Américains (première concession saoudienne à la S.O. of California en 1933). Certes, les Britanniques ont largement aidé à éliminer l’Ottoman, mais pour mieux accaparer les ressources potentielles. Nous payons maintenant le prix de ces dernières tribulations dominatives, embrouillées et meurtrières, dont l’inconscience est accablante. Comme l’a exprimé l’écrivain indonésien Goenawan Mohamad (sunnite) : “…nous n’avions que le droit de subir et de nous taire ; il faudrait peut-être maintenant commencer à nous écouter”.
La première tentative coloniale de l’Occident chrétien, moins de quatre siècles après l’Hégire (632) fut celle des Croisades qui dura deux siècles (de 1096 à environ 1290) dont les séquelles furent innombrables. Il faudra peut-être admettre – sans culpabilité – que le vaniteux Occident risque de commencer à subir une sorte de “Croisade à l’envers”, le début de la tentative par des musulmans fous de colère, de la reconquête de ce qu’ils considèrent comme leur propre empire. Sous cet angle, tout s’éclaire. En ce moment se jouent sans aucun doute, d’une part le destin nouveau du Moyen-Orient, puis une redistribution mondiale des cartes, enfin l’avenir de l’Europe, cette “péninsule avancée de l’Asie” selon Paul Valéry.
Une “Croisade à l’envers”, cela va durer longtemps, deux siècles peut-être ? La bonne question n’est pas de se demander si elle peut réussir – éventuellement découpée en chocs successifs gagnés ou perdus – mais de s’interroger sur cette situation nouvelle et les procédés nouveaux nécessaires pour l’appréhender : il faut envisager le pire, le chaos généralisé (il n’est plus très loin et peut être attisé par des décisions aussi hâtives qu’imprudentes), ou tabler avec les idéalistes et les utopistes sur un nouveau mode de relations, une fois écartée la plus violente phase de violence.
La réflexion sur L’Etat islamique doit se faire lente et distanciée pour rester claire
- Les effrayants évènements du 13 novembre, à Paris, sont à inscrire dans une dérive de long terme de la part de tous les protagonistes ; d’une part un aveuglement qui confine à l’idiotie, d’autre part une exaspération et des frustrations de plus en plus mal vécues. En fait, si on réfléchit et situe dans le temps le début du désastre commun – car c’est un désastre commun – il faut le dater du fameux discours d’Alexandrie de Gamal Abdel Nasser en 1956, point de départ du vaste mouvement de la “libération” du Moyen-Orient de l’emprise des Occidentaux. Ce discours n’a pas un mot de référence à la religion ni à l’islam ; il est une longue diatribe contre la mainmise “capitaliste” sur l’Égypte ; à sa suite, le Raïs nationalisera le Canal de Suez, entreprendra une croisade contre Israël.
- Les objectifs de l’Etat islamique (quel qu’il soit) ne sont donc pas nouveaux : mettre la main sur les biens accaparés par l’Occident capitaliste, notamment Suez, anéantir Israël, recomposer l’emprise de l’islam sur le bassin méditerranéen et au-delà. Mais cela, après soixante-dix années d’évolution technologique et d’apprentissage dans les universités de l’Occident, éventuellement ses armées et ses prisons, avec des moyens bien plus puissants. La bécasse a elle- même donné les clefs de son terrier aux renards.
- Au plan juridique, l’État islamique (“proto-État” selon certains) apporte deux innovations phares :- D’une part il se présente comme un Califat unifié et fait disparaître le découpage territorial et institutionnel des États fantoches créés et imposés par les Européens depuis un siècle, notamment les trois “royaumes” découpés dans les déserts pétroliers pour les descendants de Saoud d’Arabie et de Faycal (Irak, Syrie, Jordanie), plus le Koweit inventé ultérieurement pour sécuriser le pétrole, plus le Liban multi-confessionnel pour faire plaisir aux Français plus ou moins bernés par les Britanniques, plus l’Égypte péniblement restée dans l’escarcelle anglo-américaine (après un détour soviétique), plus Israël généré par la déclaration Balfour de novembre 1917, plus la question de la Palestine et l’odieuse bande de Gaza. Aux orties tout cela : reconstituer un territoire unifié sous l’égide de la bannière de l’islam est le but avoué et mis en œuvre ;- D’autre part, le noyau dur de l’Etat islamique est constitué par des cerveaux qui ont très bien intégré les principes de gestion étatique moderne tant de type démocratiquepluraliste de l’Occident, que les méthodes dictatoriales de type communiste : en mélangeant les deux, on arrive au profil actuel : une structure très ministérialisée et technologique par secteurs d’activité, additionnée de puissants moyens de contrôle et de pression sur les populations, leurs opinions, leurs finances (taxes, impôts, racket). Le tout suffisamment cloisonné pour être sécurisé. Cet “encadrement » repose sur la maîtrise de moyens technologiques puissants, très bien insérés dans les réseaux mondiaux informatifs, bancaires et financiers. L’Etat islamique est riche et puissant, même s’il est actuellement mis en difficulté, et n’a sans doute pas encore déployé la réelle potentialité de ses moyens de malfaisance ; même s’il rencontre des difficultés de terrain, sa capacité de capitalisation reste forte.
- En fait, le centre de sa puissance n’est ni à Raqqa ni au Moyen-Orient dévasté par ses soins : il est “quelque part”, disséminé, géré sur réseaux, par “networks”, destiné à des “correspondants” variés, qu’ils soient d’honorables banquiers, de rusés intermédiaires commerciaux munis de nombreux téléphones portables, de juristes et informaticiens n’ayant aucun cœur patriotique, d’agités de la gachette eux aussi “branchés “qui ne pensent qu’à en découdre et exploser dans l’action vengeresse. Il repose également sur des “alliés” ambigus jouant quasiment aux dés l’avenir de la bécasse ou celui des renards, et misant sur les deux tableaux.
- L’autre aspect, très important, est la lente et large “pénétration de l’intérieur” : une stratégie d’infiltration systématisée – largement empruntée de tactiques subversives violentes, parfois historiquement communistes – qui consiste à installer les “ennemis de l’Occident” dans l’Occident lui-même. Pour l’Europe, Schengen (1985/90) fut une aubaine extraordinaire. On y ajoute les jeunes générations résidentes ordinaires des ghettos, tous les frustrés du postcolonialisme. La “radicalisation” de ces exécutants endoctrinés, indéfiniment remplaçables a été et reste soit ignorée, soit observée avec une indulgence fautive. Les exécutants que l’on pourchasse actuellement n’ont pas de véritable autorité ni d’autonomie : ils obéissent à l’ordre de semer désordre et panique. À la fin des opérations ils meurent, volontairement ou pas, et sont immédiatement remplacés, relayés par de nouveaux affidés, souvent non identifiés. C’est pourquoi la lutte intérieure est si difficile.
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La civilisation et la puissance occidentales sont fragiles face à cette violence : elles reposent sur la communication, le transport, le commerce, les échanges paisibles et réglementés de biens et de personnes, auxquels sont liés et dont se nourrissent les échanges des idées : s’insérer dans ces systèmes et – éventuellement les détruire en sachant qu’on sera capable de les reconstituer au profit de nouvelles tendances – est, au-delà de la stratégie territoriale, le second but : maîtriser les réseaux informatifs, les noyauter, provoquer des accidents imprévisibles et disséminés, freiner, ralentir, détourner les activités d’échange et de commerce.
Infliger – au-delà des meurtres commis –le ralentissement d’activités de Paris et de la France, imposer à Bruxelles – de plus capitale de l’Union européenne, un comble !!! – un black out de plusieurs jours reposent sur une stratégie d’anéantissement des processus d’économie libérale, de liberté d’opinion, de circulation, d’enseignement, de loisirs. Nos triomphants systèmes sont si vulnérables… Sur le terrain cela provoque la crainte, la peur, la restriction ou la chute des activités, même si l’on affiche “même pas peur” : une nuit comme celle du 13 novembre à Paris a déjà et aura des conséquences économiques peut-être considérables sur une économie déjà branlante.
- Dans ce contexte, et à l’échelle mondiale, la panoplie est large : nul n’est invulnérable, le 11 septembre en fut la terrifiante démonstration, tout comme les autobus de Londres, les musées et les plages de Tunisie, les hôtels de Bombay ou de Bamako, les trains de Madrid, les explosions de Boston, Nairobi, Ankara, et toutes les autres… S’acharner sur la Tunisie est logique et facile : elle est la nation la plus “occidentalisée” de l’islam avec ces interminables et si poreuses frontières avec la Libye et l’Algérie. Les crashs d’avions, les explosions d’immeubles, d’usines, de centrales électriques (ou nucléaires) de supermarchés, les détournements en tous genres, les enlèvements de masse… l’imaginaire destructeur est nourri, peu prévisible car divagatoire, presque cinématographique.
Sur ce sujet qui nous concerne tous – même les plus marginaux car dans ce maelstrom toute marginalité, pauvre ou riche, est exclue – il faut voir et entendre long et large : large, très large, à l’échelon de la planète entière car on ignore de fait qui est vraiment impliqué et comment ; cela va du petit dealer de banlieue au décideur frustré, à l’autorité revancharde, à l’informaticien indifférent, aux leaders de tous crins en soif de pouvoir ou de nouvelles alliances. Et long dans le temps passé et futur, immédiat et lointain. Les racines du mal sont profondes, anciennes et accumulées en une montagne de malentendus. Les futurs envisagés sont déjà sous nos yeux : ils sont sinistres, totalitaires, répressifs et aliénants.
Cette vision manque à nos gouvernances qui mélangent dangereusement des préoccupations électoralistes de court terme et parfois de choquantes ambitions de récupération politique à une nécessaire protection de la vie telle qu’elle a été promise au simple citoyen : paisible et bonne.
Françoise Thibaut, professeur émérite des Facultés de droit, correspondante de l’Académie des sciences morales et politiques