L’essayiste Patrick Martin-Genier revient sur l’élection de Joe Biden, forte d’enseignements pour le monde occidental et les pays démocratiques.
Durant des mois précédent l’élection, Donald Trump n’a eu de cesse de jeter le trouble sur la réalité de la démocratie américaine avec des rumeurs persistantes sur les fraudes pouvant entacher le scrutin. Sans doute pressentait-il qu’il serait battu. En jetant d’emblée l’opprobre sur les votes par mail et correspondances (les « absentee ballots ») dont il n’ignorait pas qu’ils seraient considérables, il tentait de les écarter supputant que ces votes lui seraient défavorables dans leur grande majorité. Il s’agissait en effet de la stratégie du clan Trump : en niant contre tout bon sens la dangerosité du coronavirus, en encouragent ses troupes à faire des meetings en plein air sans respect des règles de distanciation, en s’immergeant lui-même dans des meetings concentrés sur les tarmacs des aéroports, le message était très clair : les électeurs se déplaçant pour venir le soutenir seraient les mêmes que ceux qui iraient physiquement voter. Il était ainsi quasiment certain d’être majoritaire parmi ces électeurs.
Le vote par correspondance massivement en faveur de Joe Biden
Au contraire, les électeurs votant par correspondance étaient très sensibles à la situation sanitaire, respectant dans la file d’attente les règles de distanciation imposée par la pandémie qui a fait des ravages considérables (presque 250 000 décès depuis le début de la pandémie). De fait, la campagne de Joe Biden a été guidée jusqu’au bout par la problématique de la pandémie, le candidat n’intervenant que devant un public restreint respectant scrupuleusement les règles de distanciation, y compris devant sa maison d’enfance à Wilmington dans le Delaware.
Alors que le décompte des voix des électeurs ayant voté en présentiel faisait apparaître un avantage pour Donald Trump, à mesure que les votes par correspondance arrivaient, cette avance dans les Etats clés, notamment la Pennsylvanie et la Géorgie, fondait comme neige au soleil. Il devenait de plus en plus évident que les électeurs ayant opté pour l’envoi d’un bulletin se prononçaient massivement en faveur de Joe Biden.
La double fracture sociale et raciale
Si la catastrophique gestion de la Covid-19 par l’administration Trump l’explique en partie, il ne s’agit pas du seul facteur objectif. La victoire de Joe Biden a aussi d’autres causes : les fortes tensions raciales engendrées par un discours institutionnel extrêmement violent de la part de Donald Trump avec la mort de nombreux citoyens causés par la police, dont George Floyd le 25 mai 2020, qui a profondément blessé l’Amérique, ce que tant le président élu que la vice-présidente élue Kamala Harris ont appelé le « racisme systémique ». Les inégalités sociales très fortes, accentuées par le coronavirus, l’arrivée de millions de jeunes électeurs, ont ainsi donné à ce scrutin une signification inédite, cette élection étant devenue pour beaucoup l’élection « la plus importante de leur vie ».
Aujourd’hui, la victoire de Joe Biden ne fait donc plus un doute. Les contestations judicaires ont ainsi échoué les unes derrière les autres et sont sur le point de s’écrouler.
Ce qui est étonnant toutefois est que de nombreux acteurs ont créé, développé et diffusé des messages jetant l’opprobre sur le système électoral américain.
Ces messages issus des milieux conspirationnistes de toutes origines ont trouvé des relais institutionnels aux Etats-Unis, mais aussi à l’étranger, notamment en France.
Soutenus par le président Donald Trump lui-même, les responsables de l’administration lui ont emboité le pas dont Mike Pompeo, pourtant secrétaire d’Etat en charge de la diplomatie de la première puissance mondiale, déclarant lors d’une conférence de presse, qu’il préparait « en douceur la transition vers la seconde administration Trump » (sic !). La cheffe de l’administration des services généraux, Emily Murphy, refusait quant à elle de signer l’acte permettant à la nouvelle administration démocrate d’accéder aux agences fédérales détenant un pouvoir financier important. Enfin des avocats – peut-être attirés par la possibilité de gains financiers considérables – incitaient le président des Etats-Unis à poursuivre son travail de sape.
Les médias, piliers de la démocratie
Ce sont donc les médias, les grandes chaînes de télévision, qui ont mis un terme à ce mauvais théâtre de boulevard, en annonçant eux-mêmes la victoire définitive de Joe Biden grâce aux vingt voix des grands électeurs de Pennsylvanie conférant ainsi un avantage définitif au candidat démocrate. Certains en France, feignant de pas comprendre le fonctionnement de la démocratie américaine, se sont émus de ce que l’issue du scrutin soit délivrée par les médias et non par des représentant officiels. En réalité aucun média n’a donné d’informations qui ne soient vérifiées dans les urnes et quand il était devenu évident que Joe Biden avait acquis les voix des vingt électeurs en Pennsylvanie, l’annonce pouvait être faite sans aucun risque, aucune fraude n’ayant été détectée à ce stade.
Ce qui est étonnant est que les théories conspirationnistes aient pu trouver un écho non négligeable en France.
Très sérieusement, certains commentateurs ou journalistes – heureusement peu nombreux – ont pu ainsi accrédité la thèse d’une fraude massive, selon laquelle par exemple environ 20 000 personnes enregistrées comme décédées auraient voté en Pennsylvanie. Il aurait aussi été facile de voter deux fois en envoyant le bulletin destiné à un locataire qui aurait déménagé et à son successeur.
Qu’il existe des irrégularités est inévitable dans une démocratie. Dans un Etat de droit, il appartient au juge d’en tirer les conséquences. Mais soyons très clairs : en aucun cas des irrégularités en nombre réduit n’ont été de nature à affecter la sincérité du scrutin et par suite l’élection de Joe Biden comme 46ème président des Etats-Unis.
Donald Trump : la crainte de poursuites judiciaires
Aujourd’hui, la transition s’organise donc cahin-caha. Donald Trump va devoir partir qu’elles qu’en soient les conditions. Les rumeurs les plus folles ou sérieuses courent à son sujet. Il pourrait continuer sa politique d’obstruction à une passation apaisée du pouvoir. Il pourrait tout aussi bien décider de partir immédiatement en laissant son vice-président Mike Pence gérer la fin de mandat. Donald Trump n’a pas envie d’assister à la passation de pouvoir le 20 janvier 2021.
Le président sortant aurait aussi peur de poursuites judiciaires. De fait, une épée de Damoclès pèse au-dessus de lui. Il s’agit de multiples sujets qui lui vaudraient en effet une descente aux enfers : la réalité de sa situation fiscale en ce qui concerne sa société, la « Trump organization », le fait qu’il n’ait payé que 750 dollars d’impôts en 2016 laissant supposer une faillite retentissante, des soupçons de dissimulations quant à la valeur réelle des biens immobiliers de son empire afin de contracter des prêts à des taux intéressants. Donald Trump et sa fille, Ivanka, s’interrogeraient ainsi sur l’opportunité de revenir à New-York où les procureurs pourraient décider d’entamer des poursuites dès le 21 janvier 2021 après sa sortie de la Maison-Blanche.
Des rumeurs ont même cours sur le fait de savoir si, tel un vulgaire dictateur, il ne devrait pas partir en exil à l’extérieur des Etats-Unis (son golf en Ecosse a été évoqué comme un lieu de repli).
Mais il y a aussi les liens avec la Russie en 2016 qui avait fait l’objet d’une procédure d’empêchement (« empeachment ») sans succès au Sénat. Les démocrates n’ont à ce jour pas renoncé à poursuivre une procédure d’une façon ou d’un autre. Enfin, il convient de mentionner aussi la circonstance que Donald Trump aurait tenté de négocier avec le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, une aide financière à l’Ukraine contre une enquête sur les agissements de Hunter Biden, le fils de Joe Biden, dans ce pays. Un acte d’accusation pourrait viser une violation criminelle des règles d’impartialité de l’Etat dans la conduite des relations internationales.
Trump battu, mais le trumpisme demeure
Aujourd’hui, la démocratie américaine a été plus forte que tout. En jetant l’opprobre sur le processus démocratique, les républicains les plus radicaux portent atteinte à la démocratie américaine à ce qu’elle a de plus sacrée dans ses différentes composantes médiatiques judicaires et électorales, pouvant distiller le doute à long terme et faire regarder ce pays comme une vulgaire « république bananière ».
Mais Trump peut être consolé : il a reçu presque 72 millions de votes (contre 77 millions pour Joe Biden), soit plus que Barack Obama en 2008 qui en avait reçu presque 70 millions !
En ce sens, si Trump, s’en va, le « trumpisme » est quant à lui bien ancré aux Etats-Unis.
Cela lui donne peut-être l’espoir de revenir en 2024, soit lui-même, soit par un membre de sa famille. En tout état de cause, aucun responsable républicain ou potentiel candidat ne pourra ignorer cette force du courant trumpiste à l’avenir. C’est aussi cela la force de la démocratie américaine.
Patrick Martin-Genier
Essayiste, spécialiste des questions européennes et internationales