L’engouement pour les « technologies à visées citoyennes » – encore dénommées Civic Tech – est manifeste et traverse tous les champs de l’action publique et politique.
Ces dispositifs peuvent être utilisés par l’État et les acteurs publics (applications dédiées à la consultation, aux budgets participatifs, aux signalements de problèmes dans l’espace public, à l’urbanisme participatif, à la publication des données publiques), par des collectifs de citoyens plus ou moins structurés (crowdfounding, réseaux sociaux, pétitions en ligne) ou encore par des collectifs hybrides mêlant diverses parties-prenantes (cartographies collectives, wikis de territoires). Pour décrire les premiers, en 2004, Carry Coglianese utilisait l’expression de « erule making »1 pour décrire un passage de l’ancienne « télédémocratie » à des plateformes internet gouvernementales destinées à renforcer l’information et la participation citoyenne, approche qui s’est encore affirmée dans le cadre des programmes d’ « Open Government »2. Pour les seconds dispositifs, caractérisés par une dynamique « bottom-up », les années 2000 furent marquées par l’action de diverses associations telles que l’Open Knowledge Foundation, la Sunlight Foundation ou encore le collectif Code For America, ce dernier visant alors à utiliser le code informatique à des fins civiques et de meilleure gestion des affaires publiques3. Le mouvement Open Data s’est ainsi instauré, dans la continuité de l’Open Access en Sciences ou du Logiciel Libre, sous la pression d’acteurs de la société civile (l’Open Data du secteur public pouvant être considéré comme un dispositif Civic Tech à part entière). Selon les perspectives, le périmètre des Civic Tech peut donc être extensif allant jusqu’à intégrer l’ensemble des applications socio-numériques pouvant servir aussi bien les interactions acteurs publics-citoyens que des initiatives de coordination et d’interpellation autonomes4.
Comme tous ces exemples, le domaine spécifique illustrant ici notre propos, à savoir la métrologie5 citoyenne, constitue une mise à l’épreuve des déplacements d’une démocratie représentative par « retouches participatives » et « mises en situation de capacitation »6–7. Ces initiatives se sont multipliées à travers le monde en s’appuyant sur des dispositifs numériques et sur des dynamiques polycentriques cohabitant, plus ou moins consensuellement, avec les approches soutenues par l’acteur politique et public, les institutions scientifiques ou les organismes de santé. Désignées comme des pratiques de « popular epidemiology », de « street science » ou encore « d’enviro-tracking » (liées ou non à un programme de sciences citoyennes), ces mesures concernent de nombreux thèmes : qualité de l’air et de l’eau, pollens, biodiversité, nuisances sonores et olfactives, îlots de chaleur, sismicité, radiations…
L’air sous surveillances
Pour illustrer ce phénomène, considérons le cas de la pollution de l’air et de sa mesure distribuée. Ici, agissent des acteurs institutionnels – par exemple, en France, les Aasqaa régionales (Associations agréées de surveillance de la qualité de l’air) et le Laboratoire Central de Surveillance de la Qualité de l’Air (LCSQA) à l’échelle nationale – ainsi qu’une multiplicité d’autres acteurs (associations militantes, réseau de tiers lieux, acteurs éducatifs, etc.). Parmi ces derniers, on retrouve des collectifs indépendants fortement investis en Europe dans le développement d’une mesure alternative.
Ainsi, se distinguant par son portage et son déploiement, l’initiative « Lufdaten »8 a été lancée en 2015 au sein du OK Lab de Stuttgart et par le projet « Code for Germany » de l’Open Knowledge Foundation. Ce ne sont que quelques personnes fortement investies dans la promotion de l’Open Data et de l’Open Source – des profils plutôt « geeks », communicants et un métrologue à la retraite – qui vont ainsi concevoir un dispositif visant à amplifier le libre accès aux données publiques. Ville berceau de l’industrie automobile allemande, la pollution aux particules fines s’est avérée une thématique à un fort potentiel d’intéressement de la population pour le Ok Lab de Stuttgart. Les mesures officielles (trois capteurs dans la ville et six au niveau du Land) communiquent fréquemment des pics de pollution importants.
Le principe est de doter des habitants volontaires de capteurs fixes, faciles à monter et installés aux abords de leurs logements. Le mot d’ordre : « mesurer de manière indépendante la qualité de l’air et transformer les particules en données libres ». De 80 capteurs en fonction en 2016, puis un millier sur l’Allemagne fin 2017, le nombre de capteurs « Lufdaten » disséminés en Europe est passé aujourd’hui à plus de 9 500. Les données sont hébergées par le Lab qui a également conçu une cartographie permettant de visualiser les informations en temps réel sur les taux de particules fines (PM10 et PM2,5). Ces données sont également disponibles en format brut et donc en Open Data. Le Lab s’investit actuellement sur des projets relatifs à des mesures de NO2 (liées à la pollution automobile) et de bruit.
En France, quelques villes ont adopté l’approche selon des configurations identiques ou hybrides : par exemple à Rennes, Ambassadair est une initiative financée par la ville et organisée par la Maison de la Consommation et de l’Environnement qui mène des campagnes à durée limitée de mesures de particules fines par des habitants volontaires. De même, le réseau de Fablabs rennais organise régulièrement des ateliers de montage de capteurs, ainsi que des associations essaimant sur le grand Ouest.
Les territoires à l’épreuve de l’innovation éco-sociale
Sous quelles conditions ces agencements de la métrologie citoyenne contribuent-ils à de nouvelles configurations éco-politiques ? II s’agit d’examiner les collectifs qui proposent et conçoivent ces métrologies – i.e. des protocoles de collecte jusqu’à la diffusion et l’interprétation de données – en considérant la diversité de leurs expressions et de leurs puissances d’action9–10. Dans le cas de « Lufdaten », les coopérations et échanges entre le Lab, la ville et le Land sont variables, mais on ne peut ignorer la prise de décision par Stuttgart d’une interdiction du diesel en centre-ville depuis le début 2019 et l’action de journalistes ayant soutenu l’installation d’un capteur « Lufdaten » à coté d’un capteur officiel.
Dans un contexte où l’impératif participatif face à l’urgence écologique ne cesse d’être rappelé, la métrologie citoyenne s’impose comme un vaste champ d’innovation sociale et territoriale, mais dont les configurations locales et les difficultés sont à considérer. En premier lieu, la configuration scientifique et socio-cognitive de la métrologie citoyenne apparaît souvent fragile : certes, persistent des débats sur la « fiabilité » des mesures (argument récurrent des décideurs publics) mais les comparaisons entre dispositifs « officiels-non officiels » montrent souvent une convergence et la participation de chercheurs ainsi que de métrologues aux initiatives indépendantes tendent à renforcer la pertinence des démarches « profanes ». Ce ne sont donc pas tant les processus de production de données (même si les caractéristiques techniques des capteurs, leur étalonnage, etc. restent une condition majeure de crédibilité) qui sont à discuter, que les moyens d’interprétation de celles-ci.
En effet, un fort investissement dans l’accompagnement et la création de compétences s’avèrent ici nécessaires afin que chacun soit en capacité de comprendre les mesures produites, de les contextualiser (par rapport à son environnement immédiat et sur un temps long), voire de modifier ses pratiques. Configuration communicationnelle (espaces d’interaction en ligne et hors ligne entre participants et scientifiques, outils d’exploration et d’exploitation des données) et configuration pour une « datalitteratie » – littératie des données – étendue sont intimement liées. Cette « datalittératie »11 éco-politique peut s’entendre comme la réunion de compétences instrumentales (savoir manipuler des interfaces, monter un capteur), cognitives (créer, modifier, classer, filtrer) et réflexives (contextualiser, interpréter, débattre) nécessaires à la transformation éco-comportementale.
En second lieu, la configuration participative et sémiotique de la métrologie appliquée à la qualité de l’air doit permettre de dépasser ce désir de « design participatif » marqué par une approche par trop comportementaliste (voir l’attrait pour le nudge, les approches socio-constructivistes dans l’action publique) pour privilégier la création de compétences et de véritables dynamiques transformationnelles. L’enjeu sémiotique, la « physicalisation », à savoir une visualisation des données et donc une objectivation de la pollution (voir par exemple, les mobiliers urbains connectés informant sur la qualité de l’air ou sur le taux de pollinisation) est certes incontournable, mais les ambitions de la métrologie citoyenne vont au-delà. Dans tous les cas, se conçoit ici une sémio-politique élaborée des milieux articulant actants sensitifs et semio-cognition.
De plus, les configurations politiques s’avèrent très instables : cohabitent, de manière plus ou moins consensuelle, des initiatives « instituées – instituantes » avec une métrologie autonome, qui pourtant apparaît comme une opportunité majeure d’implication des habitants et de constitution de « Communs de la connaissance »12. Il convient encore d’examiner les figures de cette mise en participation reliée ou non à des institutions (ONG, associations locales…), à des organisations publiques (collectivités territoriales, réseaux de recherche…) ou encore à des tiers-lieux (« labo citoyen », Fablabs, hackerspaces,…). Parmi ces derniers, certains se présentent comme des intermédiaires entre acteurs publics et une communauté d’acteurs-citoyens13, mais d’autres aussi, comme des espaces d’apprentissage dont la posture oscille entre politisation et dépolitisation du « faire ».
Vers quel modèle d’hybridation données-territoires-individus ?
Enfin, le succès (ou l’échec) de certaines démarches se doit d’être envisagé à l’aune des questionnements récurrents portés sur les Civic Tech : permettent-elles de sortir de l’homologie politique, de construire de nouveaux rapports à la connaissance et à l’expertise, d’enrichir les espaces délibératifs, de soutenir de façon pérenne un nouvel agir politique ?
Plus largement, les dispositifs numériques (capteurs, objets connectés, applications, données, algorithmes) ouvrent-ils vers une puissance accrue des processus participatifs pour donner une plus grande consistance aux diverses incarnations des sociétés performatives et à leurs modèles économico-politiques, ou peuvent-ils devenir des actants porteurs d’innovations au cœur des modèles anthropologiques et écologiques en crise ?
De fait, ces configurations socio-techniques émergentes s’instaurent au sein d’un milieu marqué par une économie servicielle de l’urbanisme numérique et une ingénierie publique qui, sous les habits neufs d’un data-centrisme, n’aspire parfois qu’à étendre sa force de pilotage et son action administrative « ordinaire »14. Dans ce contexte, de quelles altérités et disruptions, ces initiatives citoyennes, « ces dispositifs en procès », sont-ils capables ?
Tout cela est encore à examiner au prisme d’un examen plus profond de la quantification généralisée des milieux, des « nouvelles peaux » des territoires et des populations qui s’accompagne d’une personnalisation de la quantification intensive du soi (notamment dans le domaine de la santé)15.
« L’explicitation » au sens de Sloterdijk, la datafication des milieux comme problèmes, se propagent aux échelles près et selon les rapports différentiels de ces dernières (perceptions de soi, perception endogène de son habitat, de son milieu immédiat et de son territoire étendu, etc.) mobilisant mesures et « contre-mesures ». Nous sommes engagés dans un mouvement de tissage continu des données, des objets et des corps qui se déploient sous fond d’un désir de datas aux économies politiques discutées, controversées, incertaines16–17. La métrologie citoyenne, comme expression singulière des Civic Tech, est au cœur d’une géopolitique globale des données caractéristique du couplage instable entre innovation territoriale, socio-technique et environnementale.
Maryse Carmes
Maître de Conférences en Sciences de l’Information et de la Communication
Conservatoire National des Arts & Métiers
Chercheuse au laboratoire Dicen IDF
Co-fondatrice du réseau Grico sur les devenirs numériques
- Que l’on peut entendre comme processus d’instauration, par le numérique, d’une puissance d’agir. ↩
- Pierre Lascoumes, « La démocratie électronique et l’Open Government de Barack Obama sous l’œil critique des STS », in Madeleine Akrich et al., Débordements. Mélanges offerts à Michel Callon, Paris, Presses des Mines, 2010, pp. 241-255. ↩
- https://www.codeforamerica.org/about-us ↩
- Voir les modèles de : Knight Foundation, 2013 http://www.knightfoundation.org/ ; Clément Mabi, « Citoyen hackeur. Enjeux politiques des civic tech », La Vie des idées, 2 mai 2017 ; Le numérique va t-il hacker la démocratie locale ?, Caisse des Dépôts, 2018. ↩
- Métrologie ou science de la mesure, science du mesurage et de ses applications, ici non pas réalisée par des scientifiques, des institutions ou des industriels, mais par des citoyens. La métrologie rassemble l’ensemble des techniques permettant de réaliser des mesures, de les interpréter et d’assurer leur fiabilité. La métrologie légale est un ensemble d’exigences et de procédures imposées par l’État pour garantir la qualité et la fiabilité de certains instruments de mesure ou d’opérations de mesurage touchant l’intérêt public : la sécurité des personnes, la protection des consommateurs, de l’environnement et de la santé, la loyauté des transactions commerciales ou encore la bonne application des lois et des règlements (sources : LNE et CFM). ↩
- Cécile Blatrix, « La démocratie participative en représentation », Sociétés contemporaines, 2009/2, n° 74, pp. 97-119. ↩
- Loïc Blondiaux, Jean-Michel Fourniau, « Un bilan des recherches sur la participation du public en démocratie : beaucoup de bruit pour rien ? », Participations, 2011/1, n° 1, pp. 8-35. ↩
- https://luftdaten.info/fr/accueil/ ↩
- Francis Chateauraynaud et Josquin Debaz, « De la métrologie en démocratie. La nouvelle vague des capteurs citoyens », 2013, https://socioargu.hypotheses.org/4505 ↩
- Laurence Allard et Olivier Blondeau, « Pour un Internet des Objets citoyen : vers une intelligence collective environnementale », 2013, http://www.citoyenscapteurs.net/ ↩
- Le sens initial du terme anglais « literacy » diffère des traductions dans plusieurs autres langues. En français, cela prend le sens premier d’alphabétisation, puis recouvre les processus d’apprentissage et de maitrise de l’information « pour fonctionner dans les sociétés du savoir qui domineront le XXIe siècle » (OCDE, 1997). Le terme « numératie » peut aussi être utilisé pour désigner l’aptitude à traiter, interpréter et communiquer des informations numériques, quantitatives, spatiales, statistiques et même mathématiques, selon des modalités appropriées à divers contexte, y compris dans la logique de soutien des citoyens à participer à la vie publique. Aujourd’hui les littératies se déclinent en littératie informationnelle, numérique, données etc. (sources : Unesco, UE). ↩
- Benjamin Coriat (dir.), Le retour des communs : la crise de l’idéologie propriétaire, Les Liens qui libèrent, 2015. ↩
- Raphaël Suire, Anne Berthinier-Poncet et Julie Fabbri, « Les stratégies de l’innovation collective : Communautés, organisations, territoires », Revue Française de Gestion, vol. 44, n° 272, 2018, p. 7184. ↩
- Maryse Carmes, « Action publique datacentrique/algorithmique : explorer les controverses », Acteurs publics, mai-juin, 2019, pp. 144-148. ↩
- Jean-Max Noyer, « Brèves réflexions sur les devenirs des économies politiques de santé : IOT, Molécularisation- Epigénétique, Individuation psychique et collective de la santé », Internet des Objets », n° 1, vol. 3, 2019, https://www.openscience.fr/Breves-reflexions-sur-les-devenirs -des-economies-politiques-de-sante-IOT ↩
- Maryse Carmes, Jean-Max Noyer, « Désirs de data », in Traces numériques et Territoires, Presses des Mines/Paris-Tech, 2015.. ↩
- Imad Saleh, « Internet des Objets (IdO) : Concepts, Enjeux, Défis et Perspectives », Internet des Objets, n° 1, vol. 2, 2018. ↩