Ils ont moins de trente ans, sont étudiants, jeunes travailleurs ou sur le point de l’être et pour eux la crise due au Covid-19 doit être une opportunité pour restructurer la politique monétaire et accélérer la politique environnementale.
Notre génération ne se fait plus d’illusions. La crise du coronavirus a fini de dessiller nos yeux et d’ouvrir nos consciences. Si selon René Char « la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil »1, puisse cette crise alors éclairer les choix qui seront les nôtres. Car en réalité, la situation désespérée du présent nous remplit d’espoir pour l’avenir.
A l’adolescence, notre génération a connu les agréments de la paix, de la sécurité, de l’état de droit, de la démocratie et des progrès sociaux. Cependant, nous avons aussi été bercés au tocsin de la crise financière, des attentats, de la société de consommation, du chômage et du chaos environnemental. Aujourd’hui déconfinés, jeunes travailleurs ou sur le point de l’être, nous ne pensons pas que notre avenir se limitera à produire toujours plus pour rembourser une dette insoutenable.
Nous faisons le choix de la confiance : un avenir meilleur est devant nous, répondant à la double nécessité du climat et de la justice sociale.
La planète peut être accueillante pour tous ses habitants. Nous refusons avec force cette société des dieux morts et des idéologies exténuées. Péguy a décrit notre époque, dont déjà nous sommes las : « Aussitôt après nous, disait-il, commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin. Le monde de ceux qui ne croient plus à rien, pas même à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien »2. Ce monde-là nous n’en voulons pas ; nous n’en voulons plus. Nous nous inscrivons au contraire en faux contre une société du spectacle, qui somme chacun d’être socialement, à condition de nier l’être3. Car nous voulons être, et ce désir n’a jamais été aussi grand qu’aujourd’hui, dans ce contexte, dans cette crise, et face aux défis immenses auxquels nous faisons face.
Et le premier de ces défis, qui conditionnera notre capacité à répondre aux autres, réside dans la dette abyssale qui nous est léguée.
La dette ne doit plus être un simple instrument budgétaire fléché sur des dépenses de fonctionnement mais répondre aux enjeux sociaux et écologiques4 qui se présentent à nous. Aujourd’hui atteignant 115 % de notre PIB, la dette publique est un fardeau qu’il nous faut penser collectivement. A la lumière de l’histoire, l’annulation et la restructuration de dettes aussi importantes fait davantage office de principe que d’exception.
Cependant la pratique par laquelle un Etat s’endette pour satisfaire ses besoins de financement a grandement évolué depuis le premier emprunt public en 1535. Désormais, le droit de l’Union consacre la soumission de l’Etat à la discipline du marché dans les conditions prévues par les articles 123 à 125 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). L’idée selon laquelle « la banqueroute est nécessaire une fois tous les siècles, afin de mettre l’Etat au pair »5 n’est donc plus possible, comme cela a été le cas à huit reprises au cours de l’ancien Régime. Pourtant, malgré des niveaux d’endettements dépassant largement le niveau de 60 % du PIB, les différents programmes d’achats d’actifs publics menés par la BCE à la faveur de la crise de 2008, puis de la crise de l’euro, et à présent en réponse à la crise du coronavirus, ont permis d’assurer un refinancement des Etats à coûts raisonnables. Ces politiques non conventionnelles ont du même coup considérablement augmenté le bilan des banques centrales en titres de dettes publiques à mesure qu’elles sont devenues insoutenables. Cette dette prive aujourd’hui la nation de réelles capacités d’actions à la sortie de la crise, si bien qu’il importe d’envisager une restructuration importante voire l’annulation des titres détenus en banque centrale. Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne6 estiment à 420 milliards la somme dont pourrait disposer la France en cas de libération de cette dette. En bout de chaîne, la BCE pourrait compenser cette annulation par un mécanisme de création monétaire décidé par le conseil des gouverneurs de la BCE7.
En tout état de cause, le débat sur la dette est loin de se résumer à des considérations purement techniques. En 2006, alors que la dette publique française environnait les 65 % du PIB, le rapport Pébereau sur la dette publique soulignait déjà la problématique démocratique de la dette. Selon les auteurs, « avant d’être une question financière, la maîtrise de la dette publique constitue un vrai sujet politique pour notre démocratie, car notre dette publique est un crédit sur les générations futures ». Ne dépassant pas 22 % du PIB en 1978, elle excédait les 100 % du PIB avant la crise pandémique, et va augmenter de plus de 15 points à la suite des projets de loi de finance rectificatifs pour 2020. Quoi qu’on pense de cette trajectoire de la dette publique, notre génération se trouve intéressée au premier chef par les conséquences de cette politique d’endettement menée ces 40 dernières années.
Pourtant, cet accroissement n’avait rien d’inéluctable ces dernières années.
Comme le relève la cour des comptes, de 2010 à 2019, alors que l’Allemagne réduisait son endettement public de 82 % à moins de 60 % du PIB, se plaçant ainsi dans les critères de convergence disposés à l’article 140 du TFUE, la France est passée de 85 % à 100 % d’endettement. La cour prévenait alors fin janvier 2020, soit quelques semaines avant la mise en confinement des Français et de l’économie, que « les marges de manoeuvre dont dispose la France en cas de retournement conjoncturel restent limitées »8.
Faire de la dette un débat public est d’autant plus important que conserver notre système social et amorcer une réelle transition écologique suppose des investissements publics massifs, qui passeront nécessairement par de nouvelles émissions de titres importantes. Sur le plan de la transition écologique, la France peut et doit ainsi assumer sa vocation à être un modèle crédible et pérenne dans l’Europe et le monde entier. Elle a déjà joué un rôle moteur lors de l’adoption de l’accord de Paris, en 2015, qui est le premier traité international de portée universelle sur le réchauffement climatique. La loi énergie climat, adoptée en novembre 20199, rehausse les objectifs fixés par la loi de transition énergétique pour la croissance verte de 2015. Désormais, la France vise une neutralité carbone à l’horizon 2050. La crise doit être l’occasion d’accélérer la poursuite de ces objectifs. Le soutien de 7 milliards d’euros de l’Etat à l’entreprise Air France est en ce sens assorti d’exigences plus importantes en termes de réduction d’émission de gaz à effet de serre d’ici 5 ans et 10 ans.
En réalité la France ne pourra atteindre ses objectifs climats qu’à travers une politique de court et moyen terme plus ambitieuse et une meilleure articulation entre les outils existants.
La fiscalité carbone pourrait par exemple revoir les exemptions du transport aérien et maritime en élargissant son assiette. Plus généralement, la fiscalité incitative devrait également être transformée en un instrument autonome, dissocié des impôts de rendements que sont les taxes énergétiques. Ces mesures fiscales ne relèveraient plus du régime des impositions de toute nature mais du pouvoir législatif normal, quand la fiscalité de rendement ne serait abordée exclusivement dans le cadre de la loi de finance.
Cette réorientation des politiques environnementales sont d’autant plus opportunes dans ce contexte de crise que le Haut conseil pour le climat estime que le rythme de réduction des émissions de gaz à effet de serre est presque deux fois trop lent au regard des objectifs fixés. Le moment que nous vivons doit être le moyen de s’engager véritablement dans cette trajectoire d’avenir.
La crise est donc une opportunité pour restructurer la politique monétaire et accélérer la politique environnementale.
Mais plus largement, la pandémie et ses conséquences permettent de mettre en cohérence toutes ces idées nouvelles dans le cadre d’un projet commun.
Hier, nos aïeux que nous admirons ont rebâti l’Europe au milieu de la guerre ; ils n’ont pas eu d’autre choix que de s’entendre. Aujourd’hui, pas plus qu’eux nous n’avons le choix : les prochaines années seront difficiles. Nous serons courageux – le monde d’après sera courageux. Devront être courageux ses gouvernants, qui prendront les mesures nécessaires pour que la vie, la vie ensemble, reste possible.
La France peut ouvrir la voie de ce renouveau écologique, articulé autour d’un système social juste et efficace, d’une coopération internationale équilibrée, et d’une économie européenne innovante et indépendante.
Nous voyons donc dans ce moment de vérité une opportunité. La crise doit nous permettre de changer notre approche de la politique, de lui redonner ses lettres de noblesse, le souffle dont elle était porteuse. Fidèles à notre histoire, nous devons retrouver quelque chose que nous avons perdu : la volonté de penser ce que nous avons de commun et l’ambition de réussir ensemble. Nous entendons faire mentir ceux qui pensent que la politique corrompt et qu’il faut être « pourri » pour accéder au pouvoir.
À contre courant des débats étriqués et des divisions stériles, c’est cette vision d’avenir qui nous fait espérer. En ayant notre âge en 2020, nous nous sentons engagés de fait dans la refondation de la France. Avec d’autres, nous croyons résolument en notre capacité à construire ensemble un monde meilleur.
Manon des Portes, 29 ans doctorante en manuscrits grecs
Guillaume Cogan, 24 ans, interne en médecine
Jonathan Kieffer, 28 ans, business manager
Arnaud Rispe, chef de projet informatique
Adam Cogan, 23 ans, étudiant en master de droit
Traoré Namagna, 26 ans, étudiant en master de droit
Ghislain Kuete, 28 ans, chef de projet conduite du changement
L’ore Nkilu, 23 ans, étudiant en master de droit
Jeanne Dall’Orso, 27 ans, ingénieure statisticienne
Lamine Camara, 25 ans, étudiant en master de droit
Iman Rahmane, 23 ans, backpacker Nouvelle Zélande
Nicolas Viel, 25 ans, backpacker Nouvelle Zélande
Thomas I Gusti, 23 ans, étudiant à l’Inalco
Samuel Gella, 24 ans, fonctionnaire stagiaire à l’Enfip
Maxime Samson, 25 ans, étudiant à l’Inalco
Charles Mely, 27 ans, étudiant en master de droit
- René Char, Feuillet d’Hypnos, Babelio, 1946. ↩
- Charles Péguy, Notre Jeunesse, Gallimard, 1910. ↩
- Guy Debord, La société du Spectacle, 1967. ↩
- Thomas Piketty, « The Age of Green Money », Le Monde, 2020. ↩
- Citation attribuée à Joseph Marie Terray, Contrôleur général des finances (1769-1774). ↩
- Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne, « Annulation de la dette publique : possible juridiquement, nécessaire économiquement », Alternatives économique, 2020. ↩
- Protocole n°4, TFUE, art. 32.4. Ce mécanisme permettrait de renflouer les banques centrales nationales, qui assumeraient en premier lieu les pertes importantes du bilan de la BCE, conformément aux articles 32.2 et 28.2 du protocole. ↩
- Cour des comptes, rapport public annuel 2020. ↩
- Loi n° 2019-1147 du 8 novembre 2019 relative à l’énergie et au climat. ↩