Cela faisait plus d’une décennie que la Banque centrale européenne (BCE) n’avait pas relevé ses taux d’intérêt. Aussi, quand elle s’est résolue à franchir le pas à l’été 2022, l’annonce a été accueillie par les marchés financiers comme un tournant majeur. Au-delà de la portée symbolique que revêt ce changement de trajectoire monétaire, cette annonce marque avant tout la fin de l’ère des taux négatifs en Europe débutée au second semestre 2014. Un évènement tout sauf extraordinaire dans le contexte actuel, et dont il est fort possible que l’on ne revoie pas la couleur de sitôt.
La période des taux négatifs est à la fois l’héritage d’une longue période d’instabilités chroniques dont a souffert l’Europe depuis la crise financière de 2008, mais aussi et surtout du déferlement sur le continent dans les années 2010 d’une vague déflationniste persistante, laquelle a véritablement poussé les banquiers centraux à sortir de leur zone de confort en recourant à des politiques pour le moins inédites et aussi communément appelée « non-conventionnelle ». En effet, la Zone Euro a expérimenté un niveau moyen d’inflation inférieur à 1% sur la période 2014-2020.
Aussi, à cette époque, l’option des taux négatifs comme super-levier du crédit et argument incitatif destiné à pousser les banques à prêter aux acteurs économiques – à savoir les ménages et les entreprises – s’imposait, ou du moins était plus facilement justifiable auprès des décisionnaires politiques et financiers.
Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui, notamment au regard des bouleversements que le monde a subi depuis la pandémie de 2020.
La mise sur pause, de manière abrupte et soudaine, de l’économie mondiale lors des différents confinements et le retour dans la foulée d’un parfum de Guerre Froide provoqué par l’invasion militaire russe en Ukraine marque un véritable tournant qui fera probablement date dans les futurs livres d’histoire de la macroéconomie.
Parmi les principaux changements qui caractérisent cette nouvelle période, le retour au premier plan de l’inflation est l’un des plus marquants, aussi bien par son ampleur que par sa résistance. Au sein des principales économies développées, on a atteint des niveaux d’inflation que l’on n’avait plus vu aussi hauts depuis plusieurs décennies, dépassant les 10% en Europe (Royaume-Uni et Zone Euro) à leur pic ou s’en approchant aux Etats-Unis.
Très largement sous-estimée au départ, la poussée des prix à la consommation en a surpris plus d’un, et en premier lieu les banquiers centraux qui, quelle que soit la région, ont tardé à intervenir et ajuster les taux d’intérêt.
Rejeter sur ces derniers la faute de la flambée extraordinaire des prix observée entre 2021 et 2023 serait malhonnête, car sans occulter la part de responsabilité qui leur incombe dans la trajectoire récente des prix, on ne peut pas omettre les facteurs conjoncturels tels que l’impact du conflit en Ukraine sur les prix du gaz, mais surtout structurels, comme la recomposition des chaines logistiques ou du marché de l’emploi, qui ont joué et qui continuent encore d’influer très significativement sur l’inflation.
On est là en présence d’un phénomène qui dépasse le champ d’action des banques centrales car à la différence des précédents épisodes inflationnistes récents, les forces de traction sur les prix proviennent en grande partie de tensions sur l’offre, et non sur la demande.
Et dans cette situation, le champ d’action des banquiers centraux est plus restreint. Il ne s’agit pas ici de dire que la stratégie de durcissement monétaire menée d’arrache-pied depuis 2022 est totalement inefficace. Car de la contraction du crédit, il découlera forcément une baisse d’activité qui se répercutera sur les prix à court terme. Mais sur le moyen et long terme, on risque d’avoir des taux durablement plus élevés que ce que l’on a connu jusqu’à présent ; la faute à un régime d’inflation bien plus important lors de la prochaine décennie.
On note trois bouleversements majeurs à l’origine de ce changement de tendance :
- 1) un changement du rapport au travail et le boom de l’intelligence artificielle comme catalyseur haussier sur les salaires
- 2) la recomposition des axes commerciaux et économiques mondiaux sur fond de polarisation du monde en deux blocs opposés
- 3) une accélération coûteuse de la transition climatique sur fond d’augmentation des catastrophes naturelles.
Depuis la pandémie, on note de profondes modifications dans le rapport qu’ont les salariés avec le travail, celui-ci n’occupant plus une place aussi prépondérante qu’auparavant dans le champ des priorités, la recherche d’équilibre entre vie familiale et vie professionnelle devenant désormais un prérequis pour bon nombre de ménages.
Surtout, la manière dont nous nous forgeons notre propre identité, autrefois très largement dictée par la profession que l’on occupait, disparait peu à peu au profit de nos projets et aspirations personnels. Voyant soudainement le monde s’arrêter durant les périodes de confinement, notre rapport au temps a radicalement changé, aussi les salariés ont relevé leurs critères de satisfaction dans leur emploi, ce qui a enclenché une vague de départ massif, surtout dans les secteurs les plus précaires comme la restauration ou la vente.
Il n’y aura certainement pas de retour en arrière sans amélioration considérable des conditions salariales dans ces secteurs où la pénurie de main d’œuvre est si forte qu’elle met en péril de nombreux acteurs.
Le monde du travail doit faire son auto-critique et un saut qualitatif (recherche de sens et développement personnel) et quantitatif (meilleurs salaires et avantages) semblent demain nécessaire, sinon inévitable pour une entreprise pour garder ses effectifs et pérenniser son modèle sans avoir à souffrir de défection trop fréquente et nombreuse. Autre élément qui nourrit la thèse d’une réévaluation durable des salaires vers le haut : l’intégration graduelle de l’intelligence artificielle dans l’économie moderne. Cette amélioration technologique va très probablement contribuer à faire disparaitre un certain nombre d’emplois, notamment parmi les moins qualifiés, mais va en contrepartie créer de nouveaux postes dans ce domaine dont le niveau d’expertise, et donc les salaires, seront plus élevés.
Autre changement majeur que l’on attribue à la pandémie et à l’Ukraine : la recomposition des routes commerciales traditionnelles et la prise de conscience, malheureusement trop tardivement, des méfaits de la mondialisation.
C’est-à-dire la création de liens de dépendance basés principalement sur des critères d’ordre économique, délaissant au passage les principes de base de gestion des risques, qui place l’Europe en position de faiblesse à la moindre défaillance de certains de ses fournisseurs. Cela s’avère très problématique, surtout quand ceux-ci deviennent du jour au lendemain infréquentables, comme cela a été le cas avec la Russie.
Après avoir subi coup sur coup d’importantes pénuries de médicaments et matériels médicaux de base en provenance de Chine au plus fort de la crise du COVID, et une flambée des prix inédites sur le gaz et l’électricité suite aux sanctions internationales contre Moscou, l’Europe se voit, pour éviter ce genre d’écueils dans le futur et pérenniser son modèle de croissance, imposer de repenser sa stratégie commerciale pour éradiquer, ou au moins diminuer le plus possible ces dépendances. C’est dans ce contexte que s’intègre le projet européen de « de-risking », ou déconnexion, avec la Chine, ou encore de diversification de ses fournisseurs de gaz naturel pour remplacer la Russie.
Cette voie politique est nécessaire. Seulement, elle a un coût de lancement assez significatif que ménages, entreprises et gouvernements doivent être prêts à assumer pour pouvoir ensuite en tirer les fruits à plus long terme. La sécurisation de nos chaines d’approvisionnement passe par là.
Cela impliquera de se tourner vers de nouveaux fournisseurs, plus fiables mais plus onéreux, des relocalisations domestiques de capacités de production ou encore de nouveaux investissements pour dessiner un réseau d’échanges de biens et marchandises performant et rentable. Aussi légitime soit-elle, cette voie implique plus d’inflation.
Troisième argument, et non des moindres, celui de l’écologie. La fin programmée du tout pétrole et les vastes projets de transition écologique mis sur pied depuis quelques années par un bon nombre d’économies développées qui vise a décarboner l’économie, d’abord partiellement puis dans sa globalité pour lutter contre le réchauffement climatique, impliquent de lourds investissements, et surtout sur la durée. Changer de modèle de croissance revient à se détourner ici de ses mauvaises habitudes. Autant dire que cela est très difficile et suppose une rigueur de tout instant. C’est la même chose avec la question du développement durable, celle-ci doit être prise avec sérieux et nécessite des engagements forts et fermes pour qu’il puisse y avoir un résultat positif à la fin.
La multiplication, années après années, des catastrophes naturelles fait ressentir un certain effet d’urgence à agir vite, surtout que les efforts ne seront pas également repartis au départ, toutes les nations, selon leur niveau de développement, n’étant pas égales entre elles face à la problématique écologique.
Les pays riches, dont fait partie l’Europe, doivent ouvrir la voie et faire figure de bons élèves pour insuffler la première impulsion ; les retardataires prendront le train en route. Aussi, une accélération espérée des investissements « verts » ces prochaines années va forcement engendrer des coûts plus importants, rien que dans le domaine de l’énergie, les alternatives renouvelables comme l’éolien ou le solaire ne sont pas encore assez matures et donc aussi rentables que le pétrole. Mais le seront-elles un jour ? Peu importe car aujourd’hui le simple argument économique n’est plus recevable à l’heure où l’on parle du sort de la planète et de ses générations futures.
Reverra-t-on des taux négatifs demain ? En économie, on apprend à ne jamais dire jamais. Mais dans un monde plus inflationniste demain, pour des raisons tout a fait légitimes telles que la sécurisation des circuits d’approvisionnement à l’international, la décarbonisation de l’économie ou encore notre épanouissement personnel, une telle politique monétaire apparaîtrait anachronique et clairement inadaptée.
Guillaume Dejean
Analyste macro-économique et change
Groupe Convera