Alors que débutent ce lundi les négociations entre les Etats-Unis et la Russie sur l’avenir de l’Ukraine dont dépend l’ensemble de la sécurité européenne, l’Europe ès-qualité sera absente de la table des négociations.
Cette rencontre intervient au moment où le sujet d’une meilleure autonomie stratégique de l’Europe avec cette notion encore vague de « boussole stratégique » est mise en avant. Mais on mesure les progrès qui restent à réaliser.
Le sort de la sécurité européenne sans l’Europe
Certes, les entretiens qui se déroulent cette semaine ont été précédés d’échanges téléphoniques entre les principaux responsables européens et les États-Unis. Le secrétaire d’Etat (ministre des affaires étrangères) Antony Blanken a réaffirmé que rien ne serait décidé sans l’accord de ses partenaires européens (« Rien sur vous sans vous »). Les ministres des affaires étrangères des pays de l’OTAN se sont eux-mêmes réunis vendredi sous l’égide de Jens Stoltenberg, son secrétaire général, où les pays concernés ont exprimé leurs craintes.
Il n’en demeure pas moins que l’Union européenne ne sera pas présente alors que, par-delà l’Ukraine qui depuis plusieurs semaines doit faire face aux intimidations armées de la Russie, et dont l’invasion par les troupes russes ont été en fin d’année estimées à fin janvier-début février 2022, il s’agit avant tout de parler sécurité européenne.
Le dirigeant russe n’a eu de cesse, depuis plusieurs semaines, d’intimider l’Europe. Il a même été soupçonné de détourner les approvisionnements en gaz pour faire pression sur les pays européens, où les prix n’ont cessé d’augmenter. Il s’agit aussi d’un avertissement à peine voilé au nouveau gouvernement d’Olaf Schlotz, dont certains membres ont estimé qu’il conviendrait d’arrêter la réalisation du pipeline Nord Stream 2 qui doit approvisionner l’Europe et qui, ne soyons pas naïfs, est un des éléments visant à accroître la dépendance de l’Europe vis-à-vis de la Russie par les exportations d’énergie.
Les lignes rouges inacceptables des deux parties
Vladimir Poutine a ainsi, récemment, fait part de ses exigences directement aux Etats-Unis sans même en parler aux principaux dirigeants européens, ce qui peut expliquer que le président Emmanuel Macron ait exprimé cette semaine, devant la présidente de la commission européenne Ursula von der Leyen en visite à Paris avec le collège des commissaires, sa volonté d’avoir un « dialogue franc et exigeant » avec la Russie.
Or les exigences de Vladimir Poutine sont autant de lignes rouges pour l’Occident et les Etats-Unis. Le président russe a ainsi exigé que l’Ukraine renonce à rejoindre l’OTAN et que cette organisation politique et militaire arrête toute manœuvre dans la partie Est de l’Europe y compris, par exemple, en Pologne. Cela n’est bien sûr pas acceptable. Or le président des Etats-Unis Joe Biden a estimé la semaine dernière qu’il existait encore un chemin pour un règlement diplomatique du conflit ukrainien. Force est de constater que Vladimir Poutine ne reculera devant rien et il compte sur ce point comme sur les autres sur la faiblesse de l’Occident. Les États-Unis et l’Europe n’ont jamais réussi à rendre réversible cette annexion du territoire ukrainien.
L’intégrité territoriale de l’Ukraine semble désormais définitive dans la mesure où aucune intervention militaire des Etats-Unis ne semble envisageable.
S’agissant de la guerre dans l’Est de l’Ukraine dans le Donbass avec les séparatistes pro-russes soutenus par Vladimir Poutine, les russes ne relâcheront pas la pression. Il en résulte que l’on ne voit pas en quoi les négociations de cette semaine pourraient déboucher. De deux choses l’une, soit aucune des deux parties ne transige sur ses lignes rouges, soit l’une des parties fait des concessions, ce qui mettrait cette partie en situation de faiblesse. On n’imagine pas Joe Biden abandonner l’Ukraine à son triste sort et mettre en danger l’ensemble de la sécurité européenne. En même temps, Vladimir Poutine, dont le rêve est de reconstituer l’ancien glacis soviétique, ne veut pas non plus faire preuve de faiblesse. La situation est pour le moins complexe, même si le langage diplomatique pourrait permettre une porte de sortie pour les deux parties.
Du Bélarus au Kazakhstan : les épines de Vladimir Poutine
Vladimir Poutine est quant à lui aussi soumis à d’autres difficultés. Outre la répression accrue au sein de son pays qui en fait une autocratie dans laquelle les oppositions ont disparu, où les opposants et journalistes indépendants sont emprisonnés ou assassinés, un nouveau front vient de s’ouvrir pour lui : le Kazakhstan après le Bélarus.
Tandis que ce pays a vécu pendant presque trente ans (de 1990 à 2019) sous la férule du potentat Noursoultan Nazarbaïev ayant érigé son pays en autocratie et « kleptocratie » (le fait de privilégier son pouvoir en amassant une fortune et en appauvrissant son peuple), son successeur n’a pas tenu deux ans pour perpétuer la dictature. L’actuel président Kassym-Jomart Tokaïev, pourtant un ancien diplomate habitué aux coulisses feutrées des enceintes internationales, s’est soudainement révélé n’être qu’un dictateur sanguinaire ayant ordonné de tirer à vue et sans sommation contre les manifestants d’une des principales villes du pays, Almaty, non loin du Kirghizstan.
L’augmentation du prix des carburants a été en réalité le révélateur d’une révolte contre la misère, la pauvreté et la corruption du régime incarné par Nazarbaïev qui a, après sa démission, continué de tirer les ficelles derrière l’actuel président qui lui a conservé son titre de « père éternel » du pays, mais qui n’est plus aujourd’hui président du Conseil de sécurité national. Toujours est-il que les États-Unis n’interviendront pas, ni à fortiori l’Europe dans une terre considérée comme une chasse gardée par Vladimir Poutine, lequel, à la demande de Tokaïev, a envoyé des soldats russes par le mécanisme du traité dit de sécurité collective signé en 2002.
L’impuissance mondiale est ici manifeste et rien, si ce n’est une révolution de palais à Moscou à ce jour improbable, n’arrêtera Vladimir Poutine.
Il convient aussi de mentionner la crise avec le Belarus qui occupe également Vladimir Poutine, qui doit sans conteste s’interroger sur la difficulté qu’il y aura à l’avenir de tenter d’éteindre tous les incendies politiques qui pourraient se déclencher dans les anciennes républiques soviétiques, malgré cette structure politico-militaire censée maintenir sa suprématie dans ces régions, qui regroupe outre la Russie et le Kazakhstan, la Biélorussie le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Arménie.
Taïwan et Hong-Kong : la voie libre pour la Chine
L’impuissance mondiale ne se manifeste hélas pas que vis-à-vis de la Russie. Elle existe aussi à Hong-Kong où, tous les jours, la pression de Pékin s’accentue jusqu’à ce que ce territoire, hier un fleuron de démocratie, ne devienne plus qu’un vassal où les opposants et journalistes indépendants sont condamnés à la déportation et à la prison, voire à la peine de mort. L’Occident, hormis encore des sanctions économiques, n’y pourra rien. L’impuissance est encore plus évidente s’agissant de Taïwan.
Le régime dirigé d’une main de fer par Xi Jinping, qui a inséré dans la Constitution chinoise son esprit devant inspirer le parti et le peuple chinois, fait de la récupération de Taïwan une question de principe, de prestige, d’honneur et de fierté nationale. Il est possible d’imaginer une opération d’envergure en 2029 afin de réunifier la Chine dans la perspective des quatre-vingt ans de la création de la République populaire de Chine créée en 1949, voire en 2024 qui marquera les 90 ans du début de la longue marche de Mao Zedong qui finira par le conduire au pouvoir.
Si la Chine envahissait Taïwan, qui interviendrait pour l’en empêcher ou l’en déloger ? Certainement pas le Japon, ni même l’Europe ou l’Australie, qui vient de conclure un pacte de sécurité avec les États-Unis et le Royaume-Uni. Il ne resterait que les États-Unis qui, sur ce dossier comme sur les autres, laissent planer une ambiguïté quant à ce que pourrait être leur réaction.
Sur les autres dossiers internationaux, force est de constater aussi que, très souvent, la logique économique l’emporte sur la volonté de s’opposer aux politiques expansionnistes des grands Etats. Il semble qu’à force d’entretenir une telle ambiguïté, la Chine ou la Russie finiront un jour par tenter un coup de force. L’Occident doit se préparer à cette perspective.
En même temps, les géants sont souvent des « colosses aux pieds d’argile » pour reprendre une expression biblique. Qui sait si les régimes russes et chinois sont aussi infaillibles qu’on le croit ? De tels régimes sont tout aussi menacés par des secousses fatales même si, dans les dictatures, les peuples sont quadrillés, dissuadant toute forme de dissidence. Mais les soulèvements y sont souvent aussi inattendus que violents. Là aussi, il faut se tenir prêt.
Patrick Martin-Genier