Alors que sera lancée prochainement une concertation sur le projet de loi décentralisation, différenciation et déconcentration (3D), Gérard Larcher plaide pour un véritable renouveau de la décentralisation fondée sur le renforcement des libertés locales. Le président du Sénat et Territoires unis (AMF, ADF et Régions de France) entendent d’ailleurs participer à l’écriture de la future loi. Dans l’interview qu’il nous a accordée, Gérard Larcher expose les mesures à mettre en œuvre pour parvenir à plus de simplicité, de clarté et d’efficacité pour les citoyens et remédier ainsi à la crise de légitimité que traverse le pays. Enfin, à quelques mois des municipales et à un an des sénatoriales, il revient sur les fractures au sein de la droite.
Revue Politique et Parlementaire – Emmanuel Macron semble avoir redécouvert les communes avec le grand débat. Quelle place pour la commune dans la France de demain ?
Gérard Larcher – Le grand débat n’a pu se tenir que parce que les maires s’y sont engagés, car ils bénéficient de la confiance de leurs concitoyens. Le président de la République a ainsi renoué le dialogue avec les maires de France, quelques mois après l’échec de la Conférence des territoires, que les principales associations d’élus avaient décidé de quitter faute d’être entendues. Il faut maintenant que cette relation, réaffirmée lors du Congrès des maires, se traduise par des actes concrets.
Le projet de loi engagement et proximité est d’abord un texte d’ajustement, qui apporte incontestablement plus de souplesse au fonctionnement des intercommunalités et réaffirme in fine la place du maire.
J’attends du futur projet de loi de décentralisation, différenciation et déconcentration qu’il rompe enfin avec les tendances à la recentralisation que nous constatons.
Il convient désormais de poser le cadre d’une vraie nouvelle génération de décentralisation. C’est le projet que nous souhaitons porter, dans un dialogue ouvert notamment avec les trois associations regroupées dans Territoires unis, en nous fondant sur le principe de « subsidiarité ascendante », qui consiste à examiner d’abord quelles missions peuvent être remplies au niveau local et par quelle collectivité, puis de définir les missions qui incombent à l’État.
RPP – Vous parlez souvent de la commune comme d’une « petite République ». Comment sortir de cette distance entre la légitimité du maire et leur faible marge de manœuvre ?
Gérard Larcher – La réaffirmation de la place de la commune est en vérité le remède premier à la crise de légitimité démocratique que traverse notre pays. Il est urgent de redonner aux maires le plein exercice de compétences que l’on a éloignées du terrain en les confiant systématiquement et sans discernement à des intercommunalités, dont on a augmenté la taille et les missions. Faire du cœfficient d’intégration fiscale, et des bonifications de dotations qui en découlent, l’incitation essentielle à l’intercommunalité a été une erreur. J’ai plaidé, avec le Sénat, pour remédier au systématisme des transferts de compétences des communes vers l’EPCI, car en définitive, c’est toujours au maire que le citoyen s’adresse. Laissons les communes débattre du périmètre des compétences qu’elles trouveront avantageux de mutualiser. Si je prends l’exemple de la voirie, le citoyen ne comprend pas que le maire ne soit pas en mesure de répondre à une sollicitation ! La notion d’intérêt communautaire avait été pensée pour éviter ce type de dysfonctionnements.
RPP – Le Sénat a rendu obligatoire, une conférence des maires, consultative, dans les intercommunalités dans le cadre de la loi engagement et proximité. N’est-ce pas l’aveu paradoxal d’un échec à redonner du pouvoir à des communes ?
Gérard Larcher – La conférence des maires offrira un lieu d’échanges nouveau où chaque maire dispose d’une voix, à part égale. Cette instance pourra nourrir les travaux de l’exécutif de l’intercommunalité, en étant force de proposition, et permettra des débats différents de ceux qui prévalent au sein de conseils communautaires, notamment XXL, où siègent plus d’une centaine de conseillers. Il est essentiel de permettre à chaque commune, quelle que soit sa taille, de pouvoir faire valoir son point de vue et de proposer ses sujets. Et dans les faits, cette conférence peut être un vrai lieu de préparation en commun des décisions importantes.
RPP – La dénonciation de la loi NOTRe semble faire consensus entre le gouvernement et la majorité sénatoriale. Pourtant, en 2015, seuls 49 sénateurs ont voté contre (sur 339 votants) dont 12 Républicains (sur 144). Qu’est-ce qui a changé depuis ?
Gérard Larcher – Le vote de la loi NOTRe a été un vote de « cessez-le-feu », après de trop longs mois de discussions et des scénarios différents proposés par le gouvernement d’alors. Souvenez-vous du destin variable du département en 2014 ! Il fallait en sortir et le texte voté a été considéré à cet instant comme le moins mauvais des compromis. Pourtant les ingrédients du mal-être des élus locaux étaient en germe, la discussion parlementaire l’avait montré. Le relèvement des seuils des intercommunalités a imposé de nombreuses fusions, pas toujours cohérentes ni surtout bien acceptées.
Or l’intercommunalité doit se penser autour d’un projet de territoire, où la mutualisation des objectifs et des moyens est la règle.
J’ai été favorable à la loi Chevènement de 1999, qui a permis l’émergence puis la consolidation de la coopération intercommunale, à laquelle je crois. C’était à la condition qu’elle ne prive pas les maires de leurs compétences mais permette par la mutualisation de mieux les exercer.
RPP – Lors de la conférence de presse du 25 avril 2019, Emmanuel Macron a annoncé vouloir repenser la décentralisation sur le triptyque « responsabilité, lisibilité et financement ». Comment rendre la décentralisation plus claire pour les citoyens ?
Gérard Larcher – Il est tout d’abord impératif de décentraliser complètement les compétences car trop souvent, en effet, l’État continue de s’immiscer dans la gestion de compétences qui incombent normalement à la collectivité. Est-il cohérent, par exemple, alors que les lois de décentralisation ont confié l’entretien des bâtiments des collèges et lycées et que les départements et région ont réalisé en trois décennies une remise à niveau spectaculaire, de laisser le pilotage des équipes de terrain, pourtant sous statut territorial, à un agent « gestionnaire » qui relève de l’Éducation nationale et n’a pas à répondre aux élus de la collectivité ? Dans de trop nombreux secteurs, la décentralisation est restée au milieu du gué et nos concitoyens ne comprennent pas où sont les responsabilités.
Ensuite, il faut laisser à chaque territoire la possibilité de s’organiser comme il l’entend plutôt que d’imposer des règles d’organisation uniformes : prenons l’exemple de l’eau et l’assainissement que la loi obligeait jusqu’ici à transférer à l’EPCI, quel que soit son périmètre géographique : dans certains cas, ces compétences seront mieux gérées à l’échelle infra-communautaire, dans d’autres, le territoire de l’EPCI ne suffit pas et il faudra rechercher idéalement une organisation plus large, voire départementale, ou même bi-départementale…
Plus de clarté, donc plus d’acceptation par le citoyen, c’est d’abord accorder enfin l’exercice intégral d’une compétence décentralisée ; puis c’est donner la libre faculté d’adapter les conditions de la mise en œuvre de cette compétence entre les différents niveaux de collectivité.
RPP – Vous parrainez le développement de Territoires unis. Pourtant la réforme de la fiscalité locale met en lumière les tensions qui peuvent exister entre les niveaux de collectivités. Au vu de l’état des finances publiques, la décentralisation peut-elle vraiment aujourd’hui être un jeu à somme nulle ?
Gérard Larcher – Les collectivités locales n’avaient jamais réclamé la suppression de la taxe d’habitation, qui pose deux problèmes majeurs. D’abord, la rupture du lien fiscal entre la commune et ses habitants avec à la clé une perte de sens de la démocratie locale. Ensuite, une moindre autonomie fiscale pour les collectivités territoriales, en premier lieu les départements, mettant en risque leur soutenabilité financière.
La décentralisation ne peut bien fonctionner que si chaque niveau de collectivité a les moyens, notamment financiers, d’exercer réellement ses compétences.
C’est une question d’efficacité globale. Et le secteur local a montré sa capacité à gérer de manière efficace les compétences qui lui sont confiées. J’observe que lui est en excédent budgétaire depuis 2016.
RPP – La future loi 3D a comme principale novation la différenciation territoriale. Dans le cadre de cette dernière, le gouvernement négocie au cas par cas avec chaque collectivité. N’y a-t-il pas un danger à terme pour les associations d’élus et les collectivités en général à ce face-à-face asymétrique entre chaque collectivité et l’État ?
Gérard Larcher – Les réponses ne peuvent continuer à se faire au gré de discussions particulières, entre certaines collectivités et l’État. Il faut un cadre global. Le « droit des exceptions » pourrait remettre en cause effectivement l’unité de la République.
Qu’entendons-nous réellement par différenciation ? Il est clair qu’on ne peut plus aujourd’hui appliquer une norme standard sur l’intégralité du territoire, parce que celle-ci va produire des effets différents. Dès lors, pourquoi, lorsqu’il est constaté des difficultés d’application d’un texte, ne pas ouvrir la possibilité d’apporter des définitions régionales, qui complèteraient l’adaptation aux réalités locales ?
Je souhaite que l’on étudie la possibilité de doter l’ensemble des régions d’un pouvoir règlementaire.
Les régions ont fait la démonstration de leur capacité à agir en bonne intelligence avec les collectivités de leur territoire. Leur donner un véritable pouvoir réglementaire va de pair avec le renforcement de leurs compétences dans le domaine du développement économique ou même de l’emploi. Nos concitoyens y sont globalement favorables, d’après un sondage récent (Harris interactive-Le Figaro-Régions magazine, 31 octobre 2019).
RPP – Certaines études internationales montrent aujourd’hui que la différenciation des compétences conduit à une surenchère identitaire. En Bretagne, certains se revendiquent de la différenciation pour demander une collectivité unique à statut particulier. Comment éviter que ce que vivent aujourd’hui l’Espagne, le Royaume-Uni ou la Belgique ne touche demain la France ?
Gérard Larcher – Le modèle décentralisateur français me paraît de nature à préserver la France de telles évolutions. On nous objecte souvent le « mille-feuille » administratif, le poids excessif des communes et des départements, deux collectivités qui seraient « hors d’âge », héritières de la Révolution ! Mais nous mesurons aujourd’hui, à l’épreuve de la crise que traverse le pays, la solidité de ces collectivités, qui constituent l’armature de notre République décentralisée. La proximité qu’elles assurent dans la mise en œuvre des politiques, leur relation directe avec le citoyen, l’attachement des Français à leur commune et à leur département, font de nos collectivités le meilleur garant de l’unité de la République, à la condition de ne pas les vider de leurs compétences, ou de les étrangler financièrement comme cela a pu être le cas durant cette décennie.
Puisque vous évoquez la Région Bretagne, les élus régionaux ont produit un rapport qui contient de nombreuses pistes de différenciation, qui passeraient par l’expérimentation. Je suis favorable à ce que l’on étudie une telle disposition qui permettrait des adaptations de la loi et du règlement, au regard des spécificités locales, sans l’obligation de généraliser le résultat de l’expérimentation. Il va de soi que la mise en œuvre des différenciations qui en résulteraient se ferait sous le contrôle du Conseil constitutionnel, garant du principe d’égalité.
RPP – Les trois grandes associations sont aujourd’hui marquées à droite. La décentralisation, dès lors qu’elle est politique, induit des contre-pouvoirs locaux. La défiance n’est-elle pas alors l’état normal, voire sain, des rapports gouvernement-collectivités ?
Gérard Larcher – Les trois grandes associations ont prouvé depuis longtemps leur capacité à organiser leurs travaux dans le respect de toutes les sensibilités des élus qui les composent et pour ma part je suis très attentif à cette pluralité. Pour autant, je suis frappé par la convergence des positions qui se dégagent : c’était le cas ainsi lors du congrès des départements de France, où les présidents de conseils départementaux présents, toutes étiquettes confondues, se retrouvaient dans le rejet de la réforme fiscale mais aussi pour formuler des propositions. Qu’il y ait débat entre les associations d’élus et le gouvernement me paraît normal, ce qui l’est moins, c’est leur sentiment dominant que certains engagements ne se traduisent pas dans les faits. C’est pourquoi le seul chemin possible est celui du dialogue et de la confiance à reconstruire.
RPP – Les prochaines municipales devraient être plus favorables aux sortants. Toutefois de Toulouse à Poissy l’étiquette LR semble rejetée. Ailleurs, comme à Nice, les candidats semblent d’abord mettre en valeur leurs bilans locaux. LR ne prend-elle par le risque de perdre toute ambition nationale ?
Gérard Larcher – Les élections municipales sont les élections de proximité par excellence et les maires dans leur très grande majorité ne font pas référence à une formation politique. Ils forment leur équipe autour d’un projet municipal. Ce sont les élections régionales de 2021 qui seront sans doute le prochain vrai test électoral politique.
RPP – Les sénatoriales ont lieu dans moins d’un an. Le MoDem est allié à LREM et l’UDI semble chaque jour un peu plus s’en rapprocher. Les fractures au sein de la droite mettent-elles en danger la future majorité sénatoriale ?
Gérard Larcher – La majorité sénatoriale est solide, les derniers votes en sont l’illustration. Le Sénat a cette particularité d’être constitué de familles politiques qui peuvent se retrouver sur certains textes dans le respect de chacune des sensibilités. Et au Sénat, on ne dit jamais « oui » par discipline ou « non » par dogmatisme, c’est la marque de notre Assemblée.
Gérard Larcher
Président du Sénat
Propos recueillis par Arnaud Benedetti
Photo : François Maréchal