Dans son ouvrage “Histoire d’une révolution annoncée”, Dimitri Delioanes, journaliste à la TV grecque, retrace l’itinéraire géopolitique d’Alexis Tsípras qu’il a longuement interviewé. Nous reproduisons dans les pages qui suivent l’essentiel de l’avant-propos de Michel Korinman, professeur émérite à la Sorbonne.
En remportant à nouveau les élections législatives du 20 septembre 2015 – le troisième succès en quelques mois – avec 145 sièges, Alexis Tsípras, a fait valider sa politique et notamment ses engagements européens par le peuple grec qui l’a chargé de former le gouvernement.Si tout le monde l’a à l’esprit, personne ne se risque à aborder un sujet majeur, celui du puissant nationalisme grec. Loin de distinguer, ainsi qu’on le fait le plus souvent à l’étranger, entre la splendeur de la Grèce antique et les vicissitudes d’une histoire de la Grèce contemporaine marquée depuis l’indépendance par des banqueroutes successives et donc portée financièrement par les autres pays d’Europe, les Grecs appréhendent l’hellénisme comme un tout homogène de l’Antiquité jusqu’à notre époque en passant par Byzance, ce dont témoignent les manuels scolaires d’histoire du pays.
Orgueilleux inventeurs de la philosophie et de la démocratie, c’est-à-dire des valeurs sur lesquelles s’est construite l’Europe, ils sont même d’avis que celle-ci serait sans eux dépourvue de sens. Et ils ne pouvaient pas se rebeller contre les conditions “humiliantes”, injustes et asphyxiantes imposées par la “troïka” et les autres Européens malgré l’assistance généreuse dont le pays avait jusque-là bénéficié. On ferait comme pendant la résistance à l’occupation allemande. Peu importeraient, dès lors, les terribles conséquences éventuelles tant que la Grèce avait retrouvé son orgueil national. Comme le clamait encore en février Tsípras devant ses députés au Parlement : “La Grèce ne prendra plus d’ordres, en particulier des ordres par e-mails”, de même que “c’en est fini de la terreur et du chantage.”
Une pensée structurée
Justement : en même temps qu’il incarnait un espoir d’amélioration économique, “le vote Tsípras” a canalisé un sursaut d’énergie nationale. Et ce qui rend l’ouvrage de Dimitris Deliolanes véritablement précieux, c’est que les longs entretiens de l’auteur avec le président de Syriza révèlent comme par anticipation la séquence hiver 2014-été 2015 et, quitte à renverser les idées reçues, une pensée extrêmement structurée autour d’une sorte de charte nationale :
- l’existence de fédérer aussi largement que se peut une majorité de Grecs sur la refondation de la nation et du pays ;
- la détermination à ancrer la Grèce dans une Europe que la partie grecque aura significativement contribué à transformer (régime change) ;
- la volonté (moins affichée) de retournement géopolitique en cas d’échec des négociations.
En somme : on peut accuser le gouvernement Tsípras d’avoir trompé les partenaires européens sur ses intentions d’assainissement économique et financier au sens libéral du terme, de s’être cantonné dans un flou permanent, d’avoir eu recours à d’incessantes tactiques d’évitement, d’avoir taxé de “criminelle” l’action du Fonds monétaire international, de s’être lourdement contredit entre l’appel à voter “non” au référendum du 5 juillet et l’approbation de l’accord du 13 juillet, de n’avoir pas eu de plan B en cas de refus des autres Européens, d’avoir freiné dès la mi-juillet l’entrée en vigueur des réformes ; c’est parfaitement légitime et plus des deux tiers des Allemands vont dans ce sens. Mais ce serait une singulière myopie géopolitique que de situer comme Luc Ferry le président de Syriza “entre imposture et vacuité”, alors qu’il a passé avec les Grecs un nouveau pacte national et que ces derniers semblent s’y tenir.
Il faut en tenir compte, à moins de continuer à se délecter entre théoriciens d’hypocrites guerres intellectuelles par procuration, proxy wars d’un type nouveau. D’autant qu’un renversement du Premier ministre grec n’équivaudrait pas seulement au “saut dans l’inconnu” si fréquemment évoqué quant à l’avenir de la zone euro et de l’Union européenne ; il peut également déboucher sur un vide politique. Différentes questions se posant alors. Peut-on vraiment exclure, en cas d’effondrement politique et économique, des désordres sociaux ? Que pense l’armée dont le mutisme total s’explique sans doute par une volonté de ne pas rappeler la dictature des colonels (1967-1974) ? Une seconde guerre civile (après celle de 1946-1949 qui s’était conclue sur la défaite des partisans communistes) est-elle concevable ? Sans compter sur le scénario évoqué par Tsípras début juin d’une prise du pouvoir par Aube dorée, le parti ultranationaliste et d’ordinaire qualifié de “nazi”, troisième force du pays dans un État désormais chaotique. Semblable épisode de l’Histoire (on espère fiction) de la Grèce contemporaine coûterait assurément plus cher à l’Europe, même en termes comptables, que la restructuration de la dette grecque.
Les courants de Syriza
La transformation de Syriza en parti unifié a été difficile et les courants subsistent. On y trouve schématiquement trois blocs : l’aile radicale, marxiste, qui pèse environ 30 % ; un gros groupe qui vient du PASOK (Mouvement socialiste panhellénique), soit la gauche de ce parti devenu social-démocrate ; au centre, les pragmatiques comme Tsípras qui dirigent. Pour les premiers, “même un honnête compromis n’est pas à l’ordre du jour” ; ils plaident pour une intransigeance absolue face aux créanciers. Lors de la session du comité central du week-end de Pentecôte, les adversaires de l’accord avec les créanciers avaient obtenu 75 voix contre 95. Les “frondeurs” marxistes, irréductibles, menaçaient de recourir aux barricades.
Pour l’aile gauche, mieux vaut quitter une Europe où le socialisme ne saurait être construit ; elle plaide, paradoxalement d’accord avec certains économistes allemands comme Hans-Verner Sinn, président de l’Institut für Wirtschaftsforschung (Munich), pour le Grexit (sortie de la zone euro) et un retour à la drachme ; dès lors qu’aura été surmontée la première phase douloureuse et chaotique, une relance se manifestera ; au fond, pas de panique alarmiste, il y avait des médicaments et de l’essence en Grèce avant l’euro ! En tout cas, pas question de mettre un terme à l’ “héroïque” résistance contre les “forces étrangères”.
Alors que nombre d’analystes vont dans le sens contraire et pensent que le Premier ministre – qui bataille depuis longtemps afin que Syriza devienne un parti “organique” au sens gramscien, donc ouvert à toutes les couches sociales qui se retrouvent dans son programme – devrait former un gouvernement d’ouverture et ne pas tenir compte des marxistes “sectaires”. Cela lui permettra d’adopter une posture plus souple dans les négociations puisque 80 % des Grecs souhaitaient en janvier 2015 le maintien de leur pays dans la zone euro et que 71 % d’entre eux sont toujours de cet avis en mai. Des personnalités s’expriment en faveur d’un compromis avec les partenaires européens et pressent Tsípras fin juin d’organiser un référendum sur l’acceptation des conditions imposées : en cas d’échec du gouvernement, on retournera aux urnes. Même Aube dorée veut rester dans la zone euro.
Le leader a probablement fait son choix à la fin du mois de juin, non pas dans l’immédiat entre l’accord ou la rupture sur la zone euro (l’UE), mais en faveur de la cohérence pragmatique au sein d’un ordre rejeté bien qu’existant contre un statut de paria et l’isolement international.
Du révolutionnaire antioccidental Chávez au père tutélaire de la nation Lula da Silva. Une trajectoire en trois semaines qui devrait, chez un homme de 40 ans, se poursuivre. Tsípras/Lula a subtilement changé de focus et va désormais présenter la transformation de l’État grec comme une tâche nationale dans l’intérêt de tous les Grecs ; tout comme dans celui des partenaires européens dont la contribution sera désormais sollicitée. C’est en ce sens que la coalition gouvernementale de janvier 2015 avec les Grecs indépendants (Anel, droite souverainiste) ne saurait être ramenée à la nécessaire intégration arithmétique d’un junior Partner ; elle consolide la réorientation, nationale et sociale, envisagée. Le “leader nationalise” le chapitre nettoyage des écuries d’Augias de l’accord du 13 juillet de Bruxelles – (re)construire la Grèce – avec d’autant plus de facilité que la gauche incarnée par Syriza n’a en aucune manière participé à l’histoire du clientélisme et de la corruption post-1949 à l’inverse des partis traditionnels. Mieux : dès lors qu’il a dessiné le cadre général d’une politique nationale nouvelle dont il sait qu’elle ne coïncide que sommairement avec l’accord, Tsípras peut, au second plan, se justifier d’avoir finalement souscrit à un texte qui ne lui plaît pas – les plus pauvres en seront d’après lui les victimes – mais qui lui a été imposé ainsi qu’à toute la nation. Si la partie “internationale” de l’accord ne fonctionne pas, c’est aux “institutions” (Commission européenne, Banque centrale européenne, Fonds monétaire international) qu’il reviendra de s’en expliquer.
Certes, le vecteur Syriza va s’effilocher puisque, au comité central du parti du 15 juillet 2015, 109 des 202 membres appellent Tsípras à entendre les partisans du “non” et que 39 sur 149 députés feront défection lors du vote (acquis avec le soutien de l’opposition) sur les premières réformes exigées par les créanciers en vue du nouveau plan d’aide : 32 contre, 6 abstentions, une absence. Après l’ex-ministre des Finances Yánis Varoufákis qui compare l’accord au Traité de Versailles (et à propos duquel Tsípras déclare que le meilleur économiste n’est pas obligatoirement un politique), démissionnaire au lendemain du référendum du 5 juillet, s’en vont par exemple celui de l’Énergie, Panayótis Lafazánis, chef de file des frondeurs, et Nádia Valaváni, ministre adjointe des Finances, laquelle évoque une “Troisième Guerre mondiale”. Mais une forte majorité (68 %) des Grecs veut que Tsípras reste Premier ministre, et ce même en cas de changement de gouvernement. C’est d’une adhésion massive à une figure emblématique qu’il s’agit, aussi bien quand Tsípras appelle à voter “non” au référendum du 5 juillet pour récuser le projet d’accord qu’après l’accord du 13 juillet qui va en sens inverse. Certes, le parti bénéficie de cette orientation mais dans une mesure nettement moins considérable. Syriza est à 42,5 % des voix, soit évidemment deux fois plus que Nouvelle Démocratie (centre droit) à 21,5 %, ce qui correspond à une augmentation de 6 % et à une majorité absolue de 166 sièges au Parlement. Mais on vote beaucoup plus pour le leader que pour son parti. Voilà pourquoi Tsípras sait pouvoir brandir la menace d’élections anticipées à partir du vote du second volet de mesures réclamé par les créanciers dans la nuit du 22 au 23 juillet 2015 : d’abord il a endigué les défections au nombre de 36, soit 31 contre et 5 abstentions ; ensuite la loi lui permettrait de supplanter la fronde de gauche puisque en cas de vote anticipé dans les 18 mois suivant le scrutin précédent, le président est en droit de constituer la liste des candidats sans en référer au congrès ; et, surtout, la gauche frondeuse est plus représentée dans les organes du parti que chez les électeurs. “Lula d’Athènes” devrait, sauf accident de l’histoire, l’emporter.
Pas d’euro sans l’Europe
Aléxis Tsípras le martèle tout au long des entretiens avec Deliolanes et y reviendra quelques mois plus tard : une fois partie la Grèce, “il n’y aura plus de zone euro.” Il s’est en apparence trompé : la Grèce qui menaçait de sortir de la zone euro avec le référendum du 5 juillet a fini par céder et la zone euro a résisté à l’offensive grecque. Mais il a eu raison sur le fond, car c’est l’Europe en tant que projet qui pourrait bien être le grand perdant de cette dernière crise.
Il y a quatre ans, Joschka Fischer mettait en garde contre la nature géopolitiquement oxymorique de l’actuelle Union européenne. Bien qu’elle ne soit pas un État, l’Union se voit adresser des demandes qui vont d’ordinaire aux États. Or elle ne peut, faute des instruments dévolus aux États, répondre à celles-ci. Voici la position de l’ancien ministre allemand des Affaires étrangères : “Soit on laisse les choses aller à vau-l’eau, et l’euro va se désintégrer, l’Union européenne dans son ensemble éclater et plus généralement l’Europe se renationaliser”, ce qui aura un coût politique, économique et financier énorme ; ou bien on évolue via l’union fiscale en direction d’ “une authentique fédération politique, les États-Unis d’Europe” ; tout le reste étant insuffisant à prévenir “le désastre qui menace”.
Avec la crise grecque, la “renationalisation” rampante de Joschka Fischer s’est clairement exacerbée parce que les déséquilibres qui marquent la construction européenne, encore tolérables à l’horizon de l’utopie concrète d’États-Unis d’Europe, se traduisent par des craquements, des fissures, des fractures, d’où la fonction compensatrice d’une bureaucratie européenne aussi lourde que puissante, mais à laquelle tous participent indépendamment du poids réel du pays qu’ils représentent.
Le Royaume-Uni (ou du moins l’Angleterre), puissance financière mondiale, morceau crucial de l’anglosphère dont l’entrée dans la Communauté économique européenne en 1973 avait été préconisée par Georges Pompidou en tant que contrepoids à la puissance allemande, menace de prendre le large.
Au 10 Downing Street, la crise grecque présente au moins un intérêt historique, celui de dissiper le romantisme de l’ever closer union, d’une Europe comme prédestinée à toujours plus d’union à laquelle les Britanniques sont opposés.
Ils ont d’ailleurs le sentiment d’avoir eu raison avant tout le monde, d’avoir été bien inspirés de rester à l’écart de ce mécanisme perçu de leur point de vue comme par nature asymétrique et donc porteur de déflagrations qu’est l’euro. À Londres on est, qui plus est, tenté de penser que les partenaires européens, peut-être désireux d’éviter des dommages supplémentaires, se trouveront plus enclins à accepter la renégociation des termes de l’adhésion à l’Union, même si les partenaires, avant tout préoccupés par la zone euro, s’intéressent désormais dans une moindre mesure aux problèmes britanniques. Surtout, un état des lieux désastreux de la situation en Europe est susceptible de provoquer un rehaussement de l’euroscepticisme britannique et une accélération du processus référendaire sur la sortie. Et ce même chez les travaillistes.
La qualification méprisante de “Club Med” et l’acronyme pour le moins péjoratif de “PIIGS” (Portugal, Italie, Grèce, Espagne avec l’Irlande) avait rappelé pendant la crise financière aux pays d’Europe du Sud que dans les perceptions allemandes ou néerlandaises ils restaient déclassés. Or, la crise grecque a fait exploser le concept d’Europe du Sud en tant que confortable “géographisme” avec les solidarités que celui-ci présupposait. Le Premier ministre grec doit se résigner : il n’y a pas de “front commun” des pays d’Europe du Sud. L’allié supposé de Tsípras, le président italien du Conseil Matteo Renzi, a fait valoir sa répugnance à une assistance supplémentaire apportée par les contribuables italiens. Le ministre italien de l’Économie et des Finances, Pier Carlo Padoan, déteste les comparaisons “inappropriées” établies par le leader grec entre les deux économies et la thèse de Syriza en vertu de laquelle l’Europe devra après la Grèce affronter des problèmes bien plus graves comme ceux de l’Espagne ou l’Italie ; que Tsípras réforme déjà son pays auquel l’Italie a prêté en tout 37,2 milliards d’euros (10 en tant que prêt bilatéral et le reste comme quote-part de Rome au Fonds européen de stabilité financière), ce qui a au passage augmenté la dette publique de Rome. En fin de compte, après avoir tenté par trois fois de faire revenir Aléxis Tsípras à la table des négociations et quand il s’est avéré que le référendum du 5 juillet aurait lieu, Matteo Renzi a complètement abandonné sa position d’équidistance entre la Grèce et les “faucons” européens pour s’intégrer à une “coalition désormais monolithique en faveur du “oui”. Puis, quand le Premier ministre espagnol, Mariano Rajoy, s’était rendu en Grèce auprès du prédécesseur de Tsípras, Antónis Samarás, en janvier 2015 avant les élections, il venait bien sûr offrir son appui au second, mais comptait aussi tirer parti des difficultés éventuelles d’Athènes pour “échauder” ses compatriotes. Pire, Madrid et Lisbonne s’indignent et protestent car Tsípras leur a reproché (bien avant le séisme espagnol des élections municipales et régionales du 24 mai illustrant la montée en puissance du parti frère Podemos) de vouloir le renverser, parlant désormais d’un axe antigrec emmené par les gouvernements espagnol et portugais. Fin mai, Espagnols et Portugais étaient les plus remontés à l’approche des législatives de l’automne, car il serait difficile de légitimer l’austérité endurée au cas où la Grèce bénéficierait d’un passe-droit. Le raisonnement, en particulier chez les Espagnols confortés par les bons chiffres de leur économie en juillet 2015, c’est qu’il n’y a pas d’Europe du Sud qui tienne, ils ont fourni un effort gigantesque pour rejoindre l’avant-garde nordiste et récusent tout amalgame.
L’affrontement germano-grec. Le grand compromis géopolitique de 1989 – euro contre réunification – avec une Allemagne définitivement encadrée dans l’Europe n’a pas fonctionné. La surpuissance économique s’est désormais (involontairement) établie à la direction (quelquefois partagée) des événements. Ce que redoutait l’ancien chancelier Helmut Schmidt est devenu réalité ; dès lors que les finances ont prévalu sur la politique, l’Allemagne s’est retrouvée au centre. Mais elle s’expose du même coup à des réquisitoires qui ne manqueront pas de laisser des traces…
Michel Korinman, professeur émérite à la Sorbonne, président de l’Académie européenne de géopolitique, directeur de la revue Outre-Terre