Dans une interview qu’il nous a accordée, Fadi Comair, Président du Programme hydrologique intergouvernemental (PHI) de l’Unesco, nous explique les enjeux de l’hydrodiplomatie.
RPP – Pouvez-vous nous rappeler les enjeux du colloque que vous avez organisé autour de l’hydrodiplomatie au Sénat le 20 janvier dernier ?
Fadi Comair – Ce colloque est la cinquième édition que j’organise personnellement au Sénat en étroite collaboration avec le Sénateur Olivier Cadic (Sénateur représentant les Français établis hors de France), autour du thème de l’hydrodiplomatie et du changement climatique. Le premier s’est tenu à la veille de la Cop 21, nous y avions abordé le sujet du bassin de l’Oronte entre le Liban, la Syrie et la Turquie. Pourquoi l’hydrodiplomatie ? Parce qu’elle est une composante, une idée et une nouvelle gouvernance qui cherchent à asseoir la paix hydrique entre les pays riverains. C’est un processus qui commence par établir une base de données commune. Sans celle-ci les pays riverains qui se partagent un bassin déterminé ne pourraient pas évaluer l’impact du changement climatique qui va sûrement affecter les précipitations, les eaux renouvelables ainsi que les eaux non mobilisables pour que les ingénieurs puissent concevoir des ouvrages qui se remplissent en eau sans attendre la saison des pluies. Ce processus technique étant important il faudrait que les pays puissent échanger cette base de données entre eux. Si un pays situé en amont d’un fleuve entre dans le concept d’un barrage, le débit de l’eau de ce fleuve sera complètement interrompu, les incidences sur les pays en aval seront énormes. C’est la raison pour laquelle le processus commence par la base de données. Ensuite, les pays vont devoir s’entendre sur un accord commun. Puis, on commence à organiser la gouvernance.
Nous avons trois conventions mises à notre disposition par la communauté internationale que j’appelle des textes anti-crise. La première est la convention 1997 sur les bassins internationaux et transfrontaliers qui repose sur deux principes très importants. Le premier concerne le partage équitable et l’utilisation raisonnable de l’eau entre les pays riverains, le second est de ne pas causer de dommages aux pays qui se situent à l’aval.
La deuxième convention est la convention des Nations Unies pour L’Europe. Datant de 1992 et appelée UNECE, cette convention régit les accords entre les pays européens qui se partagent le Danube, le Rhin et les autres bassins transfrontaliers européens. Elle dispose d’un secrétariat situé à Genève. Ce serait un atout de prendre cette gouvernance en tant que base car le secrétariat pourrait faciliter et aider les pays riverains à appliquer cette convention qui est quasi identique dans ses termes à la convention de 1997.
La troisième convention est la directive européenne cadre sur l’eau avec une nouvelle notion, que la communauté internationale nous a présentée en 2015, celle des objectifs du développement durable (ODD). Les pays ne voulant pas adopter le concept de l’hydrodiplomatie peuvent utiliser les ODD 2, 6 et 7 concernant l’eau, l’énergie et l’alimentation afin de sécuriser les générations futures dans ces trois domaines.
Cette initiative du Sénat a donc été mise en place pour plusieurs bassins. La première édition qui s’est tenue en 2015, était consacrée à l’Oronte. En 2016 ce fut le tour du bassin du Jourdain qui est partagé par cinq pays dont quatre pays arabes, le Liban, la Syrie, la Palestine et la Jordanie d’un côté et Israël d’un autre côté. Nous pensons lancer une initiative entre les groupes sur le Jourdain dans le but de disposer d’une base de données commune sur le Jourdain à partir du Mont Hermon jusqu’à la mer Morte tout en se basant sur la convention 1997 ou bien celle de l’UNECE. Ce fleuve est à la base de toutes les civilisations dans la région comme à celle des religions monothéistes qu’elle soit hébraïque, chrétienne ou musulmane. Nous souhaitions, à partir du mont Hermon, où le Jourdain prend sa source, que l’eau du fleuve soit correctement utilisée et gérée par ces pays car nous frôlons une catastrophe, celle de la disparition de la mer Morte.
En raison de l’agriculture intensive et du détournement de l’eau par certains pays, le niveau de la mer Morte baisse de 90 cm chaque année.
Sa superficie est passée de 1 200 km2 à 600 km2 aujourd’hui. Ainsi, l’hydrodiplomatie dans ses quatre composantes (base de données, gouvernance, politique et institutionnelle) est indispensable pour sauver la mer Morte et aboutir à un accord gagnant-gagnant.
La troisième initiative, lancée il y a trois ans, concerne le Nil qui fut aussi l’objet du colloque de cette année sachant que le sujet est délicat et que la médiation a déjà commencé à Washington. Nous avons voulu réunir l’Egypte, l’Ethiopie et le Soudan autour du thème hydrodiplomatie et Nexus vu que l’Ethiopie a construit le barrage de la Renaissance en pensant produire l’énergie avec une capacité de production hydroélectrique de 7 000 MW dont elle a besoin avec les pays situés à l’amont du bassin du Nil mais malheureusement sans étudier le régime hydraulique du Nil, ce qui affectera négativement du fait de ce barrage, les pays situés à l’aval et surtout l’Egypte. Jusqu’à 74 milliards de m3 d’eau, soit 90 % du débit du Nil seraient stockés dans ce barrage. Que serait devenue l’Egypte dont l’alimentation et l’économie reposent sur le fleuve ? On voit que les choix technologiques sont très importants surtout si l’on considère que le changement climatique va affecter le débit du Nil.
Nous avons donc préconisé un remplissage progressif du réservoir sur une période de sept à neuf ans. Dans le cas contraire, l’Egypte serait complètement ébranlée en termes de développements alimentaire, social, économique et technologique. Le Soudan a également un intérêt vital dans le remplissage progressif du barrage. On passe donc de la base de données à la gouvernance du Nil. Quelle gouvernance appliquer ? Est-ce que c’est la convention 1997 ? Est-ce que c’est la convention 1992 ? Nous avons repris cette année cette dynamique sur le Nil. Et nous avons entendu de la part des ambassadeurs des trois pays concernés ce que nous attendions il y a deux ans. Ils ont échangé sur le partage équitable de l’eau et son utilisation raisonnable mais aussi sur le fait de ne pas occasionner des dommages substantiels sur les pays qui se situent en aval tels que le Soudan et l’Egypte. Le discours contraignant qui fut utilisé lors de la troisième édition a changé pour plus de visibilité positive. Les ambassadeurs ont souligné le fait de ne pas causer de dommages aux pays en aval et ont évoqué cet échange de base de données afin d’évaluer le régime de stockage de l’eau en période d’étiage et ceci pour ne pas affecter économiquement l’Egypte.
Nous savons que les prémices de la médiation qui a eu lieu aux Etats-Unis entre le 13 et le 15 janvier sont très positives et nous attendons que ces trois pays parviennent fin janvier à la conclusion d’un accord gagnant-gagnant.
L’hydrodiplomatie a donc été utile pour asseoir la paix hydrique entre l’Egypte, l’Ethiopie et le Soudan.
En ce qui me concerne, je pense que le Nil a une portée humaine dans le sens que l’hydrodiplomatie pourrait sécuriser les générations futures dans la région.
RPP – Si je comprends bien, l’hydrodiplomatie est un concept qui est généré par des experts, des ingénieurs et des scientifiques. Comment s’articule la relation entre l’expertise du scientifique et la nécessité de l’action qui est incarnée par le politique ?
Fadi Comair – Le politique vient en fin de parcours parce qu’il ne peut pas comprendre ce qu’est la science, ce qu’est l’hydraulique, ce qu’est le changement climatique, ce que sont les faits et les données. Le changement climatique va engendrer 30 % en moins d’eau. La population en Egypte et en Ethiopie, qui était de 60 millions d’individus pour chacun de ces pays il y a vingt ans, est passée aujourd’hui à 100 millions. Donc la base devrait être une base technique et institutionnelle. Après on peut faire part aux politiciens des bienfaits économiques et sociaux qui vont se générer autour de ce bassin. On peut leur suggérer d’investir dans le développement du pays plutôt que dans l’armement. Les politiques seront sensibles à ces arguments s’ils veulent être réélus.
En fait, il faut chercher l’intérêt des politiciens.
Il faut leur présenter une feuille de route qui commence par les moyens techniques et aboutit à une gouvernance qui soutient les principes des Nations unies.
Il faut leur faire comprendre que s’ils ne suivent pas cette feuille de route, des conflits militaires ou politiques, coûteux en termes humains et financiers, peuvent survenir. Ils ont à faire le choix entre le processus d’hydrodiplomatie qui permettra de nourrir la population, et la guerre et la dépendance sur le plan alimentaire. C’est cela le choix et le lien. C’est l’eau, l’énergie, l’alimentation avec la bonne gouvernance des projets qui vont développer les pays et dont les politiciens vont sentir les bienfaits directement.
L’idée c’est de faire du sujet de l’eau, qui est historiquement un facteur de conflit, un catalyseur de paix avec deux objectifs, la paix bien évidemment, mais aussi la question du développement durable qui apparaît aujourd’hui comme un élément fort. C’est la raison pour laquelle j’ai proposé la création d’une plateforme du Nexus Eau-Energie-alimentation au sein de la Méditerranée dans le cadre d’une agence méditerranéenne du Nexus afin que les pays puissent proposer des plans d’adaptation assurant la survie du bassin. Le PHI que je préside à l’Unesco pourrait être le moteur de cette agence en matière d’hydrologie et d’application de la GIRE (Gestion Intégrée des Ressources en Eau).
RPP – Les relations entre Etats sont parfois aussi des rapports de force entre leurs intérêts. Comment fait-on pour mettre en musique ce processus ?
Fadi Comair – Il faut examiner et prendre en compte les spécificités et les besoins de chaque pays riverain. Il y a des pays qui ont besoin d’une production énergétique, d’autres d’eau potable, d’autres encore d’eau pour l’irrigation des cultures. On peut donc envisager un échange énergétique entre les pays. Le pays qui dispose d’un barrage et qui produit de l’électricité peut la vendre à un pays riverain, la même chose est envisageable pour la desserte en eau potable par exemple.
C’est en fait un troc économique entre les pays riverains.
RPP – C’est ce qu’on appelle anthropologiquement le don et le contre don ?
Fadi Comair – Oui c’est exactement cela. Chaque pays va y trouver son intérêt, ensuite les pays signeront une convention gagnant-gagnant. L’Ethiopie a intérêt à produire de l’électricité et à la vendre à d’autres pays africains, elle n’a pas besoin d’eau potable tandis que l’Egypte et le Soudan en ont besoin. Ils vont donc faire une sorte de négociation et c’est là que les projets seront négociés à long terme avec les agences donatrices telles que la Banque mondiale, la Banque européenne, l’Agence française de développement, les banques islamiques.
Il y aurait donc d’importants projets pour travailler sur l’efficacité des réseaux d’irrigation, sur l’eau digitale afin d’éviter les canaux d’irrigation à ciel ouvert et gaspiller l’eau, repenser les réseaux d’eau potable, mais aussi mobiliser les zones non-conventionnelles afin que les pays qui ne disposent pas d’unités pour traiter cette eau non conventionnelle puissent le faire avec le concours des banques internationales.
RPP – Quels sont le rôle et l’expertise de la France et ceux de l’Union européenne dans ce type d’initiative ?
Fadi Comair – La France a lancé la première mission parlementaire à l’Assemblée nationale en 2010 afin d’examiner les enjeux qui se posent sur les bassins transfrontaliers de l’Europe, du Nil, du Jourdain, du Tigre et de l’Euphrate. La commission des affaires étrangères s’est déplacée dans les pays méditerranéens et surtout du Levant, au Liban, en Palestine, en Israël, en Syrie pour observer les besoins de ces pays. J’ai pu accompagner cette mission, d’abord par mon audition à l’Assemblée nationale et puis en l’accueillant. Cette mission parlementaire a pu constater que l’hydrodiplomatie est le concept qui convient pour asseoir la paix hydrique et technique entre les pays. Cette paix, c’est celle des ouvrages d’art, c’est les stations de dessalement dont on aura besoin quand les eaux renouvelables ne suffiront plus à subvenir aux besoins de la population, c’est également les stations de traitement des eaux usées pour ne pas polluer les bassins transfrontaliers et la Méditerranée mais également utiliser cet apport en eau non-conventionnelle avec les résurgences d’eau de mer pour l’irrigation, ce secteur le plus consommateur d’eau en méditerranée. L’Eau non-conventionnelle serait un facteur de stabilité sociale complémentaire pour assurer les besoins de la gestion de la demande en eau.
Pour l’Union européenne, la France et les pays de la rive nord, il y a une urgence technique et un intérêt économique à favoriser un développement de la rive sud si l’on veut que ce co-développement puisse, un jour, limiter l’afflux des réfugiés climatiques.
Certes, il y aura des réfugiés climatiques, mais dans les pays où la qualité de l’eau s’améliorera, les citoyens n’iront pas chercher leur bien-être ailleurs, ils resteront chez eux. Le Liban accueille 2 millions de Syriens actuellement. Nous avons négocié une quotepart avec la Syrie. Or, les Syriens qui se trouvent au Liban utilisent cette quote-part. Il y aura donc, un jour, des réfugiés dus au conflit mais aussi au climat.
Ces réfugiés climatiques s’installeront là où il y a de l’eau. Si on commence à travailler pour asseoir la paix technique et développer les projets socio-économiques dans les pays qui en ont besoin, les populations n’iront pas ailleurs chercher de l’eau. Ce sont des plans d’adaptation que j’appelle de mes vœux pour faire en sorte que l’action du changement climatique ne soit pas néfaste à la population.
RPP – Les enjeux qui sont liés à la pression qu’exerce notamment la question du changement climatique permettent-ils aujourd’hui une accélération de ce type de projet ?
Fadi Comair – Je crois qu’il y a urgence maintenant à lancer ce type de projet. Depuis deux mois, je préside le Programme Hydrologique Intergouvernemental (PHI) de l’Unesco. J’ai souhaité lancer une stratégie sur dix ans et dire aux pays membres de l’Unesco qu’il y a maintenant urgence d’appliquer ce plan et cette stratégie d’adaptation afin que le changement climatique ne nuise pas à l’alimentation de la population. Si ce changement affecte la population, nous aurons moins de nourriture et d’énergie.
Cette population risquera de s’éteindre et ne plus exister d’ici une centaine d’années. C’est pour cela qu’il y a urgence. Et la Méditerranée est le hot spot. Toutes les simulations que nous avons lancées concernant un réchauffement de 2 ou 4 degrés montrent que la Méditerranée sera la région la plus affectée car il y a une urbanisation intensive. Les gens quittent les régions rurales pour venir s’installer dans les cités bétonnées, l’agriculture intensive y est pratiquée sans réfléchir à l’eau digitale qui éviterait un gaspillage important. Avec le programme PHI j’envisage de lancer le Sommet International de l’Eau, comme la COP, afin d’inciter les pays qui ne disposent pas de plan d’adaptation à le faire rapidement.
Fadi Comair
Président du Programme hydrologique intergouvernemental (PHI) de l’Unesco
Propos recueillis par Arnaud Benedetti