Alors que les cadeaux préélectoraux présidentiels et gouvernementaux se succèdent chaque jour comme des cautères sur une jambe de bois, de même que les propositions « des » oppositions, les uns et les autres ne manquant pas de démagogie ; alors que des rêveurs sans doute bien intentionnés expliquent que, décidément, tout doit être subordonné à la lutte contre le réchauffement climatique, sans qu’ils puisent préciser ce qui relève de la nature seule – contre quoi on ne peut rien, comme depuis des centaines de milliers d’années – ou de l’action des hommes…des événements se produisent sur la planète, dont les conséquences risquent d’être graves pour nous et nos descendants.
Les plus récents viennent bien sûr d’Afghanistan où l’occident en général mais aussi la France, en particulier, a affiché son impuissance après l’Angleterre, au XIXème siècle et l’URSS, au XXème. Certes notre pays s’était déjà désengagé depuis quelques années, mais il ne s’agirait pas d’oublier que ce ne fut ni sans mal, ni sans erreur d’appréciation. L’affaire avait même coûté, en 2010, la direction du collège interarmées de défense (CID), l’école de guerre française, au général Vincent Desportes qui avait « manqué de discernement », selon les termes du ministre d’alors, Hervé Morin. Qu’avait donc osé déclarer cet expert reconnu ? Qu’il fallait revoir la stratégie mise en œuvre, ainsi que la tactique, entièrement entre les mains des États-Unis, à son avis. Peu de temps avant son départ à la retraite, il avait commis l’impardonnable faute de nous alerter sur la situation qui « n’avait jamais été pire » dans ce pays… Mais les faits sont têtus et, onze ans plus tard, la vraie sanction est tombée.
Ce fut ensuite le camouflet infligé par trois alliés de la France, dans la triste affaire des sous-marins commandés par l’Australie.
Au-delà de l’humiliation subie, ce déplorable incident présente pourtant un intérêt majeur : celui d’offrir l’occasion aux français, enfin à ceux qui veulent bien se donner le mal de s’informer, de prendre conscience de la dégradation inquiétante de la situation dans le Pacifique et, surtout, en mer de Chine méridionale. Depuis des années, tous les indicateurs vont dans le même sens : de Taïwan au détroit de Malacca, les tensions se font de plus en plus fortes entre tous les pays du secteur, y compris les États-Unis. Intérêts économiques et stratégiques s’y confrontent pour créer une équation dont personne ne connaît la solution à l’heure actuelle ; or, tout au long de l’Histoire, c’est dans de telles circonstances que le pire survint toujours… Rappelons-nous, par exemple, que le Japon s’est installé, de force, de l’île chinoise de Hainan aux îles Spratleys dès 1939, enjeux toujours actuels des protagonistes de la zone.
Inutile d’épiloguer sur l’imbroglio politique et militaire qui s’étale du golfe de Guinée au bassin de l’Euphrate, région du Monde dans laquelle on serait bien en peine de trouver un oasis de paix et de stabilité, voire de démocratie…y compris en Israël ! Notons juste au passage, qu’au Mali, la France a dû reconnaître son impuissance à en finir avec une guerre « asymétrique » qui requiert d’autres moyens d’action, notamment logistiques, dont elle ne dispose pas ou plus.
Plus près de nous, donc encore plus menaçante, c’est toute la frange de l’Est de l’Europe qui montre des symptômes inquiétants. Un dessin valant mieux qu’un long discours, comme aurait pu dire Napoléon…qui s’intéressa aussi beaucoup à ces questions-là, examinons une carte de cette grande région :
La Russie n’ayant encore annexé que la Crimée – pour l’instant-, son influence se fait pressante dans les zones portées en rouge sur la carte mais aussi en Biélorussie, puisque les présidents des deux pays concernés viennent de réactiver le projet de « renforcer le processus d’intégration » de ceux-ci. Si tel devait être le cas à brève échéance, il serait inutile « d’avoir fait Saint-Cyr » pour comprendre que la menace sur les pays baltes deviendra cruciale, dans le but de recréer, in fine, un glacis entre l’Est et l’Ouest. Grâce aux réformes institutionnelles qu’il a imposées, Vladimir Poutine dispose du temps nécessaire pour parachever ce projet et il suffit d’observer son comportement à l’encontre du peuple russe à l’occasion des « élections » successives pour imaginer ce qu’il en irait pour des pays tiers…
En résumé, l’état de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe ne manque pas de rappeler celui qui précéda la première guerre mondiale et que l’historien Christopher Clark a exposé avec talent dans son livre au titre éloquent : « Les somnambules »1. Car il s’agit bien encore de somnambulisme de la part de ceux qui, pour des raisons diverses et parfois contradictoires, considèrent que tout cela n’intéresse pas les électeurs, lesquels auraient bien d’autres sujets de préoccupations. Qu’il s’agisse de ceux qui ont déjà passé la démocratie en pertes et profits, considérant que le « nouveau monde » se porte fort bien selon les préceptes débattus chaque année au Forum de Davos et répandus sur tous les réseaux grâce à quelques efficaces sociétés californiennes ; que ce soit, à l’inverse, ceux qui jettent l’Union européenne avec l’eau du bain, au prétexte que son fonctionnement institutionnel et sa politique notamment économique sont évidemment critiquables, tout en se gardant de relever que depuis soixante dix ans, l’Europe n’a plus connu de guerre – hormis, dans des conditions très particulières, en ex-Yougoslavie -.
Où nous mènerait une telle analyse, au sein de notre propre pays, si nous devions détruire la France parce que sa Constitution doit être réformée et que la politique que l’on y mène depuis des années ne nous convient pas ?
Les plus sincères parmi les nationalistes considèrent qu’une simple entente entre quelques pays européens suffirait à leur permettre de s’opposer, au cas par cas, à une menace d’agression caractérisée et ce, afin de ne pas porter atteinte à une souveraineté bien dérisoire dans le contexte international contemporain. Outre que les contraintes militaires techniques rendent un tel processus illusoire, celui-ci ne créerait pas, non plus, les conditions politiques propres à mobiliser une population trop souvent bercée d’illusions par des media « bien » inspirés.
Or, les principaux responsables européens ont insisté à juste titre sur l’urgence et l’importance de prendre des décisions déterminantes car, comme l’a exprimé Josep Borell suite au départ américain d’Afghanistan : « Cela a indéniablement résonné comme un réveil brutal, montrant une nouvelle fois notre vulnérabilité » ; aussi « Les Européens doivent prendre conscience du monde dans lequel ils vivent. Nous avons privilégié l’idée d’un monde apaisé par le commerce et l’intégration économique, sous le parapluie américain, mais de nouvelles menaces ont émergé, notamment après le 11 septembre 2001. Et d’anciens empires renaissent, en Chine, en Russie, en Turquie, basés sur des réalités historiques, parfois même réinventées. » Ce que la présidente Ursula Von der Leyen a implicitement confirmé en déclarant dans son récent discours sur l’état de l’Union européenne : « Nous avons besoin d’une évaluation commune des menaces auxquelles nous sommes confrontés et d’une approche commune pour y faire face. C’est pourquoi nous organiserons avec Emmanuel Macron, pendant la présidence française du Conseil de l’UE, un sommet de la défense européenne à Toulouse ». Mais, comme le rappelle la vieille sagesse française, qui ne doit pas être étrangère à cette francophone « Il est toujours plus tard que tu ne le crois »…
Hugues Clepkens
- Champs Histoire, Flammarion, 2015. ↩