Le 27 janvier 1945, l’armée soviétique entrait dans le camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau en Pologne.
Étrange époque que la nôtre ! Sans cesse, il faut faire attention aux paroles qu’on prononce, éviter de rire de tout et sur tout, se méfier des expressions toutes faites, contourner les sujets sensibles pour ne pas créer de polémiques scabreuses, jouir du temps présent, faire table rase du passé et se dire qu’on a tout le temps pour penser à l’avenir ; bref, mener une existence sans la moindre aspérité, pour ainsi dire une vie terriblement morne. Mais est-ce vivre que de se bander les yeux, se boucher les oreilles et se bâillonner ? L’engagement exige du courage, la réflexion demande de la discipline et comprendre ses contemporains implique une sacrée dose d’ouverture d’esprit. Voir le passé tel qu’il a été, c’est-à-dire horrifique, le présent tel qu’il est, c’est-à-dire angoissant et l’avenir comme on voudrait qu’il fût, c’est-à-dire dans un esprit de tolérance, c’est faire preuve de lucidité laquelle ne peut se concevoir sans mémoire. On se souvient de ses parents partis trop tôt, de ses grand-parents dont il nous reste parfois quelque bribe de présence, mais plus le temps passe et plus le passé s’estompe, se fluidifie et finit par s’évaporer. D’une année à l’autre on se rend au cimetière d’abord pour se rappeler, ensuite pour ne pas oublier et finalement par habitude ; et de loin en loin on visite des tombes où dorment des souvenirs si oubliés qu’ils sont devenus ossements
Auschwitz … Baraquements sinistres, terre glacée, ciel bas et sale. Silence assassin. Le temps s’y est arrêté à son heure la plus noire. Là-bas il n’y a pas de tombes à visiter, pas d’ossements enterrés, seulement des souvenirs qui vous brûlent le cerveau plus douloureusement qu’un fer rouge. Auschwitz ? c’est la monstruosité de A à Z écrit le dramaturge Armand Gatti. Quant à l’écrivain italien Primo Lévi, qui a fini par se suicider coupable d’avoir survécu, il écrit dans « si c’est un Homme » son insoutenable chef d’œuvre « Auschwitz c’est la mort de l’Homme » Je viens de retrouver dans ma bibliothèque, cadeau de Boualem Sansal, le livre de Jorge Semprun « Le Train » qui raconte le voyage en wagon plombé vers Buchenwald. Une phrase au passage : « du grillage où nous pouvions recevoir un peu d’air pour respirer, on voyait un ciel si bleu qu’il en devenait cruel. » Ces mots sont des traces qui ne s’effaceront jamais. Car l’encre avec laquelle ils ont été écrits a le goût âcre du sang des innocents. Sansal, ne vis-tu pas ton Auschwitz en ce moment ? D’ailleurs tout le monde à un moment ou à un autre vit son Auschwitz, par la maladie, le deuil d’un proche, la détention arbitraire ou la solitude.
Arrivera le moment fatidique où il n’y aura plus de témoin pour raconter l’inracontable. Ce jour-là sera terrible car, il appartiendra à la génération d’aujourd’hui de transmettre une mémoire qu’elle n’a pas vécue. Je les entends d’ici, ces négationnistes ! Ils diront qu’un monument mémoriel, qu’un baraquement conservé ou que des barbelées rouillés ne « font pas l’histoire » pas plus que l’habit fait le moine. Ils crieront au complot sioniste, parce que tout ce qui est juif est forcément sioniste. Ils mélangeront les genres, se vautreront dans des idéologies nauséabondes et vous affirmeront dur comme fer que, si aujourd’hui, il y a un conflit au Moyen-Orient c’est de la faute aux Juifs. Traités de capitalistes par l’ultra-gauche et de « crypto-communistes » par l’ultra-droite, on se demande ce que serait la politique sans les Juifs ! « Chez ces gens-là, Monsieur on n’aime pas ». Les paroles de la chanson de Brel qui me reviennent tout à coup en mémoire résonnent comme les trompettes de Jericho.
Aussi, tant qu’on racontera l’horreur, tant qu’on dénoncera l’indicible, tant qu’on regardera la honte en face, le génocide des Juifs d’Europe, l’assassinat de tsiganes et d’homosexuels, l’euthanasie des handicapés mentaux, la décapitation à la hache de résistants allemands, la mort d’hommes de religion qui dirent non à Hitler, aucune de ces victimes ne sera-t-elle morte en vain.
Cette Bretagne qui résista et sauva des Juifs
Voilà un peu plus de deux ans que je vis en Bretagne. J’ai appris à connaître cette magnifique région balayée par les vents et les pluies, où les côtes sauvages sont comme la dernière marche avant l’immensité océane. Les habitants y sont si hospitaliers qu’on oublie la rigueur du climat. Pas plus tard que la semaine dernière — moi qui ne croit pas au hasard, j’étais servi — je tombe sur un livre intitulé Arthur et David1, Yves Mervin l’auteur de l’ouvrage au terme d’une minutieuse enquête a reconstitué l’épopée d’une Bretagne résistante contre l’occupant. Il y a sans doute des terres du bout du monde mais partout des hommes de bonne volonté. Ainsi, le 16 juillet 1942, vingt-quatre heures avant la rafle du Vel-d’Hiv, eut lieu une rafle de Juifs à Nantes, Rennes, Saint Malo et environs. Mais, grâce à l’acte héroïque d’un policier municipal informant du danger des amis juifs à Guingamp sauve la vie de toute une famille. D’autres comme Israël Gisko n’ont pas cette chance et sont déportés par le convoi n°08 pour ne jamais revenir. Peut-on oublier ces Bretons de l’île de Sein partis comme un seul homme pour rejoindre De Gaulle à Londres au point que le chef de la France Libre a fait toute l’île Compagnon de la Libération ? Toute la Bretagne est là. Page après page, le livre de Yves Mervin nous rappelle une époque troublée, nous parlant au passage de ces héros inconnus qui, au risque de leur vie, ont caché des enfants juifs et qui ont refusé la médaille des Justes arguant que c’était là un devoir, pas un acte de bravoure.
La leçon d’une des dernières rescapés d’Auschwitz
En ce 80ème anniversaire de la libération d’Auschwitz, tous les livres que j’ai pu lire, tous les témoignages que j’ai pu entendre et toutes les réflexions que j’ai eues m’auront façonné à jamais. Je me souviens particulièrement d’une remarque d’une rescapées d’Auschwitz que je livre au lecteur : « Dès que vous dites d’une personne qu’elle est « d’origine » turque, maghrébine, juive, catholique, ou autre, alors vous fonctionnez comme les tortionnaires d’Auschwitz. Il faut aimer les gens pour ce qu’ils sont, pas en fonction de leur origine. » En l’écoutant j’ai pensé à Hugo : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn »
Michel Dray
- Arthur et David, paru aux édition Yoran Embranner, une petite maison indépendante basée à Fouesnant en Bretagne Sud. ↩