Faut-il créer des opérateurs télécom européens ? Que permettrait la réduction du nombre d’opérateurs en France ? Pour Pascal Perez, la consolidation européenne des télécoms ne servira qu’aux acteurs financiers. La concurrence ne fait pas assez baisser les prix. La rente des télécom est mal utilisée. Elle devrait servir à financer la production d’énergie consommée par le numérique mais aussi la sécurité et l’inclusion numérique. Le scénario d’un seul grand opérateur ne devrait être ni un tabou, ni susciter un refus ou une adhésion, par idéologie. L’Etat, le Parlement, les groupes de réflexion politique devraient l’étudier rationnellement.
L’organisation concurrentielle des télécom ne permet plus un partage équitable de la rente annuelle de 15 milliards d’euros
Jusqu’en 1997, le marché des télécommunications était un monopole d’Etat. L’oligopole actuel est-il satisfaisant ?
La téléphonie mobile et l’accès internet ont été démocratisées mais la libéralisation est bancale. L’Etat décide de la stratégie et les collectivités locales financent l’accès de la téléphonie mobile et du très haut débit. La marge des télécom est exorbitante. C’est une rente de 15 milliards d’euros par an. Elle est surtout captée par les financiers (actionnaires ou banquiers). Les clients, les territoires, les salariés sont lésés.
La réduction du nombre d’opérateurs en Europe profiterait davantage aux financiers. L’organisation concurrentielle actuelle est une impasse. Activité essentielle, non délocalisable et très profitable, le secteur des télécom en France offre l’opportunité d’un projet mobilisateur.
La fusion des quatre opérateurs servirait une stratégie publique visant à mieux partager la rente des télécom entre actionnaires, clients, salariés et fournisseurs d’énergie.
L’Etat reste un acteur décisif du secteur
Les gouvernements ont maintenu en France les centres de décisions des quatre opérateurs. Le Ministère de l’Economie a imposé la création du réseau de fibre optique et l’exclusion d’un fournisseur suspecté d’espionnage. La loi organise la mutualisation des équipements des opérateurs entre eux jusque dans les caves d’immeubles. Le gouvernement décide des prix des fréquences hertziennes. Le Parlement vote des taxes spécifiques (pylônes, publicité). Les investissements et la marge dépendent des décisions de deux régulateurs compétents en télécom, l’ARCEP et l’Autorité de la concurrence. Le pouvoir régalien s’étend chez les opérateurs via les dispositifs d’écoutes et d’interception, de contrôles des jeux en ligne, de blocage de sites internet,.., etc.
Que décident encore les opérateurs privés ?
Les élus locaux ont dépensé plus que les actionnaires privés
Pour la majorité des élus, la libéralisation des télécoms est une source d’ennuis. Constatant la carence d’investissements privés en accès haut débit hors des zones denses, les parlementaires autorisent la création d’opérateurs locaux financés par des aides publiques.
En conséquence, des aides publiques sont déversées via des subventions, des prêts, des garanties, des travaux publics à une montagne d’entités intermédiaires publiques et privés. La générosité des contribuables depuis 20 ans dépasserait les 25 milliards d’euros soit la valeur d’Orange et bien plus que les apports des actionnaires de Free, de Bouygues Telecom et de SFR. C’est une estimation car il n’existe pas d’obligation de communiquer le coût actualisé des aides publiques aux réseaux télécom. Mais il est aisé de constater que 7 sociétés ayant obtenu des monopoles locaux de déploiement de la fibre sont valorisées à 10 milliards d’euros. Le privilège que les collectivités ont donné valait une fortune ! Ces opérateurs locaux dépendent totalement des commandes des quatre opérateurs qui en contrôlent la plupart.
L’idée que seule la concurrence profite aux consommateurs est erronée
La concurrence peut échouer. Le service d’annuaire téléphonique n’a pas survécu à l’ouverture à la concurrence. Dans l’énergie, l’Etat a dû reprendre le contrôle de 100 % d’EDF. Quand une activité exige d’investir beaucoup, la concurrence ne profite qu’aux clients des zones denses. Dans les transports intérieurs, par avion ou par train, les prix n’ont plus de plafond. Le profit sur un vol Paris-Nice à 300 euros ne sert pas à financer des liaisons moins fréquentées par exemple Paris-Tarbes. Un monopole, comme Doctolib, génère une précieuse économie de temps aux patients et aux médecins. Le monopole a l’avantage d’offrir aux clients la solidarité entre les territoires grâce à la péréquation tarifaire. Les monopoles des télécoms et de l’énergie avaient conféré au groupe français CGE le leadership mondial de ces deux secteurs. La financiarisation et l’impératif européen de concurrence dans les télécom et dans l’énergie ont effacé ce fleuron français.
La concurrence dans les télécom n’est pas favorable aux consommateurs
- L’interconnexion entre opérateurs pour relier les clients des uns et des autres coûte, selon l’ARCEP, 9 milliards d’euros par an. Après compensations entre opérateurs, il reste un surcoût payé par les clients.
- 1 milliard d’euros par an sont dépensés en publicité par les opérateurs télécom. Y aurait-il moins d’abonnés sans publicité ? Ce jeu de conquête de 3 millions de clients infidèles chaque année est à somme nulle. La concurrence génère le préjudice national du harcèlement quotidien de 110 millions d’abonnés fixe et mobile et des prélèvements abusifs suite à des offres trompeuses. Les quatre opérateurs ont eux-mêmes tué le téléphone fixe.
- Les opérateurs télécom sont les pionniers de la déshumanisation avec « le service client 100% digital ». Les abonnés sont les cobayes de la bêtise d’agents conversationnels. Comment irriter la population pendant plusieurs dizaines de millions d’heures par an ?
- Le service universel est tombé en désuétude. Il était inhérent au monopole. Il finançait notamment 240 000 cabines téléphoniques. Il ne représentait plus que 30 millions d’euros de charges annuelles la dernière année, au lieu de 400 millions d’euros en 2000.
- Les grands émetteurs de contenus vidéo (Youtube, Netflix, Tik Tok..) ne paient pas le juste prix pour leur consommation géante des réseaux télécom. Ils paieraient plusieurs centaines de millions d’euros de chiffre d’affaires par an si il n’y avait qu’une seule offre.
- Le marché des entreprises reste un duopole. Les deux opérateurs font barrage aux éditeurs de logiciels. Ce verrouillage cause un préjudice à la France, en bridant la capacité d’exportation des artisans, des TPE et des PME.
- La concurrence entre les quatre opérateurs dans les campagnes ou en outremer n’est pas farouche. En 2025, le meilleur accès internet et télévision vient du ciel. De plus en plus de clients préfèrent une offre satellitaire facile à installer et résiliable sans pénalité et à tout moment.
La rente des télécommunications est mal utilisée
L’activité de communications électroniques génère des profits exorbitants. Elle se compose principalement de charges fixes qui, une fois payées, sont des profits. Une facture moyenne fixe et mobile de 45 euros par mois génère une marge de 13 à 18 euros. Ce taux de marge de 30 % est à comparer à ceux de 6 à 14% d’autres activités en oligopole (constructeurs automobiles, transporteurs, traitements de déchets).
Les quatre opérateurs français bénéficient d’une marge de l’ordre de 15 milliards d’euros par an. A quoi sert cette rente ?
SFR est depuis 2014 un gâchis d’ampleur nationale. 26 millions de clients de SFR génère une marge de 4 milliards d’euros par an. Du point de vue de l’allocation des ressources collectives, il est aberrant d’affecter une telle somme au paiement d’une dette dont la finalité est un transfert de propriété. De plus, SFR vaudrait moins aujourd’hui qu’il y a 10 ans.
Les profits considérables de Free, Bouygues et Orange sont-ils corrélés au risque d’entreprendre ? Pas vraiment. Les clients qui ne paient pas sont coupés. Les investissements sont subventionnés, même dans les Hauts-de-Seine.
L’Etat a apporté sa garantie à Orange pour éviter sa faillite. Il n’abandonnera ni les abonnés, ni les banques de SFR. Dans ce contexte ouaté, les dividendes ne devraient pas dépasser 5% des immobilisations corporelles.
La rente française des télécom est menacée d’être confisquée par des financiers étrangers. Déjà les tours des opérateurs mobiles ont été venduesLa fusion de deux opérateurs en Grande-Bretagne en 2024 doit alerter. Des prédateurs peuvent manger les quatre français, en les accablant de dettes et par échange d’actions.
Quels meilleurs usages de la rente des télécom sont possibles ?
Les puissances de calcul et de transmission électroniques par seconde sont phénoménales. Le cout marginal d’un appel téléphonique ou d’un courriel est proche de zéro. La totalité des SMS émis par an et par abonné couterait en moyenne un millième d’euros à l’opérateur ! Les prix des communications, téléphonie fixe et mobile, internet, télévision, réseaux privés, machine à machine, pourraient fortement baisser pour les clients.
L’enjeu stratégique réside dans l’opportunité d’utiliser la rente des télécom pour créer les infrastructures énergétiques et de sécurité exigées par l’accélération de la digitalisation.
Le refroidissement permanent des data center et la recharge des millions de téléphones forment une part croissante de la demande d’énergie. Environ 5 milliards d’euros par an soustraits de la rente des télécom éviteraient aux gouvernements d’augmenter les factures d’électricité et couvriraient le besoin de financements des nouvelles centrales électriques et la modernisation des réseaux de transport et de distribution d’électricité.
Le pays compte 253 000 policiers et gendarmes pour assurer la sécurité des biens et des personnes sur le domaine public. Or, la majorité de la population est connectée et donc exposés aux dangers du cyberespace. La concurrence dans les télécoms est-elle une vache sacrée de l’action publique ? Peut-on laisser la défense et de la sécurité en ligne dans l’indigence quand la rente des télécoms est indécente et mal utilisée ?
Ces diversifications dans l’énergie et la sécurité ne priveraient pas les opérateurs télécom. En effet, l’investissement en innovation se situe à chaque bout du réseau, dans les smartphones et dans les télévisions.
La perte de sens du travail pour les salariés des opérateurs
La concurrence a un prix humain que nous ne devrions pas ignorer. Le sens du service public des collaborateurs de France Télécom a été remplacé par la tyrannie du remboursement de la dette ou du profit maximum. Comment les employés pourraient-ils être heureux au travail ? La vie rythmée des centres d’appel rappelle celle de la chiourme.
Quelle nouvelle gouvernance : un Etat stratège et un grand opérateur ?
La compétence télécom est européenne. L’orientation actuelle suggérée par Mario Draghi de consolider l’offre manque d’arguments solides. En quoi les 4 opérateurs américains et chinois ont-ils eu un rôle actif dans l’émergence des géants de l’internet ? La proposition de fusionner des opérateurs privés est menaçante : Qui peut croire que le partage des 450 millions d’abonnés européens entre 4 opérateurs sera favorable aux consommateurs ?
Se prémunir contre la prédation financière justifie un contrôle national des 4 opérateurs. Il faut éviter le scénario stérile qui ferait de Free, d’Orange ou de Bouygues des nouveaux SFR pour les 15 ans à venir. L’enjeu est aussi de faire bénéficier un actionnariat populaire français de la rente des télécom. L’Etat dispose avec la BPI d’un outil pour consolider l’offre en y associant les épargnants? L’administration connait les prix de revient des services au centime près. Elle peut fixer des prix de détail favorables aux consommateurs et compatibles avec un profit normal d’une entreprise
Conclusion
L’oligopole conduit à une captation de la rente au détriment des clients, des territoires, des salariés et des finances publiques. La rente des télécom mérite d’être gérée comme une ressource nationale.
Alors que la Chine et les Etats-Unis montrent le rôle décisif du calcul numérique dans leur rivalité, la richesse des télécom et la disette de l’énergie en France apparaissent contraires à l’intérêt du pays. Il faut décloisonner les stratégies sectorielles.
Le scénario d’un seul grand opérateur français ne devrait être ni un tabou, ni susciter une position idéologique paresseuse. L’Etat, le Parlement, les groupes de réflexion politique devraient l’étudier rationnellement.
Pascal Perez
Pascal Perez, directeur de 1993 à 2023 du cabinet « Formules Economiques Locales » et depuis de P+Partners, accompagne des entreprises sur des marchés ouverts par des innovations ou par des réformes. Il contribue aux régulations des télécoms et de l’énergie, à la fiscalité numérique, aux législations du numérique. Il a participé à plusieurs groupes de réflexion d’économie politique et à la direction de plusieurs entreprises innovantes. Pascal Perez est consul honoraire de Malte. Il a écrit en 2017, « Essai sur la France de 1970 à 2070, la dette n’est pas salée ».