« Je suis l’épouse, monsieur, et je suis la maîtresse,
Et j’ai sur votre cœur ces deux droits à la fois. »1
« Le rang des époux est un rang redoutable,
Qui donne, en se formant, un lien inviolable,
Et dont le sacré nœud, que le Ciel a formé,
Doit par un saint respect être toujours aimé. »2
Nous remercions tout particulièrement le grand dramaturge que fut Racine de sa participation involontaire pour éclairer la problématique indienne dans l’agression russe en Ukraine.
En guise d’introduction quelques miscellanées
Henry Kissinger, dont on vient de célébrer les 100 ans, fut toute sa vie obsédé, et l’on comprend aisément pourquoi, par l’influence de l’Homme d’Etat sur le cours de l’Histoire et de ses événements.
D’où son immarcescible admiration pour Metternich et donc pour lui-même. Pour caricaturer et simplifier à l’extrême, dans quelle mesure un Homme d’Etat peut-il influencer, voire empêcher, ou provoquer, et non pas seulement accompagner les divers mouvements tectoniques qui secouent les politiques étrangères des différents pays, soit en s’emparant de leurs intérêts soit en les émaciant.
Citons à ce sujet le propos du grand columnist américain Walter Lipmann :
L’Inde nous semble à cet égard l’exemple parfait d’une diplomatie remarquablement intelligente parce que nourrie au gaullisme ou parfaitement erratique – ça n’est après tout qu’une question de point de vue- parce que pétrie de poncifs arrogants et vestiges hérités d’un passé colonial.
Citons à cet égard Raymond Aron :
Nous tenterons donc de visiter la politique étrangère de l’Inde au trébuchet de ses intérêts bien compris. Puis dans un deuxième temps nous les disséquerons, vu du côté des Occidentaux. Enfin nous examinerons les solutions offertes aux Américains pour tâcher de conserver le domino indien.
Pourquoi l’Inde ? Elle n’est pas la seule à avoir bravé et défié la solidarité occidentale dans l’agression russe en Ukraine. Après tout, tant de pays qui font partie de ce que l’on appelle – un peu rapidement- le Sud Global ont eu une attitude au moins aussi complaisante qu’elle dans l’affaire ukrainienne.
Nous employons à regret le terme Sud Global tant il est tiraillé et traversé d’intérêts contraires. Brésil, Turquie, Afrique du Sud, Sénégal voire Hongrie se sont au moins autant solidarisés de la Russie ou, à tout le moins, ont autant refusé de condamner la Russie.
La Turquie est quoi qu’on en dise- encore- membre de l’OTAN et la Hongrie- toujours- membre de l’Union.
L’Iran- quant à lui vogue à grandes brasses vers l’arme atomique grâce à l’abyssale et incommensurable bêtise de Donald Trump alors que l’Inde s’était dotée auparavant de l’arme atomique sans susciter l’ire américaine ou entraîner des sanctions.
Bien plus en 2005, les USA signèrent avec l’Inde un accord compréhensif portant sur des questions nucléaires.
Dans l’affaire ukrainienne, il faut donc considérer un ensemble de facteurs qui ne revêtent pas tous la même intensité et qui projettent des signaux parfois, voire souvent, oxymores et qui complexifient donc la prise de décision.
Pour son malheur ou pour son bonheur, tout dépend d’où l’on se place, l’Inde est la voisine immédiate de la Chine.
La Turquie a- elle – aussi une mitoyenneté délicate, mais une mer la sépare de la Russie.
La fragmégration du monde
Analyser l’agression ukrainienne comme un élément isolé relevant de la seule volition de revanche impériale russe est certes intéressant, mais ne rend en aucun cas compte de ce que l’on appelle dorénavant la « fragmégration » du monde.
La Turquie Erdoğanienne, membre de l’OTAN, a acheté des S 400 à la Russie provoquant les foudres de Zeus américain, l’interruption des livraisons de F 35 et la fin de la coopération technologique de divers programmes militaires. L’Inde membre du QUAD qui, certes n’est pas une alliance, mais les alliances ne sont plus celles d’antan- s’était déjà équipée de S 400 et collabore encore étroitement à ce jour avec la Russie dans le programme du missile Brahmos, n’a rien encouru.
L’ancienne ministre des Affaires étrangères indiennes Nirupama Rao puis ambassadrice en Chine et aux USA prend bien soin de le préciser :
Churchill aimait à qualifier Foster Dulles d’une formule lapidaire et cruelle mais savoureuse : « John Foster Dulles is the only case i know of a bull who carries his china shop with him. »
Nous eussions souhaité que la diplomatie américaine s’émancipât et s’affranchît de la lourdeur de la bien-pensance, de la morale américaine- à géométrie variable- et de la pensée évangélique qu’hors des USA il n’y a point de salut.
Après avoir perdu- partiellement- la tutelle exclusive sur la Turquie, et l’Arabie Saoudite, il est urgent de maintenir le soldat Modi hors des eaux dangereuses de la Russie et des rets plus subtils et surtout plus efficaces de la Chine.
Comme le disait si finement le géographe Yves Lacoste :
Laissons le soin aux diplomates, avertis de cette évidence, d’affadir son caractère adamantin. Chine, Inde tout les oppose et tout les indispose, sauf peut-être ce ressentiment de haine inavouée et enfouie, de rancœur et d’acrimonie vis-à-vis de l’Occident qui les avait tant humiliés, si souvent, si longtemps et si durement occupés mais surtout si injustement colonisés.
Si la Chine n’a pas toujours considéré les USA comme un ennemi, force est de constater que tel n’est plus le cas aujourd’hui. L’animadversité envers les USA leur est- certes à des degrés moindres pour l’Inde- désormais commune.
Chine Inde : deux populations égales mais depuis deux mois l’Inde est un peu plus égale que la Chine. La démographie, facteur de puissance règle parfois les conflictualités. Il n’est pas sûr que ce déclassement, même minime, constitue une bonne nouvelle pour la Chine.
C’est toujours avec gourmandise que nous citons Raymond Aron :
Il est vrai qu’il écrivit ceci en 1950 et que depuis les Vietnamiens ou les Israéliens ont démontré que le facteur moral est au moins aussi important.
Les civilisations hindoue et chinoise sont parmi les plus vieilles au monde. Il n’y a pas que les civilisations monothéistes à brandiller les fulgurations et excommunications divines dans leur histoire et dans leurs conflits. A cette aune, Inde et Chine n’ont hélas rien à leur envier.
Dans cette occurrence, les Occidentaux ont pour impédimenta civilisationnel, l’Oraison funèbre de Périclès. Ce n’est pas rien, ce n’est pas tout !
La Chine inventa, il y a plus de 2500 ans, le jeu de Go. Jeu éminemment stratégique où la patience est l’arme absolue, il s’agit de retourner en permanence les pions pour mieux encercler l’adversaire, illustrant ainsi la fragilité et la réversibilité des alliances et l’importance du temps long.
L’Inde quant à elle, est réputée pour avoir conçu dès le VIe siècle le jeu des échecs modernes, appelé Chaturanga. Elle imagina aussi le jeu du Carrom dont le but consiste à frapper des pions. C’est aussi un redoutable jeu de stratégie. Il est donc urgent- pour toutes ces raisons- d’agir intelligemment pour éviter de jeter Modi dans les bras de Poutine qui, lui, ne sera pas trop regardant sur la dot de la mariée.
Nous tâcherons de considérer les atouts et les handicaps des USA dans cette région. Le conflit suscité par l’agression russe a ranimé une fracture de l’ordre mondial que d’aucuns avaient voulue ou crue oubliée. Certes la notion du Sud Global envoie ou confirme un vrai signal et les braises de Bandoeng semblent- par une ironie de l’Histoire- prendre un malin plaisir à se rappeler à nous.
Karl Marx nous a d’ailleurs appris que « La première fois l’Histoire se répète comme tragédie, la seconde fois comme farce. »
Mais il n’est nulle part écrit que l’Inde est vouée à entrer dans cette danse des brandons.
L’enjeu est d’importance.
Aux Occidentaux et, tout particulièrement, aux Américains de comprendre qu’il y a un prix pour éviter la répétition du scénario du rapprochement irano-saoudien.
Il n’y a pas, en ce bas monde, de repas gratuit. Au-delà de quelques concessions « cosmétiques » les USA devront donc renoncer à se comporter en « prima donna » avec l’Inde.
Un bref rappel des faits
Leur colligation est éclairante et nous instruit par leur diversité, et leur subtile complexité ; les signaux sont loin d’aller tous dans le même dans la même direction. Cette colligation nous oblige en outre à sortir de la proximité géographique de l’Inde pour mieux saisir son ancrage local et sa problématique.
La politique étrangère de l’Inde est polysémique parce que le polycentrisme – pas toujours aimable- est son environnement.
En février 2019, MBS, désormais héritier du trône saoudien- et nouveau globe-trotter effectua une visite à Modi. Le 7 mai 2023 s’est tenue à Ryad, une réunion entre les UAE, les USA, l’Arabie Saoudite et l’Inde pour développer le projet de réseau « Middle East India Roads » dont on devine clairement les objectifs et l’inspiration. Bien qu’à l’origine de sa création, en octobre 2021, Israël fut membre de ce groupe informel, il ne participa pas de façon officielle à cette réunion, l’Arabie Saoudite n’ayant pas de relation officielle avec Israël.
Dans la mesure où les Russes ont accordé toutes les facilités commerciales à la Chine dans le port de Vladivostok, cette réunion de défiance ne s’adresse pas qu’à la Chine. C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle est arrivée un officiel israélien.
Les conflits actuels sont non seulement des conflits hybrides mais l’interconnectivité économique et le cyber les façonnent tel un écheveau aux multiples questionnements.
Cette initiative porte en elle le point nodal de divergence ou de rupture qui marque l’ambiguïté indienne. Ce sommet de 2023 était d’ailleurs la suite de la rencontre initiée par Catherine Colonna, Ministre française des Affaires étrangères, à l’ONU en septembre 2022 où l’Inde et la France œuvrent conjointement avec l’Australie pour étoffer le groupe I2U2 pour un « partnership for the future ».
D’aucuns pensent que l’Inde a épousé la cause de la Russie. Certes elle n’a pas condamné la Russie, elle s’est réfugiée dans une confortable abstention et a bénéficié-grandement- par ricochet des sanctions imposées à la Russie. Pour autant les exercices militaires Malabar inaugurés avec les États-Unis en 1992 n’ont pas cessé, et ceux de cette année ont même inclus le Japon et l’Australie. Il en va de même pour les exercices terrestres Yudh Abhyas qui débutèrent en 2004.
Les consultations de défense et diplomatiques indo- américaines demeurent intenses et fréquentes.
Les relations internationales aiment l’ambiguïté
Alors bien évidemment, le silence assourdissant de l’abstention indienne s’est fait entendre urbi et orbi. Bien évidemment les représentations et les symboles rythment la vie géopolitique internationale. Pour autant l’Inde de Modi ose dire lors du sommet de Samarcande : « Today’s era is not of war and i have spoken to you on the phone about this. »7
A exhumer cette seule déclaration, les Américains doivent donc- à tout prix- éviter de tirer des conclusions trop hâtives qui nous semblent davantage relever du wishfull thinking que d’un examen rigoureux des coûts, bénéfices, risques.
Ainsi le 11/11/2022 lors d’une visite à Moscou, le Ministre indien des Affaires étrangères Jaishankar déclare après ses entretiens avec Lavrov :
“Just concluded comprehensive discussions with Foreign Minister Sergey Lavrov of Russia. Reviewed the entire gamut of our steady and time-tested relationship.” « to sit down with Russian foreign minister Lavrov and Deputy PM Manturov to assess how we are doing. There are challenges, that we need to address and prospects that we are exploring.»8
Autre signal contradictoire, après s’être abstenue lors du vote de condamnation contre la Russie, l’Inde a cependant – au grand désappointement de la Russie- voté pour que Zelinsky puisse défendre sa cause en visioconférence à l’ONU en septembre 2022, joignant ainsi sa voix à celle des Occidentaux.
Il est également intéressant de remarquer qu’en 2022, l’Inde a annulé des achats de Mig 29 à la Russie. Toute la question est de savoir s’il s’agit d’un vrai présage ou bien de la volonté de favoriser une production locale. L’Inde maintient cependant son shopping list de made in Russia avec les S 400, des frégates invisibles et des sous-marins nucléaires.
Bien plus, l’Inde est équipée d’un missile de croisière supersonique Brahmos (2,8 mach).
Développé en 1998, son nom vaut à lui seul programme. Brahmos reprend en effet les premières lettres des fleuves Brahmapoutra et Moskova.
Constamment amélioré le Brahmos Blok III est opérationnel depuis 2019. L’Inde a d’ailleurs lourdement investi tant financièrement que technologiquement dans ce missile.
Cela entraine comme conséquence- difficilement réversible- un alignement sur la Russie appelé à perdurer durant de longues années. En matière de livraisons d’armes, les promotions ont toujours un coût déguisé et qui sera tout sauf indolore.
Notons cependant que les USA ont eu à l’égard de cette dilection indienne pour l’armement russe une réaction qui ressemble à celle d’une maîtresse trompée et qui veut l’ignorer. Ce qui n’est pas forcément stupide !
En cette affaire Modi a bénéficié d’une certaine indulgence américaine.
Parmi les messages contradictoires qui fondent et expliquent la position indienne, citons également la déclaration de Jaishankar de Vienne en janvier 2023, on ne peut plus ferme, à l’égard de la Russie : « Nobody really needs this war. We don’t need wars at all.”9
Une fois de plus l’Inde se refuse à condamner formellement et erga omnes l’invasion russe. Mais elle pratique en réalité ce que l’on appelle, en d’autres occasions et en termes militaires, la technique des thousands cuts. Il est tout sauf sûr que Poutine tienne tellement compte des avertissements indiens.
Cette chrestomathie contrebalance le refus de condamner la Russie, sa regimbade des sanctions et ses témoignages de soutien parfaitement affichés, calibrés et si finement ciselés.
C’est d’ailleurs aussi une des raisons qui maintiennent l’Inde dans cette zone grise car elle sait qu’elle n’a guère le pouvoir d’influencer la Russie. A cet égard, les avertissements concernant un éventuel usage de l’arme nucléaire même tactique relèvent tout au plus de la communication et de la gesticulation à usage interne et externe.
La seule puissance ayant un réel pouvoir modérateur serait la Chine, dès lors que ses intérêts l’exigeraient.
Mais l’orthodoxie de la grammaire nucléaire se rappellera toujours à Poutine.
Poutine sait fort bien que ses menaces n’intimident que ceux qui veulent bien l’être, ou qui le souhaitent consciemment ou inconsciemment.
Edgard Faure aimait à dire, avec son intelligence fulgurante mâtinée d’un humour exceptionnel : « On peut juger de la grandeur d’une Nation par la façon dont les problèmes complexes y sont abordés. »
« Quand un problème est complexe, ne cherchons pas à le simplifier, complexifions-le. »
Rude tâche pour la diplomatie américaine qui ne possède ni la finesse ni la profondeur historique de l’Europe. Pour autant l’attraction réciproque de l’Inde pour la Russie se heurte à une réalité incontournable.
La Russie, et le conflit ukrainien n’a fait que cimenter, la dépendance russe vis-à-vis du mandarin de Beijing. Elle ne peut donc plus remplir pour l’Inde son rôle de contrepoids face à la Chine. C’est aussi cela qui permet d’expliquer le non-alignement complet de l’Inde sur la Russie.
Pour autant, ces admonestations qui fondent et expliquent la position indienne sont autant de signaux positifs que les Américains devraient soigneusement considérer.
Léo Keller
Directeur du blog de géopolitique Blogazoi
Professeur à Kedge Business School
- Racine in Britannicus Acte III scène 3 ↩
- Racine in Phèdre Acte II scène 5 ↩
- Walter Lippmann in Cité Libre p 51 librairie de Médicis 1945 ↩
- Raymond Aron In l’opium des intellectuels ↩
- Nirupama Rao The Upside of Rivalry in Foreign Affairs April 18, 2023 ↩
- Raymond Aron in Chroniques de la Guerre Froide.13/12/1950 ↩
- In Reuters 16/09/2022 ↩
- In The Diplomat 11/11/22 ↩
- Sameer Lalwani Happymon Jacobin Foreign Affairs January 24, 2023 ↩