Le 24 juin dernier, le groupe Wagner, emmené par son chef Evgueni Prigojine, entame une marche sur Moscou dans le but de renverser le commandement militaire avec lequel il est en conflit depuis plusieurs semaines. Retour sur une rébellion avortée avec Vladimir Fédorovski, influent diplomate de l’ère Gorbatchev et aujourd’hui l’écrivain d’origine russo-ukrainienne le plus édité en Europe. Son 55e livre « Le diplomate venu du froid : des complots au Kremlin à la succession de Poutine » sortira en septembre.
Revue Politique et Parlementaire – Pouvez-vous nous parler de Evgueni Prigojine et du groupe Wagner ?
Vladimir Fédorovski – Evgueni Prigojine est un personnage très particulier, symbole des années 90. Il s’agit d’un bandit qui, après neuf ans d’emprisonnement, s’est reconverti dans les affaires et a fait fortune. D’abord propriétaire de fast-foods, il ouvre ensuite un restaurant de luxe où il fait la connaissance de Vladimir Poutine. Il créé par la suite une usine de trolls destinés à inonder le Web de fausses informations qui auraient joué un rôle dans les élections américaines. Il investit dans l’immobilier puis il est mandaté par le pouvoir russe pour développer une milice privée qu’il nomme Wagner en référence à son musicien préféré. Celle-ci est composée d’anciens spécialistes du renseignement, d’ex du KGB et des membres de la pègre quasiment tous repris de justice. Wagner est devenu un levier d’influence en Afrique.
Ce groupe paramilitaire a joué un rôle très important dans la guerre contre l’Ukraine. Ses hommes très aguerris et surentraînés, ont d’ailleurs pris Bakhmout.
Les activités de Wagner étaient financées par l’Etat russe à hauteur d’un milliard d’euros par an.
Prigojine a doublement été utilisé par Poutine. D’abord pour critiquer ouvertemement l’establishment militaire notamment lorsqu’il y a eu des problèmes de ravitaillement, ce que Poutine ne souhaitait pas faire directement. Ensuite le chef du Kremlin ayant choisi d’adopter une posture de Sphinx, ne s’exprimait que très peu. A l’inverse Prigojine se plaisait à prendre la parole, il était très présent sur les réseaux sociaux et dans les médias. Il a été en quelque sorte le porte-parole non officiel de Poutine pour critiquer l’Armée.
Revue Politique et Parlementaire – Comment interpréter la mutinerie menée par Prigojine le 24 juin qui a lancé ses convois sur Moscou puis a rebroussé chemin en fin d’après-midi ?
Vladimir Fédorovski – C’est une séquence importante pour l’évolution politique en Russie, mais également pour l’avenir de la guerre en Ukraine.
Prigojine a été grisé par ses succès militaires et il a commis quelques dérapages notamment lorsqu’il a déclaré « ce connard de vieillard à qui ça peut coûter cher ». Il n’a pas directement nommé Poutine mais tout le monde l’a compris ainsi.
Le chef d’état-major et le ministre de la Défense ont demandé à plusieurs reprises la démission de Prigojine, mais Poutine a laissé faire. C’était une attitude très ambiguë.
Prigojine a décidé de jouer son vatout pour obtenir le remplacement du ministre de la Défense et du chef de l’état-major par des personnes qu’il jugeait plus valeureuses. Il a affirmé qu’il ne souhaitait pas jouer un rôle politique, mais certains spécialistes de la communication politique ont remarqué qu’il calquait sa démarche sur celle d’Eltsine dénonçant la corruption, l’establishment. Trois facteurs sont importants dans les deux cas, l’argent, les réseaux, l’alcool pour Eltsine, la cocaïne pour Prigojine.
Poutine ayant été informé du projet de Prigojine, celui-ci a été dans l’obligation d’accélérer les opérations pour mener la mutinerie, d’où ce sentiment d’amateurisme et de précipitation.
Mais le chef de Wagner, une fois le putsch avorté, a expliqué qu’il ne s’agissait que d’une marche pacifiste pour demander l’éviction de certains hauts militaires et en aucun cas d’une déstabilisation de Poutine.
Revue Politique et Parlementaire – Quelle perception la société russe a-t-elle de Prigojine ?
Vladimir Fédorovski – Les Russes ont une perception ambivalente de Prigojine. Il est considéré comme un personnage émanant de quelque chose qu’ils détestent : les années 90. Ils ne veulent pas revivre la situation qu’ils ont connu durant ces années-là. C’est un bandit qui est devenu un homme d’affaires.
Contrairement à Eltsine, ni la population, ni l’armée, ni les médias ne l’ont soutenu. En revanche, une large frange de la population estime que Poutine est un peu atone, elle exige plus de rigueur, de rudesse, d’efficacité et de résultats.
Prigojine, qui est très présent dans les médias et sur les réseaux sociaux, reflète cette radicalisation d’une partie de la société russe.
Il faut distinguer son discours et ses prétentions. Ayant réussi dans de nombreux domaines, Prigojine était persuadé qu’il serait soutenu notamment par certains réseaux. Or, personne n’a bougé, il a été totalement lâché. On a parlé d’une milice comprenant 25 000 hommes, en réalité ils n’étaient que 8 000.
Revue Politique et Parlementaire – On peut donc dire que si elle considère que Prigojine assène un certain nombre de vérités, la population russe ne partage pas la tentative de déstabilisation qu’il a menée contre Poutine. Ce dernier sort-il affaibli de ce putsch, comme certains le déclarent ?
Vladimir Fédorovski – En marchant ainsi vers Moscou, il est incontestable que Prigojine a mis en lumière d’importantes faiblesses dans l’organisation de l’armée russe. Mais Poutine a géré cette crise de façon très pragmatique. Sa principale préoccupation était d’éviter toute effusion de sang et il y est parvenu. Il va pouvoir se présenter comme celui qui a protégé la population de la guerre civile et du chaos. C’est un élément qu’il ne faut pas sous-estimer car Poutine va l’utiliser pour expliquer qu’il est sorti renforcé de cette crise.
Par ailleurs, aucun sondage indique que Poutine serait aujourd’hui affaibli. Au contraire, les Russes seraient massivement en sa faveur. Leur principale préoccupation est d’éviter une guerre civile et de retomber dans le désordre des années 90 dont Prigojine est l’un des symboles. Pour la population, Poutine a évité la guerre civile et l’armée lui est restée fidèle.
Mais beaucoup de choses vont dépendre de l’évolution de la situation militaire qui reste très contradictoire et nous ne pouvons donner qu’une photo à l’instant T. Ce conflit entre Prigojine et la direction de l’armée était connue de tous et il existait bien, à ce moment-là, des éléments d’affaiblissement de Poutine. L’exercice n’était pas facile pour lui, mais il a évincé Prigojine, le personnage dérangeant, et il a sauvegardé la force de frappe que représente Wagner. Celle-ci a été placée sous le commandement du ministère de la Défense et ne peut plus agir comme une force indépendante. Aucun sondage, aucune indication montrent que Poutine serait aujourd’hui affaibli.
L’avenir va dépendre de l’évolution de la situation militaire. Nous ne savons pas ce que va donner la contre-offensive ukrainienne. Plusieurs hypothèses se posent.
Si les Ukrainiens vont jusqu’en Crimée, nous assisterons à une escalade vertigineuse qui mènera à une guerre totale. Si les avions fournis à l’Ukraine sont basés en Pologne, en Slovaquie ou en Roumanie, il y a un risque important pour les pays de l’Otan car Poutine a prévenu qu’il n’hésiterait pas à attaquer les bases aériennes si la Russie se sentait menacée. Enfin, si les Américains interviennent à Odessa, nous assisterons à une guerre mondiale. Je pense que le destin de Poutine se jouera à ce moment-là.
Un élément peut cependant nous donner un peu d’espoir pour l’avenir. Jusqu’alors, la gestion de la crise était menée par les conservateurs américains et leur message était non seulement l’utilisation de l’Ukraine comme fer de lance pour affaiblir la Russie, mais également un changement de régime. Or, après cette mutinerie, Biden a fait savoir que la déstabilisation de Poutine et l’arrivée de Prigojine au pouvoir n’étaient en aucun cas dans l’intérêt de l’Occident. L’image de l’armée russe ne sort pas renforcée, des divisions ont éclaté au grand jour, mais la retenue dont les Américains ont fait preuve donne un certain espoir.
Revue Politique et Parlementaire – Quid de Wagner maintenant ?
Vladimir Fédorovski – Les généraux continuent d’être royalement payés, les mercenaires ont été dispersés au sein des forces armées. Wagner n’existera plus en tant qu’entité.
Poutine a indiqué qu’il suspendrait les poursuites contre Prigojine pour tentative de coup d’État. Mais c’est un rancunier et il sait que Prigojine aime parler.
Il ne veut pas commettre l’erreur fatale de Gorbatchev, lorsque celui-ci a laissé Eltsine continuer à s’adresser à la population.
Prigojine veut-il rester en Biélorussie sous le contrôle total de Poutine ? Je n’en suis pas certain mais s’il essaye d’aller en Afrique on ne sait pas ce qu’il peut se passer car il dérange un grand nombre de personnes.
J’ai mené une enquête sur vingt personnages qui dérangeaient Poutine, toutes ont été soit éliminées, soit mises en prison.
Par ailleurs, une ambiguïté demeure sur les liens que Prigojine entretenait avec le général Surovikin. Celui-ci doit s’expliquer sur cette relation. Nous verrons les répercussions sur son avenir. Mais Poutine agissant de manière subtile, je pense qu’il n’y aura, ni poursuites, ni limogeage de ce général. Cela sera un test significatif.
En revanche, deux personnes, peu connues, se sont particulièrement distinguées pendant cette crise : Alexeï Dioumine, le gouverneur de Toula et Sergei Sobianine, le maire de Moscou. Tous deux sont apparus comme de potentiels successeurs de Poutine.
Vladimir Fédorovski
Ancien diplomate et écrivain d’origine russe et ukrainienne
Auteur de 55 livres
Dernier ouvrage paru « Sorge : un espion pour l’éternité »
Propos recueillis par Arnaud Benedetti