Les acheteurs professionnels, les agriculteurs, les importateurs et des millions de consommateurs sont en mesure de valider pleinement le chiffre de la hausse des prix (+4,5%) rendu public par l’Insee fin mars. L’inflation est bien là et l’érosion de la croissance aussi, ce qui constitue un duo fatal à la vie quotidienne de millions d’Européens et un défi pour la politique économique.
Nous cheminons vers une inflation à deux chiffres dans bien des secteurs. Il n’est pas rare de voir des évolutions de prix de +15% dans le secteur des matériaux de construction, dans l’agroalimentaire (le célèbre prix des pâtes) et certains prix industriels donnent objectivement le tournis.
En présence d’une hausse des prix aussi virulente, certains ont joué l’apaisement un rien lénifiant au regard de l’analyse convergente énoncée par plusieurs instituts de conjoncture. Ici, il convient de reprendre le verbatim de la position du premier responsable des autorités monétaires de notre pays, qui décrivait une inflation « temporaire » avec pour métaphore désormais tristement célèbre « la bosse » pour mieux nous convaincre que tout ceci est et sera maîtrisable.
Pour rester dans le champ des compétences de la monnaie, force est de constater qu’Eurostat table désormais sur une hausse, pour les pays de la zone Euro, de +7,2% ce qui est loin, très loin, du mandat de la BCE dont les traités constitutifs érigent à 2% le niveau annuel d’inflation.
Nous pourrions dire qu’une hausse des taux d’intérêt (comme elle est en cours de déploiement par la FED aux États-Unis) apporterait une solution au défi des prix, mais nul ne saurait négliger l’atteinte que des taux renforcés porterait à la croissance. L’inflation ne peut être jugulée que par les taux d’intérêt et l’arrêt progressif de l’argent magique (l’hyper création monétaire est un facteur explicatif) mais, piège suprême, c’est un incinérateur de croissance.
En effet, nos économies connaissent depuis quelques mois des retournements de conjoncture, variables selon les secteurs (songeons à l’automobile) et les prévisions de croissance pour 2022 et 2023 revisitées par le FMI attestent d’un freinage de l’économie.
L’inflation a une résultante simple : la valse des étiquettes, mais son étiologie, sa détermination causale est multiple, ce qui rend le phénomène difficile à combattre.
Tout d’abord, les prix de l’énergie sont un facteur de premier rang, qui s’insinuent dans la quasi-totalité des compartiments de l’activité économique. La déchirante guerre subie par l’Ukraine et des mouvements spéculatifs sur fond de sanctions économiques participent évidemment à la hausse précitée. Certains auteurs parlent de choc pétrolier en omettant qu’en 1973, notre structure de production, le format de notre appareil productif était bien différent des temps présents.
Parallèlement, il y a l’inflation importée. Autrement dit les hausses de prix issues de flux à l’import dont notre économie ne peut se passer. Le déficit abyssal de notre commerce extérieur (80 Mds) pose question à notre capacité d’être compétitifs, mais aussi à notre excessive propension à importer qui, conséquence malheureuse, nous prive de pouvoir soutenir la demande et d’adoucir la douloureuse question du pouvoir d’achat. Douloureuse pour le porte-monnaie et dangereuse pour notre vie démocratique. Si une étincelle sociale du type de celle du 17 novembre 2018 (Gilets jaunes) venait à advenir, nul ne peut écarter qu’elle réunirait plusieurs millions de nos concitoyens.
Lutter contre l’inflation est un devoir pour prévenir, la main tremblante, un mouvement du type Gilets jaunes. La posture d’aveuglement et de surdité des fameux trois petits singes n’est pas une option ouverte aux Pouvoirs publics. Prévenir les troubles à l’ordre public est préférable à une démarche de répression des mouvements de rue. Un homme avisé comme Georges Pompidou l’avait bien compris en 1968. Quitte à ce que l’inflation nominale vienne reprendre la hausse étendue des salaires.
Si l’inflation importée est une réalité, il y a aussi la scoumoune conjoncturelle : les mauvaises récoltes de céréales sont un exemple du climat de poisse qui affecte notre économie. Sectoriellement, comme l’avait démontré dans les années 1980, Serge-Christopher Kölm, l’inflation a une dynamique de puce qui passe d’un chien à l’autre, d’un secteur à l’autre.
C’est ce qui va nous conduire à une inquiétude sociétale quand les chiffres seront consolidés.
D’autant que la transmission intersectorielle n’est pas cristalline et neutre : elle se parcourt avec une accentuation. Autrement dit, la puce devient plus lourde à chaque saut vers un nouveau chien. Le cas du bâtiment et de la dérive des chantiers de rénovation énergétique est très éclairant.
La hausse des prix s’accentue comme une séquence de transmissions de puces de plus en plus obèses vers des secteur jusque-là épargnés.
C’est un mouvement itératif et destructeur de valeurs nettes. S’agissant précisément de l’épargne et de la non-indexation des retraites sur l’inflation, voilà deux variables où la notion de rendements nets va péricliter au détriment du moral des ménages et, in fine, du dynamisme de la consommation.
Aucun Gouvernement ne pourra, dans les années à venir, garantir un rendement consistant à l’épargne des Français, ce qui est une équation socialement d’autant plus dangereuse que les troubles économiques et géopolitiques conduisent précisément à exacerber des comportements d’épargne.
Face à tout cela, il faut « avoir le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté » pour reprendre le mot de Gramsci.
Des négociations de branches et un pacte social refondé postérieurement aux élections désormais imminentes, sont des pistes de réflexion qui peuvent atténuer le duo mortifère d’un cumul entre l’érosion du pouvoir d’achat et la dégringolade de la croissance que l’Institut Rexecode a décrite.
Selon les auteurs, nous serions « en marche » vers la stagflation. Pour ma part, je note des signes qui s’apparentent davantage à la « slumpflation » dans laquelle le repli de l’activité est plus fort qu’une simple stagnation.
Une chose est acquise : il y a des agents économiques qui peuvent répercuter la hausse de leurs fournisseurs sur le consommateur final et d’autres qui sont dans le syndrome du taxi. Ce dernier paie son carburant plus cher mais demeure sous le corset d’un tarif réglementé. Ainsi son bénéfice s’évanouit.
En matière d’inflation, il y a ceux qui sont dans le corset d’un prix final statique et ceux qui peuvent répercuter. Il y a donc les laminés et les répercuteurs.
A ce sujet, il est inspirant de relire les travaux de Daniel Kahneman sur la finance comportementale, qui complètent les avancées en matière d’anticipations auto-réalisatrices.
Le consommateur des années 1970 n’est plus. Celui des années 2020 est plus avisé et doté d’une bien meilleure appréhension des rouages de l’économie.
Le consommateur contemporain sait que la valeur faciale d’un salaire peut être un reflet de « l’illusion monétaire » (J.M Keynes) et qu’il ne se superpose pas à l’indice du pouvoir d’achat en termes réels. Ce surcroît d’intelligence collective sera probablement notre chance pour parer l’alignement négatif des planètes et pour faire que les ressorts démocratiques demeurent fiables. La fiabilité de notre vie démocratique dépend, comme jamais, de la viabilité de la future nouvelle politique économique.
« Je le crois parce que je l’espère. Je l’espère parce que je le crois ». (Dernier écrit public de Léon Blum, 1950).
Jean-Yves Archer
Economiste, Membre de la Société d’Economie Politique