Michel-Edouard Leclerc était jeudi l’invité de RMC-BFM TV. En tant que président du Comité stratégique des Centres Leclerc, il a déclaré que l’inflation présentait des aspects “suspects” et même réclamé la création d’une commission d’enquête parlementaire à ce sujet. Que penser d’une telle affirmation émanant d’un chef d’entreprise reconnu, informé tout autant que fort ambitieux ?
De prime abord, il faut dénoncer un abus de langage qui consiste à imputer toutes les hausses de prix aux conséquences de la terrible invasion de l’Ukraine. “C’est la faute à la guerre !” est une ritournelle excessive et largement infondée.
La réalité se niche dans l’impact des chocs post-Covid. Ainsi, après la grande Dépression de 2020 (- 8 % en France), la reprise dynamique autant que brutale a engendré des chocs d’offre, des ruptures d’approvisionnement, des aléas issus des saturations des facteurs de production.
Respectant fidèlement la loi de l’offre et de la demande, certains secteurs porteurs d’une demande exceptionnelle ont enclenché des mouvements inflationnistes. Jusque-là la théorie classique a été respectée. Mais l’action anti-dépression des États, donc les injections de liquidités à vocation contracyclique fondées sur la doxa néo-keynésienne ont accru un autre foyer d’inflation : celui découlant de l’ampleur de la monnaie en circulation.
Le Quantitative easing et le “quoi qu’il en coûte” ont jeté les bases tangibles de l’inflation moderne.
Pénuries diverses, aléas organisationnels, rebond historique de la demande et inflation monétaire ont induit un nouveau paradigme : la valse des étiquettes.
Puis, il est essentiel de comprendre que l’inflation relevée au plan macro-économique se forge à partir du cumul de microdécisions décelables selon les secteurs. Le cas du BTP est révélateur. Pénurie physique de bois, de matériaux d’isolation, de câblages domotiques, d’éléments de charpentes métalliques, etc ont déclenché ce que l’on nomme une inflation itérative.
L’inflation itérative est mécanique comme un jeu quasi-infini de dominos.
De surcroît, point là aussi primordial, la mondialisation a alimenté l’inflation notamment à travers les hausses vertigineuses des taux de fret maritime. La logistique s’insinue partout et elle a joué un rôle majeur dans la vitesse de diffusion des hausses de prix.
Jusque-là, rien de “suspect”, juste de l’économie contemporaine.
C’est alors qu’il faut se pencher sur l’analyse comportementale des agents économiques. Fondamentalement, nous sommes en présence de prophéties auto-réalisatrices par lesquelles un décideur économique intègre une certitude future, celle d’une hausse des prix non moins dynamique qu’escomptée.
Dès lors, chaque agent soucieux de la continuité d’exploitation de son entité intègre un risque de détérioration de sa marge et réagit en fonction de sa compréhension de l’acceptation d’une hausse de tarifs par ses clients.
Et, bien évidemment, ceci génère une séquence d’ajustements tarifaires bien connue. Souvenons-nous de la campagne ” Suivez le bœuf ” lancée en 1961 par le ministre François Missoffe en digne successeur de Joseph Fontanet.
Chaque acteur d’une filière se protège au moyen de hausses qui font une cascade où les intermédiaires abusent parfois du client final.
C’est notamment le cas, actuellement dans l’alimentation : pâtes, fruits et légumes.
Arrive alors la notion, un rien poujadiste mais bien audible par le grand public, d’inflation “suspecte” chère – c’est le cas de dire… – au Président Leclerc.
En un mot, il définit l’itération visée supra et l’affecte d’un coefficient spécieux où il y aurait des profiteurs de guerre. Il en existe nécessairement car l’attrait du profit est une loi universelle et que la crainte de la récession – qui taraude plus d’un agent économique – entraîne des comportements de surmarges, analysés dans les années 1980 par l’École de la Régulation notamment irriguée par les travaux de Robert Boyer et Jacques Mistral.
Leur approche avait été lumineuse : le producteur détermine son prix de revient puis applique un taux prédéfini de marge et aboutit à son prix de vente qui peut être éloigné du prix de marché.
En clair, on frappe le prix de revient et on néglige le risque concurrentiel : je pense que notre économie en est là. Pour des mois.
Emmanuel Combe ne cesse, à raison, de rappeler les bienfaits de la concurrence et en tant que Vice-Président de l’Autorité de la Concurrence, il cumule une dimension théorique par ses enseignements et opérationnelles.
C’est vers cette institution que Michel-Edouard Leclerc devrait se tourner plutôt que de tenter une irruption dans le champ politique – dont il connaît les saveurs et autres subtilités – via l’hypothétique instauration d’une commission d’enquête parlementaire.
En se trompant d’outil d’investigation, cet entrepreneur réputé protège de facto les adhérents à son Groupement.
L’inflation recouvre la notion d’effet d’aubaine et tout commerçant qui mouille sa chemise se moque des vertiges et des suées de la retraitée de Morlaix ou de la veuve de Carpentras chère à Gérard de La Martinière, ancien président du MATIF.
Nos amis sondeurs diligenteront probablement des travaux pour déterminer l’anticipation de stagflation (inflation + croissance atone voire récession) chez les acteurs économiques.
Dans le cas des entrepreneurs, la crainte de cette séquence économique explique – sans pour autant justifier les abus – l’inflation.
L’inflation est peu “suspecte” au regard de la violence de la peur des lendemains.
C’est l’avenir qui détermine ce poison qui anéantit tout ou partie du pouvoir d’achat davantage qu’un propos de comptoir ciselé pour se dédouaner.
Deux points additionnels à valeur de réflexion complémentaire. Le Président de la CAPEB (artisans du bâtiment) a stigmatisé l’émergence répandue de devis valable pour 2 ou 3 jours. Comment travailler dans ces conditions ? Les agents économiques ont besoin de lisibilité et de visibilité.
Par ailleurs, l’inflation affectant les prix de l’énergie et les futurs risques de pénuries géostratégiques est le curare de nos démocraties.
Probablement suspectes, ces flambées énergétiques omni-sectorielles sont le premier défi aussi durable que mortifère, n’est-ce pas Monsieur Leclerc ?
Qui ne se souvient de la pratique consistant à faire patienter des supertankers au large d’Antifer le temps que les cours du brut soient le plus juteux possible ?
L’inflation “suspecte”, lorsqu’elle est avérée, est un mot de communicant pour recouvrir une vérité : oui, la spéculation fait florès !
En alimentant ainsi le risque de “slumpflation” qui se définit par la conjonction de l’inflation et de la récession et vers laquelle, pour oser paraphraser Henri Guaino : nous marchons comme des somnambules.
Jean-Yves Archer
Economiste et membre de la Société d’Economie Politique