Les fins de mois de plus en plus difficiles constituent une réalité pour des millions de nos concitoyens. Le savoir des économistes est pris en étau par ce retour de l’inflation qui devient, de surcroît, un marqueur du pouvoir des locuteurs et de sa cartographie évolutive.
Pour la décennie à venir, le retour de l’inflation et la géopolitique brutale seront deux variables-clefs accolées au défi climatique.
Les pouvoirs publics ne semblent pas encore avoir pris la pleine mesure de ce fait social alors même que ce retour de l’inflation est une donnée durable qui va, tôt ou tard, sous une forme ou sous une autre, surgir dans l’actualité sociétale. Interpellation du savoir des économistes, clairement l’harmonie du vivre ensemble ne saurait survivre à l’évolution présente du taux de pauvreté.
Les chiffres issus des organismes qui tentent de soulager la fracture sociale sont accablants.
La France frôle désormais le seuil de 10 millions de pauvres selon la Fondation Abbé Pierre, le Secours populaire, le Credoc et l’Insee.
Pire encore, les grands distributeurs relèvent que la consommation alimentaire est en repli de 4,5 % en volume depuis mai 2023.
Inflation et économistes en voltige
L’analyste peut donc poser qu’il existe une interpénétration temporelle et dynamique entre une variable technique (l’inflation) et la violence économique qu’impose un système de pouvoir dit capitaliste. Ce qualificatif méritant, à lui seul, un questionnement.
De surcroît, les économistes sont déjà en controverse sur la vigueur du phénomène inflationniste. Leur savoir semble constituer un long couloir de débats, piégé qu’il est entre l’univers des possibles et des représentations d’inspiration théorique qui sont tributaires – je le pense profondément – de la cartographie de leur positionnement politique respectif.
Pour caricaturer, on imagine mal Thomas Porcher et Olivier Babeau passer un week-end ensemble dans la baie de Quiberon. Par-delà leurs mérites respectifs qu’il convient de peser au trébuchet car l’économie n’est rien de moins que sédimentation de dynamiques.
Parfois, il est d’usage d’évoquer les sciences économiques et sociales là où la réalité impose de convoquer la notion d’économie politique qui permet d’englober alors la notion de pouvoir et de géolocalisation d’un auteur au regard de sa liberté relative, hélas parfois trop relative, passée au tamis des asservissements que la proximité du Pouvoir génère. Le doyen Henri Bartoli (Université de Paris 1, Panthéon-Sorbonne) aura inculqué cette approche à des générations d’étudiants et j’ai, ce jour comme hier, une pensée émue pour ce grand professeur humaniste et Juste parmi les Nations (1998).
Il est par exemple assez stupéfiant de voir l’évolution des discours économiques de certains qui se modifient profondément au gré des prises de position officielles du Gouverneur de la Banque de France.
L’exemple de la notion de « pic de l’inflation » est révélateur de la dépendance intellectuelle et parfois pécuniaire (les charmes de la commande publique à la française) d’économistes qui visent leur compte de résultat plutôt que leur fiabilité.
Economie et pouvoir politique
L’économie politique est tributaire de l’interpénétration entre l’univers du pouvoir et le caractère trop souvent friable du savoir affiché ou avéré des multiples locuteurs. Le cas de l’analyse de la dette publique tourne au grotesque et ne met pas à l’honneur certains centres de recherches dont il est savoureux – et parfois triste, j’en conviens – de voir des mouvements dignes de la célèbre métaphore de la girouette d’Edgar Faure.
Clairement l’interpénétration entre le savoir des économistes est évolutive en contenu et en repérage spatio-temporel. C’est une variable qui est évolutive, réversible et polysémique. Pour recourir à un terme usuel chez les consultants, cette interpénétration s’ausculte à 360 degrés.
Bien entendu, la situation est rendue plus complexe par deux faits. Tout d’abord, le savoir des économistes est inégal. Certains terrent leur substrat idéologique derrière des terrils de statistiques qui font écho au terreau – si fréquemment fécond – de l’histoire de la pensée économique. À cette inégalité du savoir qui fait éclore de multiples champs interprétatifs vient s’adjoindre le référentiel propre à chaque économiste.
Son savoir est comme enkysté dans sa représentation de la société.
Ehrard Friedberg et Michel Crozier, dans L’acteur et le système1 l’ont démontré : on ne combat le pouvoir qu’avec du pouvoir et non simplement avec la notion plus relâchée de contre-pouvoir. Dès lors, l’interpénétration des savoirs de l’économiste se parcourt selon une dimension peu ou prou partisane n’en déplaise à la prétention d’objectivité du locuteur.
Le regretté Jean-Paul Fitoussi reconnaissait son appétence sérieuse pour le libéralisme mais il y avait un fossé entre l’auteur engagé et le professeur de Sciences Po ô combien plus mesuré à l’oral. Oui, je considère que le savoir des économistes dessine une vraie frontière entre l’écrit et le mode oral. Plus que d’autres disciplines intellectuelles, l’économie politique ne superpose pas la plume et le microphone, le traitement de texte et YouTube.
Ainsi, cette frontière étant soulignée, on aboutit à une césure entre le momentum qui porte la pensée, qui véhicule la conviction et qui – au risque de se répéter – masque parfois l’idéologie de l’auteur.
Mais d’où parlez-vous ?
Auteur ou autrice qui méritent d’être interrogés sur leurs véritables qualités professionnelles. Je relève avec intérêt la prise de position explicite de la professeure Virginie Martin qui stigmatise les usurpations de titres. Ici un journaliste se mue, via une carte de visite médiatique, en économiste. Là un chargé de travaux dirigés se fait passer pour un agrégé.
Il y a donc un questionnement sur le mot même d’économiste tout autant qu’il y a une grande prudence à conférer au raisonnement économique qui est parfois prisonnier d’un corpus idéologique, d’une représentation du champ sociétal et du rôle de l’État.
Nikos Poulantzas, Jean Piaget ou plus récemment Dominique Méda ont formulé des assertions qui placent au cœur de la nation le rôle de l’État. Quoi de plus normal si l’on songe à la hausse tendancielle du taux de dépenses publiques et à l’inflation des normes, finement analysée par le rapport de Thierry Mandon et de Guillaume Poitrinal. Quoi de plus loyal que de dire que décidément la France est d’abord un État ? Il suffit de voir l’ampleur des flux publics régulièrement analysés par le rigoureux François Ecalle 2 et d’examiner les transferts entre l’Union européenne, cette construction aussi utile que désormais baroque, et le pays de feu Jean-François Revel.
Dans Mémoires, le voleur dans la maison vide3 le libéral avéré que fût l’érudit Revel écrit que bien des parleurs ne sont que « des fumistes ». De manière plus documenté et non moins agressive, Pierre Cahuc et André Zylberberg4 tirent à boulets rouges sur les économistes de circonstances qui ne font pas reposer leurs démonstrations à partir de RHD : raisonnement hypothético-déductif. Tel Jean Tirole, à l’opposé d’autres écoles de pensée plus proches de la sociologie, ces auteurs sont friands de pensées issues d’examens de statistiques et autres emprunts à l’économétrie au point de ne plus alimenter le recul que l’Histoire impose à toute discipline.
Non je ne crois pas à une pensée magique déconnectée du temps d’hier. En économie politique, les apports de David Ricardo (sur la dette publique) de Frédéric Bastiat (sur le poids excessif de l’État) ou de John Maynard Keynes (sur la caractère contracyclique de la politique budgétaire) sont des fondations pour qui se veut économiste du XXIe siècle. Autrement dit, je revendique que l’interpénétration des savoirs des économistes est une réalité qui exige une dimension pluri-décennale tout autant qu’un segment d’actualité.
Le rapport au pouvoir et la création
La production littéraire économique se limite trop souvent à l’analyse de quelques tableaux empruntés à Eurostat et à quelques considérations générales qui ne font pas progresser la solution requise à l’évolution présente du capitalisme dominée par la pensée néo-libérale et par ses contradictions intrinsèques.
Combien de discours, soumis là encore à la pression de facto de l’Exécutif, avons-nous dû subir avec l’avènement politique du binôme Reagan/Thatcher ? Combien de casaques ont tourné pour s’asservir à cette pensée dont les limites ont été soulignées par les crises dites économiques.
« En même temps » est aussi un bel exemple de penseurs de l’économie politique qui se sont ralliés à une pratique parfois confuse du pouvoir.
Les représentations et pouvoirs des moments altèrent, in concreto, la fluidité de la pensée et son rapport au vrai. C’est bien ce mot qui compte : le vrai.
J’ajouterai que le vrai ne peut s’approximer qu’à la condition sine qua none d’un effort de créativité conceptuelle qui aboutit à un saut culturel qualitatif.
Quand Maurice Lauré invente la TVA en 1954, il introduit dans le paysage fiscal français une innovation que bien des pays adopteront à leur tour.
Le progrès fiscal existe parfois à grandes enjambées loin de la sempiternelle hausse du prix des tabacs.
Diderot, dans ses Pensées (1746), nous invite à la création lorsqu’il proclame : « Je pense que nous avons plus d’idées que de mots. Combien de choses senties et qui ne sont pas nommées ! ».
En conséquence, je suggère ici qu’il y a une trilogie au zénith de la pensée économique. Il y a l’oral et ses aléas relevant d’effets de manche, puis l’écrit et le rapport à l’hubris du rédacteur et enfin, point crucial, les idées surnuméraires au regard des mots déjà exploités.
Création et imagination
À ce stade de la réflexion, je considère que les interpénétrations du savoir des économistes ne sont nullement bijectives et qu’elles sont dans un vol perçu comme erratique digne de la sortie des abeilles près leurs ruches.
Et pourtant, rien ne permet d’infirmer que ce vol ait un sens. Sens en tant que signification. Sens en tant que direction pour l’humanité. N’est-ce pas Karl Marx qui a approché un référent crucial en soulignant l’existence dynamique du sens de l’Histoire ?
Nous sommes tous tributaires de notre matérialité temporelle, de notre espace-temps entre la vie et la mort. Au milieu du travail, des épreuves diverses, il y a ce que Gérard de Nerval nous a confirmé : « Le rêve est une seconde vie »5.
La pensée économique n’est pas uniquement diurne. Il arrive que son moment, son temps de grâce, soit nocturne. Autrement dit, nous sommes bien dans un espace de triple dimension comme l’ont fait ressortir les neurologues et il me paraît opportun de citer, hic et nunc, Carl Jung et sa notion d’images hypnagogiques : « qui apparaissent dans la phase intermédiaire entre la veille et le sommeil ou lors du réveil »6.
L’économie politique ne saurait se limiter au champ de la déduction quantifiée.
Elle suppose une réflexion enrichie par la beauté de la création humaine qui s’articule entre une pensée consciente et une autre pensée plus souterraine car liée à nos facultés cognitives inconscientes.
L’intelligence artificielle (IA) sera un progrès pour certains pans de l’économie tout autant qu’une fontaine périlleuse de savoir dont la disponibilité opérationnelle ne garantira nullement la rectitude des résultats.
Oui, vérité et rectitude sont deux concepts que j’érige au Panthéon du savoir des économistes sans pour autant prétendre y accéder. La lucidité personnelle était un fondement du théâtre pour Patrice Chéreau : l’économiste ne doit pas fléchir face à cette quête à l’infini afin que ses travaux ne soient pas victimes voire carrément prisonniers de ses représentations.
Sans ce type d’exigence intrinsèque, Robert Boyer et Jacques Mistral n’auraient pas été en mesure de jeter les bases de l’école française de la « Régulation » que l’actualité, (voir concept du mark-up et cupidité des marges des transformateurs industriels) ramène au premier plan.
L’apport sociologique
Face à la question du présent texte, le recours à la sociologie ressort d’un raisonnement presque banal. Sur le fond, je propose au lectorat l’apport d’Alain Caillé (Revue du MAUSS) et son rejet de l’utilitarisme ce qui fait tomber à la trappe nombre d’écrits d’économistes de plateaux de télévision.
Quand le besoin de l’écran l’emporte sur la densité de la pensée, d’aucuns se perdent et sombrent dans le marais cathodique, là où trop souvent des métaphores triviales parasitent le sens du propos.
L’interpénétration entre le savoir des économistes et le reste se transforme en sabir décousu que condamnait Alain Caillé. En revanche, la puissance médiatique peut s’avérer féconde pour qui songe à l’économie du don que souhaite promouvoir le sociologue.
Le don existe dans nos sociétés avancées et Internet en est un exemple.
Il y a 30 ans, on achetait un livre de Jacques Attali. De nos jours, en gratuité, on le regarde depuis un replay quelconque.
Le don allié aux exigences de l’urgence de la transformation écologique est un thème de réflexion du moment présent et des moments décennaux à venir. Encore une variable porteuse de haute intensité dynamique.
Facteur résiduel et travaux anti-écocides
La combinaison des facteurs de production (travail et capital) est au centre de l’économie politique. Pendant des années la fonction de production était simple : elle unissait, avec un coefficient de pondération pour chacune des deux variables, les deux facteurs précités. Puis, grâce à la puissance de l’intelligence de personnalités comme Carré, Malberg et Edmond Malinvaud, on a introduit la notion de facteur résiduel dans les années 60.
Non, tout ne venait pas de deux facteurs de production, il fallait compter – au sens propre du terme – avec un « epsilon » – qui explicitait mieux la notion de croissance. Le savoir économique y a gagné et surtout c’est une démonstration claire de l’évolution de la science économique.
De nos jours, cette méthodologie permet de calculer « avec des plus et des moins ». Il y a du résiduel qui génère plus de croissance mais il y a aussi du résiduel négatif généralement regroupé dans le champ des externalités négatives, à commencer par les méfaits de la pollution.
Les chercheurs, les praticiens de l’économie politique doivent impérativement s’atteler aux multiples sujets qui recouvrent le défi vert à défaut de voir le monde verser dans des catastrophes écocides.
Je connais des économistes qui progressent.
« Je le crois parce que je l’espère. Je l’espère parce que je le crois » (dernier écrit public de Léon Blum, mars 1950).
L’économie politique peut aussi déployer un savoir qui rime avec espoir.
Jean-Yves Archer
Économiste
Membre de la Société d’Économie Politique
Auteur de Les économistes face à la notion d’ignorance chez Diderot, 228 p.
- Ehrard Friedberg et Michel Crozier, L’acteur et le système, Seuil, 1977 et 1992. ↩
- https://fipeco.fr ↩
- Jean-François Revel, Mémoires, le voleur dans la maison vide, Plon, 1997. ↩
- Pierre Cahuc et André Zylberberg, Le négationnisme économique et comment s’en débarrasser, Flammarion, 2017 ↩
- Gérard de Nerval, Aurélia ou le Rêve et la Vie, 1855. ↩
- Carl Jung, Ma vie, Gallimard 1973, nouvelle édition, p. 337. ↩