Les tensions n’ont cessé de monter depuis plusieurs mois sur le front ukrainien. Depuis au moins le mois de décembre 2021, les russes ont déployé au minimum 100 000 soldats avec un matériel complet le long de la frontière ukrainienne.
Une telle concentration d’hommes, de matériels militaires de toutes sortes, ne saurait se réduire au seul exercice de manœuvres militaires. Jusqu’à la fin de l’année dernière, personne n’avait encore osé imaginer que les Russes pourraient franchir le pas en procédant à une invasion massive de ce pays. Pourtant, une date était envisagée par les experts et conseillers sur la sécurité nationale de la Maison Blanche et de divers gouvernements pour une telle opération : le mois de février 2022.
Les menaces de plus en plus précises des Russes
Cette échéance approche : sera-ce le cas ? En tout cas, depuis cette présence imposante sur la frontière, les Russes n’ont cessé de préciser leurs menaces. Certains pensent, y compris le président des Etats-Unis, que cette invasion est imminente, en tout cas que Vladimir Poutine se trouve dans l’obligation politique de « bouger » sauf à perdre toute crédibilité. D’autres estiment au contraire qu’il s’agirait de pures gesticulations de la part du dirigeant russe.
Dans l’histoire des conflits internationaux, la ruse, les fausses informations (on dirait aujourd’hui les « fake news »), la manipulation, ont toujours fait partie des outils de guerre. En allant le plus loin possible, Vladimir Poutine excelle dans cette méthode. Pourquoi exiger par exemple de l’OTAN qu’elle retire toutes ses troupes en Pologne, Bulgarie ou Roumanie alors qu’une telle exigence n’a naturellement aucune chance d’aboutir puisque ces pays sont membres de l’OTAN et que, souverains, ils ont le droit de fixer eux-mêmes le type de protections qu’ils peuvent demander à l’OTAN et aux Etats-Unis ? Certains pensent ainsi qu’en formulant de telles propositions inacceptables, le sort de l’Ukraine serait déjà scellé, l’OTAN et ses alliés étant par anticipation qualifié de forces agressives de nature à menacer la Russie.
L’Ukraine sous surveillance depuis vingt ans
En réalité, depuis vingt ans, soit le temps pendant lequel Vladimir a exercé le pouvoir, l’Ukraine est non seulement sous surveillance, mais aussi sous attaque permanente. En 2014, la Crimée a ainsi été annexée de fait. Aucune résolution des Nations-Unies, aucune réunion internationale n’a pu résoudre le conflit ou proposer une solution diplomatique pour sortir par le haut.
Mais il y a plus : les russes n’ont jamais cessé de soutenir les séparatistes pro-russes du Donbass dans l’est du pays. Là-bas se déroule une guerre de tranchées qui a déjà fait près de quinze mille morts depuis 2014. Les Russes ont ainsi, depuis de nombreuses années, déjà encerclé ce pays qui vit constamment sous la menace d’une invasion brutale. Sur ce conflit aussi, les pays réunis sous le « format Normandie » (Russie, Ukraine, France, Allemagne), ne sont jamais parvenus à une solution politique.
Avec des troupes massées à la frontière, soit au Belarus, soit en Russie, il est clair aujourd’hui que Vladimir Poutine dispose d’au-moins trois voire quatre points d’entrée dans l’Ukraine : depuis le Belarus pour arriver rapidement jusqu’à Kiev, depuis la Russie pour fondre sur Louhansk et Donetsk permettant l’accès jusqu’au fleuve du Dniepr, depuis la mer noire en s’appuyant sur la Crimée où les forces sont stationnées, ou enfin depuis la mer d’Azov à partir de l’importante ville de Rostov-sur-le-Don.
Une invasion éclair est donc parfaitement possible.
Les Etats-Unis ne pourraient pas y intervenir, ni même les pays européens de l’OTAN puisque l’Ukraine n’étant pas membre de l’OTAN, la clause d’assistance mutuelle prévue par l’article 5 ne pourrait être invoquée.
Une opération risquée pour Vladimir Poutine ?
La question est : Vladimir Poutine prendra-t-il le risque d’une telle opération militaire alors qu’un formidable élan de résistance pourrait s’organiser, qui pourrait faire de l’Ukraine occupée un nouveau bourbier afghan ou vietnamien ? Vladimir Poutine, malgré l’instauration d’un pouvoir fort et autoritaire, pourrait-il résister à un échec alors qu’à bientôt soixante-dix ans, sa présence au pouvoir pourrait toucher à sa fin, même s’il s’est assuré d’y rester jusqu’en…2036, ayant à cette fin modifié plusieurs fois la Constitution. De surcroît, son image s’est ternie chez lui, sans compter les sanctions économiques et financières extrêmement sévères qui en résulteraient pour le régime russe et la population déjà appauvrie par la crise, ainsi que les actuelles sanctions en vigueur.
Il convient donc d’être prudent. Toujours est-il que du côté américain, la clarté stratégique n’est pas évidente. Le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken a ainsi affirmé, lors de ses pérégrinations diplomatiques en Europe depuis quinze jours, que les Etats-Unis et ses alliés européens parlaient d’une seule voix. Toutefois, le président Biden déclarait la semaine dernière qu’il existait des divergences quant à la riposte envisagée en cas d’invasion de l’Ukraine entre les partenaires de l’OTAN. Cette phrase pour le moins dévastatrice fut aussitôt rectifiée par la vice-présidente Kamala Harris, certainement alertée par ses propres conseillers, qui réaffirmait aussitôt que la riposte des Etats-Unis serait très « agressive ». Depuis des semaines, les membres de l’OTAN clament que le prix à payer pour une agression de l’Ukraine sera « très fort », notamment l’Allemagne qui vient de décider, au grand dam de ses voisins de l’Est européen, de ne plus exporter d’armes en Ukraine et d’interdire toute utilisation de matériel allemand dans ce pays. L’éternelle ambiguïté allemande qui n’a pas changé depuis l’ère Merkel… De fait, personne ne sait aujourd’hui ce que serait la riposte américaine et européenne. Toujours est-il que Vladimir Poutine s’est engouffré dans cette brèche stratégique.
Une issue diplomatique encore possible ? Quel rôle pour l’Europe ?
Si, comme l’a dit le président Emmanuel Macron, l’Europe a toujours été présente dans la discussion, en revanche, on ne l’a jamais vue à la table des négociations : ni à Genève, ni à Bruxelles pour le conseil OTAN-Russie, ni à Vienne lors de la réunion de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) dont la session était pourtant présidée par la Pologne, et on ne la verra pas plus en cas de sommet entre Joe Biden et Vladimir Poutine.
Voilà donc le sort d’un pays, l’Ukraine, qui se joue sans l’Ukraine, pays exclu de toute négociation, et le sort de la sécurité européenne (Pologne, Bulgarie, Roumanie au moins) qui se joue sans l’Europe !
Un tel scénario n’est évidemment pas acceptable. A court terme, il est donc nécessaire de se préparer à la riposte, car il ne saurait être question de transiger sur l’intégrité territoriale de l’Ukraine et la sécurité de l’Europe. A moyen terme, il devient urgent de structurer au plus vite une capacité de défense européenne de façon à la rendre plus autonome et crédible sur la scène internationale. Cela constitue l’un des principaux défis de l’Europe dans les dix prochaines années.
Pour l’heure, les deux parties se laissent encore une semaine pour essayer d’aboutir à une solution diplomatique. La situation sera fixée au plus tard au début du mois de février. En guise de précaution, les Etats-Unis ont commencé, dès cette semaine, le retrait de leur personnel non indispensable de l’ambassade à Kiev.
Patrick Martin-Genier