Lors d’un entretien télévisé, le président russe a répondu aux questions du journaliste Pavel Zarubin sur la situation économique mondiale et plus particulièrement sur la situation dans le domaine de l’énergie et de l’approvisionnement mondiale en céréales. Pour le président russe, l’intervention militaire en Ukraine n’est pas la conséquence première de la situation actuelle dont les racines remontent à déjà de nombreux mois, voir années. En premier lieu, les injections monétaire faits par les Etats-Unis à la suite du Covid seraient à l’origine de l’inflation actuelle, la hausse du prix de l’énergie serait la double conséquence du refus de l’UE de prolonger les contrats d’importation avec la Russie et du manque d’investissement dans l’infrastructure de transport pétroliers et gaziers. Enfin, les investissements faits dans les nouvelles énergies ne se sont pas encore révélés gagnants et fragilisent l’approvisionnement. Concernant la soi-disant crise alimentaire, les quantités de céréales détenues par l’Ukraine sont minimes et peuvent être à tout moment, sans conditions préalables de la part de la Russie, exportées vers les pays qui en auraient besoin. Pour sa part, la Russie prévoit d’augmenter sa capacité d’exportation.
P. Zarubin : Monsieur le Président, nous venons de regarder votre rencontre avec le chef du Sénégal, qui est aussi le chef de l’Union africaine. Il en a parlé, et vous pouvez constater au cours de la semaine dernière que de nombreux pays s’inquiètent d’une famine à grande échelle, et pas seulement de la crise alimentaire, car les prix mondiaux des denrées alimentaires s’envolent, tout comme les prix du pétrole et du gaz. Toutes ces choses sont liées entre elles. L’Occident, bien sûr, nous en fait aussi le reproche. En réalité, quelle est la situation actuelle, comment se présente-t-elle ? Et que pensez-vous qu’il adviendra ensuite des marchés de l’alimentation et de l’énergie ?
V. Poutine : Oui, bien sûr, nous assistons actuellement à des tentatives de rejeter sur la Russie la responsabilité de ce qui se passe sur le marché alimentaire mondial et des problèmes qui se développent sur ce marché. Je dois dire que c’est une tentative, comme on dit chez nous, de faire passer les problèmes du fou dans la tête du bien portant. Pourquoi ?
[Et cela] parce que, premièrement, la situation [actuellement] défavorable sur le marché alimentaire mondial n’a pas commencé hier et même pas depuis le début de l’opération militaire spéciale de la Russie dans le Donbass et en Ukraine. Elle a commencé en février 2020, alors qu’il fallait faire face aux conséquences de la pandémie du coronavirus, lorsque l’économie mondiale, l’économie du monde, s’est effondrée et qu’il fallait la restaurer.
Les autorités financières et économiques des États-Unis n’ont rien trouvé de mieux à faire que de déverser de grandes quantités d’argent dans la population, dans les entreprises individuelles et les secteurs de l’économie.
Dans l’ensemble, nous avons fait à peu près la même chose, mais je peux vous assurer, et le résultat est évident : nous l’avons fait beaucoup plus soigneusement, nous l’avons fait de manière ciblée, nous avons obtenu un bon résultat sans que toutes ces actions n’affectent les indicateurs macroéconomiques, y compris une hausse incommensurable de l’inflation.
La situation aux États-Unis est très différente. En deux ans, pas tout à fait deux ans, de février 2020 à fin 2021, la masse monétaire aux États-Unis a augmenté de 5 900 milliards. Une activité sans précédent de la planche à billet. La masse monétaire totale a augmenté de 38,6 %.
Apparemment, les autorités financières américaines ont supposé que le dollar était la monnaie du monde et qu’il se dissiperait, comme d’habitude, dans toute l’économie mondiale, et qu’il ne serait pas perceptible aux États-Unis. Il s’est avéré que ce n’était pas le cas. En fait, les gens décents, et il y en a aux États-Unis, comme le secrétaire au Trésor a récemment déclaré qu’ils avaient fait une erreur. Il s’agit donc d’une erreur des autorités financières et économiques américaines qui n’a rien à voir avec les actions de la Russie en Ukraine, rien du tout.
Et c’était le premier pas, un pas très sérieux vers une situation défavorable sur le marché alimentaire, parce que tout d’abord, les prix des aliments ont augmenté, monté. C’est la première chose.
La deuxième raison est la politique à courte vue des pays européens, notamment de la Commission européenne, dans le secteur de l’énergie. Nous voyons ce qui se passe là-bas. Je pense personnellement que de nombreuses forces politiques, tant aux États-Unis qu’en Europe, ont commencé à spéculer sur l’inquiétude naturelle de la planète face au changement climatique et à promouvoir cet “agenda vert”, y compris dans le secteur de l’énergie.
La seule chose qui n’est pas bonne, c’est lorsque des recommandations non qualifiées et non fondées sont données sur ce qui devrait être fait dans le secteur de l’énergie, et que les possibilités des énergies alternatives sont exagérées : l’énergie solaire, l’énergie éolienne, je ne sais pas, n’importe quel autre type d’énergie, l’hydrogène – c’est une perspective, probablement, mais aujourd’hui il n’y a pas assez de tout cela et dans le bon volume, dans la bonne qualité et aux bons prix. Et dans le même temps, ils ont commencé à minimiser l’importance des formes d’énergie traditionnelles, dont, surtout, les hydrocarbures.
À quoi cela a-t-il mené ? Les banques ont cessé de prêter parce qu’elles sont sous pression. Les compagnies d’assurance ont cessé d’assurer les transactions en question. Les autorités locales ont cessé d’accorder des parcelles de terrain pour développer la production, et la construction de transports spécialisés, notamment de pipelines, a été freinée.
Tout cela a conduit à un sous-investissement dans le secteur énergétique mondial, ce qui a entraîné une hausse des prix. S’il vous plaît, l’année dernière, il n’y avait pas assez de vent, le vent n’était pas ce que l’on attendait, l’hiver s’est prolongé – et immédiatement les prix ont grimpé.
Entre autres, les Européens n’ont pas tenu compte de nos demandes pressantes visant à maintenir les contrats à long terme pour la fourniture de ce même gaz naturel aux pays européens et ont commencé à y mettre fin. Beaucoup sont encore en activité, mais ils ont commencé y mettre fin. Mais cela a eu un impact négatif sur le marché européen de l’énergie : les prix ont grimpé en flèche. La Russie n’a absolument rien à voir avec cela.
Mais dès que les prix du gaz, par exemple, augmentent, les prix des engrais augmentent immédiatement, car une partie de ces engrais est également produite avec du gaz. Tout est interconnecté. Dès que les prix des engrais ont augmenté, de nombreuses entreprises, y compris dans les pays européens, sont devenues non-rentables et ont commencé à fermer leurs portes – et le volume d’engrais sur le marché mondial a fortement diminué, et les prix ont augmenté en conséquence, et les prix ont augmenté de façon spectaculaire, on pourrait dire, de façon tout à fait inattendue pour de nombreux politiciens européens.
Mais nous avons lancé des avertissements à ce sujet, et cela n’a rien à voir avec une quelconque opération militaire russe dans le Donbass, rien à voir du tout.
Mais à l’étape suivante, lorsque notre opération a commencé, les partenaires, comme on les appelle, européens et américains, ont commencé à prendre des mesures qui ont aggravé la situation dans ce secteur, tant dans le secteur alimentaire que dans celui des engrais.
À propos, la Russie détient 25 % du marché mondial des engrais, mais pour les engrais potassiques, comme Alexander Lukashenko me l’a dit – je dois vérifier, bien sûr, mais je pense que c’est vrai – la Russie et le Belarus détiennent 45 % du marché mondial des engrais potassiques. C’est un volume énorme.
Et les rendements dépendent de la quantité d’engrais apportée au sol. Dès qu’il est devenu évident qu’il n’y aurait pas d’engrais sur le marché mondial, les prix des engrais et des denrées alimentaires ont immédiatement augmenté, car s’il n’y a pas d’engrais, il n’y a pas le volume nécessaire de produits agricoles.
Une chose s’emboite à une autre, et la Russie n’a rien à voir avec cela. Nos partenaires ont eux-mêmes commis beaucoup d’erreurs, et ils cherchent maintenant quelqu’un à blâmer, et bien sûr la Russie est le candidat le plus commode pour cela.
P. Zarubin : A l’instant, d’ailleurs, la nouvelle est tombée : l’épouse du dirigeant de l’une de nos plus grandes entreprises d’engrais figure dans le nouveau train de sanctions européennes.
Où pensez-vous que cela va mener ?
V. Poutine : Faisons le point : la situation va empirer.
Après tout, les Britanniques, puis les Américains – les Anglo-Saxons – ont imposé des sanctions sur nos engrais. Puis, ayant compris ce qui se passait, les Américains ont levé les sanctions, mais pas les Européens. Eux-mêmes, dans leurs contacts avec moi, disent : oui, oui, il faut réfléchir, il faut faire quelque chose, mais aujourd’hui ils n’ont fait qu’aggraver la situation.
Cela aggravera la situation sur les marchés mondiaux des engrais, ce qui signifie que les perspectives de récolte seront beaucoup plus modestes, ce qui signifie que les prix ne feront qu’augmenter – c’est tout. Il s’agit d’une politique totalement imprévoyante, malavisée, je dirais même tout simplement stupide, qui mène à une impasse.
P. Zarubin : Mais la Russie est accusée depuis les plus hautes tribunes accuse. Il y aurait vraiment du grain, mais il se trouve dans les ports ukrainiens et la Russie n’autoriserait pas son exportation.
V. Poutine : C’est du bluff. Et voici pourquoi.
D’abord, il y a des choses objectives, je vais en parler maintenant. Le monde produit environ 800 millions de tonnes de céréales, le blé, chaque année. On nous dit maintenant que l’Ukraine est prête à exporter 20 millions de tonnes. 20 millions de tonnes, c’est 2,5 % par rapport à la production mondiale, 800 millions de tonnes. Mais si nous partons du fait que le blé ne représente que 20 % de la quantité totale de nourriture dans le monde – et ce ne sont pas nos données, mais celles de l’ONU – cela signifie que ces 20 millions de tonnes de blé ukrainien représentent 0,5 % [de la nourriture dans le monde], rien. C’est la première chose.
Deuxièmement, 20 millions de tonnes de blé ukrainien constituent [uniquement] un potentiel d’exportation. À ce jour et selon les organismes officiels américains, l’Ukraine pourrait exporter six millions de tonnes de blé – selon notre ministère de l’Agriculture, ce n’est pas six, c’est environ cinq millions de tonnes, voire, disons, six – et, ce sont les données de notre ministère de l’Agriculture, sept millions de tonnes de maïs. Nous comprenons que ce n’est pas beaucoup.
Cette année, nous allons exporter 37 millions de tonnes en 2021-2022, mais en 2022-2023, je pense que nous allons augmenter ce chiffre à 50 millions de tonnes. Mais « à propos », c’est bien cela.
Quant à l’exportation des céréales ukrainiennes, nous ne l’empêchons pas. Et il y a plusieurs façons d’exporter des céréales.
D’abord. Vous pouvez exporter par les ports qui sont sous contrôle ukrainien, principalement dans le bassin de la mer Noire – Odessa et les ports voisins. Nous n’avons pas miné les approches du port – c’est l’Ukraine qui l’a fait.
J’ai déjà dit à plusieurs reprises à tous nos collègues : que les Ukrainiens les déminent, et s’il vous plaît, laissez les navires chargés de céréales quitter les ports. Nous garantissons leur passage pacifique et sans problème vers les eaux internationales. Il n’y a aucun problème, s’il vous plaît.
Ils doivent déminer et remonter du fond de la mer Noire les navires qui ont été délibérément sabordés afin de rendre plus difficile l’accès aux ports du sud de l’Ukraine. Nous sommes [même] prêts à le faire, nous ne profiterons pas de la situation de déminage pour lancer des attaques depuis la mer, je l’ai déjà dit. C’est la première chose.
Deuxièmement. Il existe une autre possibilité : les ports de la mer d’Azov – Berdyansk, Mariupol – sont sous notre contrôle, nous sommes prêts à assurer l’exportation sans problème des céréales ukrainiennes par ces ports. S’il vous plaît.
Nous avons déjà fait, nous terminons le travail de déminage – les troupes ukrainiennes avaient déjà miné cette zone en trois niveaux – le travail touche à sa fin. Nous mettrons en place la logistique nécessaire. S’il vous plaît, nous le ferons. C’est la deuxième chose.
Troisièmement. Il est possible d’exporter des céréales depuis l’Ukraine en traversant le Danube et la Roumanie.
Quatrièmement. Vous pouvez passer par la Hongrie.
Cinquièmement. Vous pouvez passer par la Pologne. Oui, il y a quelques problèmes techniques, car la largueur des rails est différente, il faut changer les bogies. Mais c’est juste une question de quelques heures, c’est tout.
Et enfin, le plus simple est d’exporter via le Belarus. C’est le plus facile et le moins cher, car de là, il va directement vers les ports de la Baltique, vers la mer Baltique et ensuite vers n’importe quel endroit du monde.
Mais pour ce faire, les sanctions doivent être levées à l’encontre du Belarus. Mais nous ne nous en mêlons pas. Quoi qu’il en soit, le président du Belarus, Alexandre Grigorievitch [Loukachenko], pose la question exactement de la manière suivante : si quelqu’un veut résoudre le problème – s’il existe – de l’exportation de céréales ukrainiennes, le moyen le plus simple est de passer par le Belarus. Personne ne les arrêtera.
Il n’y a donc aucun problème à exporter des céréales depuis l’Ukraine.
P. Zarubin : Quelle pourrait être la logistique d’exportation à partir de ces ports qui sont sous notre contrôle ? Quelles pourraient être les conditions ?
V. Poutine : Pas de conditions.
S’il vous plaît, nous assurerons un passage pacifique, garantirons la sécurité des approches de ces ports, assurerons l’entrée des navires étrangers et leur trafic sur la mer d’Azov et la mer Noire dans toutes les directions.
D’ailleurs, de nombreux navires sont bloqués dans les ports ukrainiens aujourd’hui – des navires étrangers, des dizaines de navires. Ils sont tout simplement bloqués là-bas et, d’ailleurs, les équipages sont retenus en otage jusqu’à présent.
Fin de l’entretien
Texte présenté et traduit par Gaël-Georges Moullec