Pour Jean-François Colosimo, la crise sanitaire a souligné la complexité grandissante du registre théologico-politique. Entretien.
Revue Politique et Parlementaire – Qu’est-il arrivé aux religions durant la pandémie ?
Jean-François Colosimo – On ne saurait essentialiser le fait religieux qui ne connaît ni de définition claire, ni de recension fixe. Si l’on envisage les grands systèmes historiques de salut ou de sagesse, il apparaît que la crise provoquée par la Covid-19 a plongé les « Églises » dans la même sidération que les États. Mais, à y regarder de près, il ressort qu’elle a encore plus ébranlé leurs certitudes et raboté leurs différences.
Quand le monde se trouve à l’arrêt, l’histoire suspendue, l’humanité confinée, que signifie détenir la vérité absolue ? À quoi sert la foi quand un virus tue sans distinction de condition mais aussi de croyance ? Et que, sur l’ensemble de la planète, la survie de l’espèce l’emporte sur tout autre impératif, y compris la notionde sacrifice personnel qu’engage toute conception supra-biologique du fait humain ?
RPP – L’ordre symbolique aurait donc plié devant le « biopouvoir » ?
Jean-François Colosimo – Sans doute, mais cette appréhension reste partielle : sur ce point comme tant d’autres, la crise n’a rien inventé, elle n’a fait qu’accélérer les mutations existantes. C’est plutôt la forme qu’a revêtue cette emprise, d’un coup manifeste, qui importe. Pour les religions, elle a été celle d’un piège. Plus exactement d’une nasse. Selon une sorte de XIe commandement devenu sacré à force d’être répété, moins que de se protéger soi, il s’est agi de protéger l’autre. Pour reprendre la fameuse distinction de Max Weber, l’éthique de responsabilité a dès lors absorbé l’éthique de conviction.
RPP – Et pour le dire d’une manière moins conceptuelle ?
Jean-François Colosimo – En bref, les religions ont eu mal à leur sentiment d’exception.
RPP – Peut-on en déduire un tableau commun de leurs réactions ? Et si oui, lequel ?
Jean-François Colosimo – La crise pandémique a ravivé la crise récurrente que la modernité provoque, depuis les Lumières, au sein de tous les corps religieux. Leur réponse n’a cessé depuis d’être ambivalente. D’où la division qui affecte de l’intérieur chacun d’eux et qu’a rendue un peu plus manifeste le coronavirus.
Prenez la représentation classique de la transcendance, celle d’un Principe créateur à la fois législateur et rétributeur. Les fractures habituelles sont revenues, mais immédiates et pressantes sous l’effet de l’inquiétude. Sur la providence d’abord : la catastrophe résulte-t-elle d’une juste punition divine ou convoque-t-elle un surcroît de solidarité humaine ? Sur l’eschatologie ensuite : la mondialisation représente-t-elle un signe alarmant de la fin des temps ou une opportunité, même si équivoque, de réconciliation universelle ? Sur l’intercession enfin : le culte réside-t-il dans le rassemblement collectif des fidèles ou l’intériorisation individuelle de la foi ?
RPP – Ce qui s’applique sans conteste aux monothéismes, mais ailleurs ?
Jean-François Colosimo – Bien que l’Asie entretienne une représentation immanente du fait religieux, le passage de l’hétéronomie à l’autonomie, c’est-à-dire l’effacement de tout autre principe au devenir de l’homme que l’homme lui-même, ne l’affecte pas moins. De même que nous savons désormais qu’il est des bonzes zélotes qui ne se distinguent en rien des imams fanatiques, l’interruption du fait religieux dans sa part visible, à savoir le rite, a prévalu en Inde, dont il constitue la culture coutumière, comme en Europe où il se confond aujourd’hui avec une contre-culture minoritaire.
RPP – Autrement dit, la Covid-19 a exacerbé le clivage entre fondamentalistes et réformistes ?
Jean-François Colosimo – Oui et non. La crise sanitaire a plutôt souligné la complexité grandissante du registre théologico-politique. Mais elle n’a guère profité au prétendu « retour du religieux », lequel ne fait jamais que poursuivre, sur un mode revivaliste, la divinisation du fait social entamée par les totalitarismes. Le matérialisme historique ayant été épuisé par l’évidente fausseté de ses promesses, on spiritualise de nouveau et on va chercher dans la vieille remise de quoi réarmer : Poutine restaure les monastères que Lénine a détruits et Xi Jinping cite Confucius que Mao a brûlé.
RPP – À vous suivre le monde musulman, qui se situe au pic de cette vague de reconstructions, aurait été en quelque sorte lui aussi nivelé ?
Jean-François Colosimo – C’est un fait. L’image de l’esplanade de La Mecque désertée a rejoint l’image de la place Saint-Pierre vide dans le catalogue du jamais-vu. À l’autre bout du spectre, convulsif cette fois, le même vacillement a affecté les djihadistes. Ils ont bien essayé de sacraliser le virus en « sentinelle d’Allah ». Puis, constatant qu’il était insensible au critère de la mécréance, ils ont vite cherché à s’en prémunir comme tout un chacun.
Eux aussi ont eu l’impression d’une étrange défaite : de manière mécanique, la suspension des transports, la restauration des frontières, le confinement des populations ont entraîné une décrue de l’activité terroriste à l’échelle planétaire – évidemment momentanée.
RPP – Mais c’est là un cas de figure extrême. N’en est-il pas de plus normatifs, si l’on peut dire, participant de plain-pied à la vie internationale ?
Jean-François Colosimo – Significativement, les tenants de régimes autoritaires qui gouvernent des hinterlands à forte concentration identitaire sous couvert de coloration confessionnelle ont laissé leurs hiérarchies religieuses précipiter le chaos sanitaire. Ils l’ont fait cyniquement. Par calcul et par commodité.
Quel meilleur masque pour leur incurie que l’impuissance même du Dieu omnipotent à laquelle doivent conclure ses ministres désorientés ? Quel meilleur relais à leur mainmise que des prophètes fonctionnarisés prompts à minimiser la menace, à la renvoyer à la machination de quelque ennemi extérieur, à en dissoudre le spectre dans la mentalité fataliste de populations accoutumées au malheur ? Quel meilleur bouc-émissaire potentiel à la dure heure du bilan qu’une caste dogmatique et intrusive ? Carton plein donc, mais en apparence seulement parce que la tragédie a fini par rattraper la duperie.
RPP – Que donneriez-vous comme exemples de ce que vous décrivez comme une instrumentalisation des appareils religieux par les « autocratures » politiques ? Et en quoi aurait-elle échoué ?
Jean-François Colosimo – Le jeu entre Poutine et l’épiscopat orthodoxe, entre Khamenei et le clergé chiite en sont de probants. De même que celui d’Erdogan avec la Diyanet, la tentaculaire machine administrative gérant l’islam turc : son responsable n’a pas manqué de lier le virus de la Covid et le virus du Sida pour fustiger l’homosexualité. Mais il faudrait aussi citer Moody qui, en Inde, a profité d’une manifestation illégale du mouvement islamiste Tabligh, taxée de foyer d’infection, pour accentuer la coercition qu’il exerce sur la minorité musulmane.
L’échec de cette délégation intermittente du magistère ultime, que ces populations savent être d’ordre étatique, est toutefois patent : il a contribué à cristalliser la défiance des opinions à l’égard des gouvernants. Même si à un degré moindre que dans les sociétés démocratiques, l’individu s’est retrouvé à la fin arbitre de sa destinée. Partout, autre signe des temps qui n’a pas attendu la pandémie, la crise a précipité le dévissage global des autorités dogmatiques, ici religieuses, ailleurs scientifiques.
RPP – En est-il allé de même dans la sphère des régimes que l’on qualifie de « populistes » ?
Jean-François Colosimo – Plutôt que de nier le fait démocratique, les chefs de cette mouvance le réduisent à sa fonction plébiscitaire. Ils ont donc vu dans l’émotion populaire qu’a suscitée la pandémie un levier pour mobiliser les masses pieuses contre les élites agnostiques ou les minorités réfractaires. Avant que cet essai de manipulation ne se retourne contre eux, logique du nombre pour logique du nombre, sous le poids des statistiques.
Mais il est difficile de territorialiser un virus global pour en retirer localement un bénéfice moral et, partant, électoral au titre d’une supposée singularité spirituelle. Les deux Amérique, aux religiosités diverses mais profondes, en font la démonstration. L’évangélique Bolsonaro exempte de l’interdiction de rassemblement les congrégations au Brésil. Le catholique Lopez Obrador brandit la médaille du Sacré-Cœur comme antidote au Mexique. L’unitarien Donald Trump invite, par tweet interposé, les 70 % de pratiquants hebdomadaires que comptent les États-Unis à se rendre à leur temple, église ou synagogue, la prière étant censée faire rempart, à côté de la javel, à la contamination. Mais pour tous, l’effet boomerang s’avère cruel dans les sondages : à agiter la crédulité, on perd la confiance.
RPP – Néanmoins, en Europe, le caractère inédit de la crise n’a-t-il pas provoqué un sursaut des consciences, une attention renouvelée au fond religieux, une quête de sens obligeant à une révision critique sur le consumérisme et l’individualisme ambiant ? Que penser des espérances mises dans le « monde d’après » ?
Jean-François Colosimo – Quitte à décevoir, je crains que ce discours, comme celui sur le biopouvoir, ne représente jamais que la sédimentation d’une nouvelle vulgate. Qu’il ait fallu le confinement pour que l’on s’interroge collectivement sur la religion du progrès, l’idolâtrie de soi, le fétichisme de la santé et l’excommunication de l’altérité ou de la mort dit assez l’état de délabrement de nos sociétés avancées. Et de leur déculturation galopante. La sécularisation des principes théologiques qui a conduit à cette situation n’a pas fait pour autant l’objet d’un examen critique. Elle s’est au contraire emballée.
L’apocalypse annoncée par les néo-prophètes de tous bords, déclinistes ou décroissants, est arrivée, certes, mais sous la forme psychodramatique d’un happening mondialisé consacrant la mélancolie universelle. Dans la zone profitant encore de l’abondance mais déjà vieille et fatiguée qu’est l’Europe, cet avant-goût de la fin du monde ouvre, en retour, un boulevard aux frénésies maniaques de type parareligieux, l’écologisme radical en tête.
RPP – N’est-ce pas jeter le bébé avec l’eau du bain ?
Jean-François Colosimo – Non. La post-modernité est la poursuite de la modernité au nom du même messianisme, mais désormais dépourvu de futur absolu, suspendu dans l’instant atomisé. Or, la question cruciale qui anime les religions historiques est celle des fins dernières. Quand elles viennent à disparaître, la société du spectacle tourne à la société du simulacre : la condition post-moderne a beau battre le rappel du tréfonds archaïque pour sublimer le sans-fond technologique, ce faisant elle ne sort pas du nihilisme mais y plonge.
Ne se sachant pas dérivés du passé ou se pensant affranchis de leurs modèles, les nouveaux crédos, rituels et cénacles concentrent et consacrent une dangereuse irrationalité. Aussi sûrement que les mauvais, les bons sentiments déchaînent la violence absolue, cette parodie de la colère divine. Et intervertir les totems et les tabous ne modifie en rien le mécanisme. S’il y a à redouter que demain soit pire qu’hier, c’est au regard du présent aveuglement sur cette invariance.
RPP – La suspension des cultes durant cette période n’a pas donné lieu à controverses. Faut-il y voir un signe du recul ou de la banalisation du fait religieux ?
Jean-François Colosimo – L’un et l’autre, mais le signe aussi de déplacements moins visibles. En France, paradoxalement, c’est l’Église (catholique, mais c’est elle qui donne le ton aux autres confessions) qui a dû rappeler les fondements de la laïcité à l’État. Un État bienveillant peut-être, envahissant sûrement, prêt à balayer d’un revers de circulaire administrative un droit fondamental de la personne humaine. Un État attentif sans doute, calculateur sans conteste, prompt à oublier le principe d’égalité lorsqu’il fixe le déconfinement des lieux de culte à la clôture du Ramadan sans prendre garde à la Pentecôte. Un État, pour résumer, qui dans ce domaine comme dans d’autres s’est montré benêt et brouillon.
Le fait est que s’ils ne sont pas reconnus par la Loi de 1905, les cultes sont connus des mairies, des préfectures, des ministères et de l’Élysée. À tout le moins, leurs représentations officielles puisque leurs franges militantes et leurs marges radicales, celles qui devraient précisément intéresser l’État, réussissent plutôt bien à se soustraire à son contrôle. Or, de la même façon que l’utilisation du discours de la guerre pour mobiliser les Français a fini par conforter leur défiance coutumière, le recours au discours de l’irénisme pour enrôler les instances religieuses a fini par réveiller leur suspicion innée. De ce point de vue également, il y aura un avant et un après coronavirus.
RPP – Comment appréhender cette évolution ?
Jean-François Colosimo – De manière circonstancielle, l’excès, là aussi de type spiritualiste, qui a caractérisé les débuts du quinquennat d’Emmanuel Macron est forcé à révision. D’une part, les cultes ont compris qu’à les aimer tous, le président n’en préférait aucun, ce qui n’a pu qu’aggraver en chacun le dépit corolaire de leur pente jalouse à l’exclusivité. D’autre part, qu’ils n’avaient pas vocation de supplétifs électoraux appelés à renforcer un parti présidentiel embryonnaire au nom de notions aussi diffuses que positives dont ils connaissent parfaitement l’évanescence à force de pratiquer eux-mêmes le dialogue interreligieux. Enfin qu’ils auraient tort de sembler vouloir accorder leurs croyances avec un pouvoir qui inspire aussi peu de créance.
De surcroît, les cultes ont enregistré à vif le prix de ce processus de spiritualisation. Se trouvant subitement dans l’incapacité de réunir leurs fidèles, ils ont décrété une équivalence temporaire entre le domicile et le sanctuaire, l’intention et l’acte, la participation et le visionnage. Cette dématérialisation brutale a eu trois répercussions négatives : la flexibilité de l’association internet a pris le pas sur la pesanteur de la congrégation physique ; la concentration des clips sur les ministres du culte et les docteurs de la loi ou de la foi a un peu plus creusé le constat d’une insoutenable disparité à l’âge de la multitude ; la dissolution de l’espace et du temps collectifs a hâté l’individualisation de l’adhésion sur un mode sélectif et sporadique.
En d’autres termes, la réassurance a trop bien fonctionné. Pire encore, l’occasion a été ratée de parler autrement du vivre et du mourir. On retiendra de ce moment l’impatience des responsables en titre à rouvrir les lieux de culte, exposés qu’ils sont à une désaffection et une paupérisation inquiétantes, tout comme les lieux de culture mais sans pouvoir escompter la moindre aide publique. Et c’est là encore toute une chaîne de transmission, hier encore jugée nécessaire, qui ressort essorée de la crise pandémique.
RPP – Un mot de conclusion ?
Jean-François Colosimo – Le culte et la culture ont justement pour lien dynamique que l’effacement du premier annonce l’effondrement de la seconde. Face au règne de l’émotion dont le virus a dévoilé l’emprise toujours plus grande, la théologie aurait son mot à dire car elle a d’irremplaçable la volonté têtue d’éprouver réciproquement la foi et la raison. Mais qu’il y ait encore de la place et du loisir pour elle, et avec elle pour de telles contemplations, là est la vraie questio.
Jean-François Colosimo
Auteur d’essais et de films sur les racines et les métamorphoses religieuses du monde politique contemporain1
Directeur des Éditions du Cerf
Propos recueillis par Arnaud Benedetti