C’est entendu, l’après-crise sera l’ère des relocalisations. Les « supply chain » vont se raccourcir et se rapprocher des marchés de consommation. Beaucoup y voient une chance historique d’investissements accrus en Europe et de réindustrialisation de la France et d’autres pays. Un premier obstacle a déjà été identifié : la disparition de certains savoir-faire qu’il va falloir recréer. Un autre obstacle aux conséquences aussi importantes est, lui, largement ignoré : la fiscalité.
En effet, bien loin des envolées démagogiques sur la fiscalité dont nous sommes coutumiers en France, elle est devenue depuis vingt ans un puissant levier de compétition économique entre les États. La question n’est en réalité pas comment taxer plus, mais comment utiliser l’impôt pour prendre au voisin, éventuellement lointain, une partie de sa substance économique. La fiscalité internationale a largement remplacé les droits de douane comme outil de compétition économique. Elle fonctionne à l’inverse de ces derniers. Au lieu de sanctionner les investissements entrants, elle les encourage mais ensuite sanctionne les investissements ou paiements sortants. L’entreprise, surtout étrangère, est encouragée à investir via notamment une fiscalité attractive, mais une fois installée, les grilles fiscales se referment et toute tentative de sortie coûte très cher.
Les pays européens ignorent encore trop la dimension géostratégique de la fiscalité
Ainsi, le concept de barrière à l’entrée cher au XIXe siècle a été remplacé par celui de barrière à la sortie qui devrait marquer les enjeux géostratégiques du XXIe siècle. Les Américains l’ont bien compris. La réforme fiscale de 2016 a instauré un système où les entreprises, américaines ou étrangères, qui localiseront les actifs stratégiques aux USA payeront deux fois moins d’impôt que celles qui opéreront sur le sol américain avec ces actifs localisés à l’étranger. Dans le même esprit, les entreprises américaines avec un niveau de présence internationale élevé payeront plus d’impôt que celles se limitant au territoire américain. Outre-Atlantique tout est donc prêt pour attirer les relocalisations. Malheureusement, les pays européens restent trop attachés à une conception de la fiscalité comme outil de communication nationale, le plus souvent à vocation répressive, et ignorent encore trop la dimension géostratégique de la fiscalité. Sans changement rapide de paradigme, l’Europe, et surtout des pays comme la France, l’Allemagne ou l’Italie, risquent d’être les grands perdants de la vague de relocalisations qui s’annonce.
En effet, sans anticipation, une relocalisation, y compris au sein de l’Europe, entraîne un risque élevé de double imposition notionnelle. Ce terme barbare, connu des seuls spécialistes, cache une réalité plus prosaïque : celle d’un droit de douane à la sortie frappant les entreprises qui transfèrent tout ou partie de leur activité dans un autre pays. Relocaliser signifie réduire, ou fermer, certaines capacités de production ou de gestion dans certains pays pour les transférer dans d’autres. Or, l’essor des protectionnismes fiscaux, inauguré par la réforme fiscale américaine, font que les pays perdants vont utiliser l’arme fiscale pour freiner ou pénaliser ce mouvement. Les nouvelles règles fiscales internationales issues des travaux BEPS de l’OCDE, leur faciliteront la tâche en revêtant d’une légitimité juridique une action essentiellement politique. Car, le paradoxe est que ce phénomène de barrière à la sortie a été encouragé par l’OCDE dans les années 2010 comme un moyen de lutte contre les délocalisations. Par rapport à cet objectif, il n’a pas produit d’effets notables car il est intervenu bien après la vague de délocalisations. En revanche, aujourd’hui cet arsenal va être utilisé par certains pays pour sanctionner les entreprises qui relocaliseront à leurs dépens. Ces règles qui auront largement échoué à freiner les délocalisations réussiront à bloquer les relocalisations si rien n’est fait. Afin de pouvoir anticiper, il faut d’abord comprendre le mécanisme de cette double imposition. Les montants et les conséquences sont tels que le sujet ne peut être laissé aux seuls fiscalistes.
Un mécanisme obscur au coeur de la compétition fiscale
Concrètement, les transferts d’activités entraînés par les relocalisations seront taxables dans les pays de départ, sur la base de l’espérance de revenus perdus qui ne figurera nulle part dans la comptabilité. Les administrations fiscales disposent en effet d’un pouvoir qui ferait pâlir d’envie les alchimistes de la Renaissance, celui de créer du profit taxable à partir de rien. La taxation reposera sur une indemnité notionnelle au bénéfice du pays de départ. Cela déjà représente un coût qu’il faut anticiper et intégrer dans le plan d’investissement que représente une relocalisation. Mais ce coût n’est que la face émergée de l’iceberg. En effet, du côté du pays de destination, celui qui sera bénéficiaire de la relocalisation, la déductibilité fiscale de l’indemnité notionnelle de relocalisation est loin d’être acquise. Certains pays considéreront qu’ils n’ont pas à la prendre en compte car intervenant souvent entre sociétés d’un même groupe. D’autres accepteront de la prendre en compte mais comme l’acquisition d’un actif non amortissable fiscalement, donc rendant de fait le paiement non déductible. Au final, le coût fiscal de la relocalisation risque de s’avérer prohibitif fragilisant la pérennité de l’initiative.
Pour mieux comprendre l’ampleur de ce risque, il faut décomposer un mécanisme obscur mais qui est au cœur de la compétition fiscale que se livrent les pays, y compris au sein de l’Europe. La double imposition se caractérise lorsque le même revenu est imposé deux fois. Ainsi, au lieu de payer une fois l’impôt sur les sociétés (IS) dans le pays où elle déclare son bénéfice, l’entreprise paye deux fois l’IS, une fois dans le pays où elle est redevable de l’impôt et une fois dans un autre pays qui considère que le bénéfice aurait dû être déclaré chez lui. Ainsi, selon Eurostat, 94 % des entreprises ont déjà subi une double imposition au sein du marché unique, c’est-à-dire entre deux pays de l’Union européenne. Cela revient à pénaliser les entreprises uniquement parce qu’elles exportent au sein de l’UE. Il est évident que ni les États-Unis ni la Chine ne pratiquent ce masochisme fiscal.
La double imposition notionnelle est encore pire car elle consiste à subir deux fois l’IS, dans deux pays différents, mais sur un bénéfice qui n’existe pas. Un pays considère qu’un paiement théorique aurait dû être effectué au bénéfice de l’entreprise présente sur son territoire, alors qu’il ne l’a pas été, et le taxe comme s’il l’avait été. L’autre pays, celui d’où le paiement théorique aurait dû être effectué, ne le reconnaît pas et donc en refuse la déductibilité de sa base d’impôt nationale. In fine, l’entreprise finit par payer plus de 60 % d’impôts sur un bénéfice notionnel, c’est-à-dire qui n’existe pas, ce qui peut représenter une lourde charge par rapport à son vrai bénéfice, celui qui n’est pas notionnel. Même avant que l’on évoque des possibles relocalisations, cette technique fiscale ésotérique étant fréquemment utilisée par les administrations fiscales comme une barrière à la sortie pour pénaliser les groupes qui désinvestissent de leurs territoires, en créant un coût élevé à l’opération. Appliquée aux relocalisations, cette technique risque de produire des effets dévastateurs.
Si une entreprise française envisage de relocaliser des capacités de production depuis l’Europe de l’Est ou la Chine, le pays « perdant » considérera qu’une indemnité de sortie aurait dû être payée par le siège à sa filiale locale.
Il la calculera selon une estimation des espérances de profits perdus et l’imposera à un taux dépassant les 30 % compte tenu des diverses pénalités. Dans ce pays, l’impôt est donc calculé sur un bénéfice théorique issu d’une indemnité qui n’existe que dans l’esprit de l’administration fiscale. Côté français, l’administration refusera la déduction de cette indemnité qui, selon elle, n’aurait jamais dû exister alors qu’elle imposera pleinement les bénéfices induits par la relocalisation sur son territoire. Cela revient à imposer aux deux tiers la valeur économique de l’opération. En effet, si une opération de relocalisation entraîne potentiellement une création de valeur économique de 100 en France, elle risque de subir un coût fiscal de 30 % dans le pays de départ puis de 33 % en France. Le pire est que si la relocalisation ne devait pas être aussi profitable que prévu, l’entreprise aura tout de même à payer 30 % sur un bénéfice notionnel, donc non existant. Quel intérêt de relocaliser dans ces conditions ?
Face à la vague de relocalisations qui s’annonce, cette barrière à la sortie risque de freiner bien des ardeurs. Si l’UE et ses États membres considéraient que la fiscalité est un puissant levier de souveraineté économique, à l’instar des États-Unis, on pourrait imaginer une directive européenne interdisant les taxations à la sortie des relocalisations au sein de l’UE pour déjà éviter de sanctionner les flux internes au marché unique. De surcroît, les États membres qui voudraient peser dans la recomposition économique qui vient auront intérêt à prévoir des règles permettant la déductibilité fiscale des taxations à la sortie subies par les entreprises qui relocalisent ou, tout simplement, localisent chez eux. Ce serait un investissement peu coûteux mais à fort impact économique.
Anticiper
Comme toujours en fiscalité, l’anticipation est essentielle et les entreprises auront intérêt à ne pas attendre le législateur pour relocaliser dans des conditions normales. Dans un premier temps, dès les premières phases l’entreprise aura intérêt à simuler l’impact d’une indemnité notionnelle de sortie, voire à anticiper la discussion en allant en parler avec l’administration concernée pour bénéficier d’une sécurité fiscale. Ensuite, elle devra approcher l’administration de relocalisation pour sécuriser une déduction de ce coût fiscal.
En France, la relation de confiance s’y prête bien. L’opération de relocalisation devra faire l’objet d’une structuration contractuelle et fiscale précise pour bien anticiper le coût fiscal de sortie et augmenter les chances de déductibilité de ce coût dans le pays de destination.
La solution idéale serait d’obtenir un accord bilatéral des deux pays.
Cela est possible dans certains cas mais pas dans tous, loin s’en faut. Enfin, le coût fiscal définitif devra être précisément estimé pour l’intégrer dans les calculs de retour sur investissement et en prévoir les impacts sur les stratégies de prix découlant d’une saine gestion de sa supply chain.
Après le débat de la dernière décennie sur les liens entre fiscalité et délocalisation, nous voilà confrontés à une nouvelle itération. L’anticipation des entreprises et une vision stratégique de la fiscalité de la part des États seront nécessaires pour que la vague des relocalisations ne se brise pas sur une digue fiscale.
Gianmarco Monsellato
Avocat-Senior Partner de Taj-Deloitte
Président du Comité fiscal français de la Chambre de commerce internationale