Les évolutions numériques en cours et à venir présagent des transformations radicales de notre manière de produire, de consommer, et de créer la valeur. La France, qui aurait déjà pu se placer en fer de lance des révolutions numériques depuis les années 1970, détient les atouts pour tirer le meilleur parti de ces évolutions, mais à condition d’être capable d’apprendre des échecs passés, de limiter les risques nés de ces évolutions, et de se doter d’une stratégie claire et d’un portage politique assumé.
Nous sommes au seuil d’évolutions radicales. Depuis le développement de l’informatique et du world wide web, l’outil numérique s’est progressivement érigé comme un instrument de première importance pour chaque nation, chaque entreprise, chaque usager et citoyen.
La France, qui a maintes reprises s’était dotée des capacités de jouer un rôle d’avant garde de ces évolutions, ne s’est jusqu’à ce jour pas avérée capable d’en tirer parti, et se situe désormais en position d’utilisateur de ces technologies, au dépend de son indépendance et de sa compétitivité.
Les changements à venir au cours des cinq à dix prochaines années sont l’opportunité pour notre pays de se positionner à la frontière technologique, c’est à dire à la position de leader dans le domaine. Aujourd’hui émergent en effet certaines technologies fondamentalement transformatrices pour la société. La blockchain, l’intelligence artificielle, les objets connectés et désormais le metaverse renferment des applications qui peuvent profondément impacter la manière dont nous vivons individuellement et en tant que société.
La radicalité de ces transformations et les basculements qu’ils impliquent appellent d’urgence des responsables politiques une prise de conscience globale de ces enjeux, en tant qu’elle conditionne la position de la France sur la scène internationale et le bien être des Français dans les prochaines décennies.
Fruit d’une convergence technologique sans précédent, les évolutions en cours et à venir sont très fortes d’enjeux pour la France
La période récente est caractérisée par une convergence technologique d’une rapidité et d’une ampleur sans précédent.
La production instantanée et constante de données alimente une forme de big data dont les applications sont multiples et disruptives, en particulier les technologies dites d’intelligence artificielle. En 2011, les algorithmes développés par IBM sous le nom de Watson dépassent les capacités humaines au jeu Jeopardy. En 2012, la preuve fut faite que les technologiques des « réseaux neuronaux » sont porteuses de progrès considérables, tant et si bien que le directeur de l’intelligence artificielle chez Meta (nouveau nom de Facebook), s’étonne de la rapidité de cette évolution, jamais vue dans l’histoire des technologies informatiques. Transports autonomes, armes autonomes, rédaction automatique d’articles ou de contrats, prévisions météorologiques, recommandations de vidéos Netflix etc., ces technologies tendent à s’imposer à tous les secteurs d’activités et à chaque moment de nos vies quotidiennes.
De la même manière, la technologie dite du « registre distribué », protocole décentralisé permettant des échanges infalsifiables et sécurisés1, recèle également des applications nombreuses qui prennent une place croissante au sein des écosystèmes numériques et au-delà.
Les crypto-monnaies, dont la plus connue est le Bitcoin2, concurrencent de manière croissante les monnaies ayant cours légal en tant que réserves de valeur et moyen d’échange, et sont pour la majorité porteuses de projets technologiques à fort potentiel.
Le rapport Landau3 esquissait à cet égard en 2018 une évolution majeure des moyens d’échange de la valeur sur internet à travers les crypto-actifs. Et de fait, aujourd’hui, la montée en puissance des Non Fongible Token (NFT) – qui contrairement au Satoshi, unité d’un Bitcoin, est non fongible – laisse entrevoir un marché considérable où la valeur ne s’attache plus à la production mais à l’utilité et la rareté du produit ou service. Les œuvres digitales en NFT représentent déjà un tiers de la valeur des ventes en ligne soit 2 % du marché de l’Art Global en 20214. En mars 2021, un collage numérique de l’artiste Beeple, intitulé Everydays: The First 5.000 Days a été adjugé à 69,3 millions de dollars. Marché en plein expansion (seules 5 % des NFT ne trouvent pas preneur contre 30 % dans le marché traditionnel), la France et les Français ne sauraient rester à côté de telles opportunités d’investissement et de rayonnement culturel. D’autres applications tirées de la blockchain restent sans doute à développer à l’avenir.
Le metaverse, enfin, est une troisième transformation, rendue possible par les précédentes (big data, internet des objets, intelligence artificielle, registres distribués) qui va, à une échéance proche, impacter profondément la manière dont les rapports humains vont évoluer dans le monde numérique, renvoyant à l’univers imaginé par Ernest Cline dans Player One5. Autour de 100 millions de dollars par semaine sont aujourd’hui échangés sur le marché de l’immobilier virtuel6, mais aussi s’habiller : Gucci a ainsi vendu un sac virtuel au prix de 4 115 dollars en NFT à destination du monde virtuel7. L’unicité de l’article étant garantie par son ancrage dans le protocole du registre numérique, il est ainsi possible d’être le seul détenteur de ces images, titres de propriété ou vêtement. Cette technologie comme traqueur infalsifiable permet dans le monde réel l’authentification d’œuvres d’art ou d’objets de luxe. Au-delà de ce nouvel univers pour l’industrie du diversement, le metaverse est terrain fertile d’opportunités économiques sur lequel la concurrence s’exerce avec une intensité croissante, car si Facebook est à l’initiative de ce projet, chacun des grands acteurs développera son « monde virtuel », interopérable avec les autres au sein même du metaverse.
Les enjeux sont donc considérables pour la France
Le premier enjeu réside sans doute dans les atteintes potentielles aux droits fondamentaux et à la vie privée des personnes physiques. Le télécran imaginé par George Orwell8
peut désormais prendre corps en un capitalisme de surveillance9 diffuse, sous la maîtrise d’acteurs privés, aujourd’hui essentiellement américains et chinois. Le « crédit social » en cours d’instauration en Chine10 relève de cette logique, et laisse percevoir un système complexe et orchestré reposant sur la technologie numérique, lequel prend la forme d’une dictature d’un genre nouveau, plus coercitive que jamais expérimentée. La conciliation des usages numériques aux droits garantis par la Constitution demeure un défi qui va se poser avec une acuité grandissante au cours des prochaines années, notamment au sein du metaverse.
Dans ce contexte, il importe de garder à l’esprit les principes qui ont présidé à la naissance d’internet, tel que celui de neutralité, d’open source, de partage et collaboration.
Un deuxième défi est celui des coûts de la transition pour toute une catégorie de Français alors laissés pour compte par la rapidité et la complexité des évolutions en cours. Trop longtemps, le discours a été celui du déni. Nous n’avons effectué qu’à la marge les adaptations nécessaires des dispositifs de formation et de production, sans réflexion d’ensemble sur les adaptations à entreprendre. Le secteur de l’agriculture, par exemple, est au cœur de ces transitions, sans qu’une réelle politique d’adaptation ne soit élaborée pour le secteur. L’avenir de l’agriculture réside en effet dans une connaissance très fine des machines et de la terre, appelant de manière croissante d’autres compétences plus spécialisées, tels l’ingénierie ou la biologie. C’est ainsi que le nombre d’agriculteurs en France est passé de 1,6 million en 1982 à 400 000 aujourd’hui, lesquels ne sont qu’insuffisamment accompagnés par un effort d’adaptation et de formation. Plus largement, Il est urgent de s’interroger sur l’avenir de ces professions automatisables à courte échéance, et les compétences qu’il sera essentiel de maîtriser dans cet avenir numérisé. Sans une telle vision d’ensemble, la perte de capital humain serait considérable, les équilibres des systèmes sociaux et de retraites ne pourraient être assurés au long court, et la montée des inégalités augurerait des tensions sociales menaçant la cohésion sociale.
Un troisième enjeux est celui de la sécurité et de la souveraineté numérique des administrations publiques, des entreprises et des citoyens français. La possibilité d’accès à des données depuis n’importe où dans le monde offre aux acteurs de ces infrastructures des capacités potentiellement très attentatoires aux principes d’autonomie territoriale des Etats et de confidentialité des données. Le Cloud Act11 américain de 2018 donne ainsi aux autorités américaines la possibilité d’accès à des données de résidents européens dès lors que l’entreprise qui les stocke et les traite a pour résidence principale les Etats-Unis. Une telle législation rend dès lors possible l’accès par une entité étrangère à nos données sur nos réseaux sociaux, Gmail, Google, Apple etc. Dans le même esprit que la loi chinoise de 2016, dite « Cyber sécurité pour la République Populaire de Chine », ce Cloud Act fait peser un risque juridique majeur sur la protection des personnes physiques européennes à raison de leurs données personnelles12, et atteint par ricochet la prérogative de protection qui est au cœur de l’action de l’Etat. Cet enjeu d’extraterritorialité du droit devra être au cœur des préoccupations de souveraineté numérique au cours des prochaines années.
Comment la France peut en tirer parti de la vague technologique à venir
Internet aurait pu être français. Mais le bilan de la France en matière de transformation numérique est celui d’un rendez-vous manqué. Pourtant nous disposons de nombreux atouts
Dans les années 1970, l’ingénieur Louis Pouzin et son équipe réalisaient un réseau précurseur de la Toile, dénommé Cyclade, concurrent de l’Arpanet américain, avant que le Président de l’époque, Valéry Giscard d’Estaing, ne décide de mettre fin aux avancées, par considérations politiques et exigences de rentabilités industrielles. De manière quasi-parallèle, le plan informatique porté par le général de Gaulle dans une stratégie d’indépendance nationale, le « plan Calcul », reposant sur la Compagnie Internationale de l’Informatique (CII), sous capitaux publics, a également été victime de choix politiques funestes. Outre que la CII préféra fabriquer des ordinateurs sous licence américaine plutôt que totalement français comme originellement attendus, elle fut par la suite sacrifiée sur l’autel d’un mouvement de libéralisation de l’économie et de querelles politiques, étrangères au projet d’indépendance informatique de la France. Par ailleurs, si les pouvoirs publics n’ont pas su accompagner la naissance d’internet en France, ils n’ont pas davantage assuré la confiance chez les Français. Doit-on rappeler, à cet égard, que la création de la Commission nationale informatique et liberté (CNIL) dérive de pratiques de surveillance généralisée entreprises par le ministère de l’Intérieur, révélées par Le Monde et le journaliste Philippe Boucher13 ?
La France dispose pourtant de certains atouts pour se placer au premier rang des évolutions en cours à venir.
La fiscalité des crypto-actifs s’avère désormais être l’une des plus attractives au monde. En précisant le régime d’imposition des gains issus d’une opération de cession de « Bitcoins »14, le législateur, loin de freiner ces activités, leur a fourni le cadre permettant la sécurisation de leur exercice. L’Autorité des marchés financiers (AMF) accompagne ce mouvement en publiant des guides et informations pratiques pour les primo-investisseurs. Par ailleurs, la France est également très bien classée en matière de formation des élites à même de comprendre et d’orienter les transformations à venir. Au-delà des formations telles que l’école Polytechnique, plusieurs initiatives privées telle que l’Ecole 42 assure une formation d’excellence pour tous les domaines qui ont trait au numérique. Toutefois les difficultés à mettre les compétences de ces talents au services de l’économie française limitent cet atout de la France. Ainsi de Yann Lecun, chercheur en intelligence artificielle, lauréat du prix Turing et père de l’apprentissage profond qui, formé dans les universités parisiennes, dirige pourtant le département intelligence artificielle chez Meta.
Dans l’avenir proche, maintenir notre rang et anticiper les transformations à venir impose des évolutions d’ensemble, accompagnées d’une vision globale des enjeux actuels par un Etat de nouveau stratège
Tout d’abord, il importe, dans une économie du « winner takes all », de tirer parti des multiples applications qu’offrent ces technologies. Le musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg a par exemple créé son propre NFT d’une œuvre de Van Gogh, mise aux enchères numériques à plusieurs centaines de milliers de dollars. En France cependant, aucune initiative de ce type des grands musées nationaux français n’est actuellement en cours.
Ensuite, l’environnement légal qui entoure ces technologies peut encore gagner en clarté et attractivité. A ce jour, les NFT manquent d’une qualification juridique consensuelle pour déterminer leur régime fiscal exact15. De la même manière, la Mission parlementaire relative à la politique publique des données16 souligne que le maintien de la France à la frontière technologique et réglementaire dans l’utilisation et de l’ouverture des données passe par la clarification de l’environnement légal qui s’y rapporte, notamment au sujet de la notion de donnée d’ « intérêt général », qualifiée de « notion imprécise et dont la traduction juridique manque de cohérence ». Il appartient donc au législateur et au pouvoir réglementaire de clarifier ces notions pour sécuriser la situation juridique de ceux qui évoluent autour, et d’attirer la valeur générée par ces activités.
Dans le même temps, l’écosystème d’innovation numérique en France doit impérativement monter en puissance, face à des concurrents, publics et privés, qui investissent toujours davantage. A ce titre, une agence du type de la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) aux Etats-Unis, qui vise à subventionner des projets à haute valeur ajoutée dans le domaine des technologies avancées dans une logique partenariale public-privé, apparaît aujourd’hui indispensable. Si des synergies avec le Conseil européen de l’innovation sont évidemment souhaitables, notamment dans le contexte de la présidence française de l’Union européenne, la France ne saurait pour sa part faire l’économie d’un tel organisme stratégique.
Dans un monde en rapide mutation, c’est enfin les modes d’exercice de la démocratie qui doivent faire preuve d’innovation.
Dans un rapport de décembre 202017, le Sénat appelait à favoriser le vote à distance, notamment par la création d’une véritable identité numérique. De telles avancées démocratiques et réglementaires seront la preuve que la France comprend et accompagne un monde en pleine gestation vers un avenir radicalement nouveau, où la confiance dans nos capacités d’adaptation prend le pas sur la peur du changement, qui serait la pire des attitudes dans ce moment d’accélération technologique.
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D’ores et déjà, le président de Meta a recruté plus de 10 000 codeurs parmi les plus qualifiés pour développer ce nouvel univers qui s’appuie sur l’ensemble des dernières avancées techniques. Les opportunités pour la France dépassent sans doute ce qu’il est aujourd’hui possible d’envisager. En tout état de cause, la capacité de ce pays à en tirer parti sera nécessairement fonction de la célérité et de la volonté des décideurs à s’en saisir et d’accompagner la transition.
Victoire Boinet, entrepreneur
Adam Cogan, étudiant à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et à l’ENS
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- Pour le définir, selon le mathématicien Jean-Paul Delahaye, il faut s’imaginer « un très grand cahier, que tout le monde peut lire librement et gratuitement, sur lequel tout le monde peut écrire, mais qui est impossible à effacer et indestructible ». ↩
- Natoshi Nakamoto, Bitcoin: A Peer-to-Peer Electronic Cash System, 2012. ↩
- Jean-Pierre Landau, Les crypto-monnaies, 2018. ↩
- Artprice, Le marché de l’art contemporain, 2021. ↩
- Adapté au cinema en 2018 par Spielberg sous le nom « Ready Player one ». ↩
- https://www.clubic.com/technologies-d-avenir/actualite-397500-arriverez-vous-a-vous-payer-un-appart-dans-le-metaverse-plus-de-100-millions-de-dollars-deja-depenses-en-immobilier-virtuel.html ↩
- https://www.e-marketing.fr/Thematique/influences-1293/etude-barometre-2218/Breves/Tribune-metaverse-naissance-avatar-consommateur-366472.htm ↩
- George Orwell, 1984, 1949. ↩
- Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, 2018. ↩
- The wired,The complicated truth about China’s social credit system, 2021. ↩
- Clarifying Lawful Overseas of Data Act, 23 mars 2018. ↩
- Flora Plenacoste et Emmanuel Daoud, « Cloud Act : des inquiétudes légitimes », Dalloz IP/IT, 2018. ↩
- Voir article original : https://www.cnil.fr/sites/default/files/atoms/files/le_monde_0.pdf ↩
- Article 150 VH bis du CGI, issu de la loi PACTE. ↩
- Sénateur Bascher, Question n°22000 au ministre de l’Economie et des Finances, 2021. ↩
- Mission Bothorel, Pour une politique publique de la donnée, décembre 2020. ↩
- Rapport d’information, Sénat, Le vote à distance, sous quelles conditions ?, décembre 2020. ↩