Face à la violence qui secoue la société, deux conceptions de la justice s’opposent : humanisme pénal vs réalisme pénal. Frédéric Saint Clair s’attache à montrer que ces deux approches sont dans l’impasse. La raison ? Défendre la société est un acte politique. Dès lors, un changement de paradigme visant à repenser l’usage de la violence légitime s’impose.
Quand certains responsables politiques évoquent une « France orange mécanique », d’autres, à commencer par le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti, remettent en cause le terme d’ensauvagement – le qualifiant de dérive populiste – et préfèrent réduire l’insécurité à un « sentiment », instrumentalisé par certains médias. Le Chef de l’État a finalement reconnu le 3 juin dernier que nos « sociétés deviennent de plus en plus violentes », annonçant, trois jours plus tard, le lancement d’États généraux de la justice. La douloureuse question de la violence physique qui secoue actuellement la société française aura-t-elle des chances d’être résolue ?
Archéologie du laxisme pénal
Par un après-midi du mois d’octobre 2017, à la gare Saint Charles de Marseille, deux jeunes femmes, Mauranne Harel et Laura Paumier, respectivement 20 et 21 ans, sont violemment égorgées par un délinquant tunisien en situation irrégulière, arrêté sept fois depuis 2005 sans jamais avoir été condamné durablement ni expulsé. Ce n’est pas la première fois que la barbarie islamiste frappe aveuglément les citoyens français. Ce ne sera pas non plus la dernière. Le terrorisme islamique n’est cependant qu’une facette de la violence qui brutalise le pays. En 2020, on constate plus de 120 agressions à l’arme blanche par jour ; 4 472 homicides et tentatives d’homicides, soit un bond de 91 % en 20 ans1, et 24 800 viols. Il n’est pas étonnant qu’un sondage CSA du mois de mai 2021 révèle que 81 % des Français considèrent que la justice est trop laxiste. Quand, et comment, est-on passé d’une nécessaire humanisation2 de la justice au laxisme pénal actuel ?
C’est en 1899, par la publication de L’individualisation des peines de Raymond Saleilles, que la première étape qui mène de l’humanisme au laxisme est franchie, en plaçant « le criminel (l’individu) et non plus le crime (l’acte) au centre du procès pénal »3. Le crime n’a plus vocation à être réprimé ; c’est le criminel qui devient objet d’études « scientifiques »4, un criminel disposant de droits inaliénables, un « bon citoyen » qui aurait dévié du droit chemin et qu’il s’agirait de réinsérer selon les termes de la philosophie de la réhabilitation sociale qui dominera tout le XXe siècle. Immédiatement alors, la question se pose : qu’est-ce donc qui a contraint ce « bon citoyen » à dévier ? La réponse apportée par les « humanistes » est unanime : la société ! Cette approche, issue de la doctrine solidariste initiée par Léon Bourgeois, se retrouvera notamment dans la pensée d’un Jean Jaurès, affirmant à l’occasion d’un débat parlementaire sur l’abolition de la peine de mort le 19 novembre 1908 : « C’est trop commode de créer ainsi un abîme entre les coupables et les innocents. Il y a des uns aux autres une chaine de responsabilité. Il y a une part de solidarité. Nous sommes tous solidaires de tous les hommes, même dans le crime ». Dans les années 70, sous l’influence de philosophes tels que Michel Foucault, la prison deviendra peu à peu un instrument dangereux, contre-productif, une école du crime. Ainsi germe l’idée de la probation, visant à permettre aux petits délinquants d’accomplir « hors les murs » une peine « sans surveillance coercitive ». Des sociologues, tel Éric Fassin, étendront ensuite ce type de raisonnements à toute forme de criminalité, rejetant jusqu’au principe de pénalité : « En somme, l’idée même qu’un crime, a fortiori le plus grave pour une société donnée, appelle un châtiment ne se trouve pas universellement vérifiée »5.
En 2021, le crime est considéré comme résultant de conventions sociales, la victime et la société comme aussi responsables que le criminel.
Dès lors, prison, justice et police sont nécessairement perçues comme étant obsolètes, voire nocives6 les interpellations sans objet, les gardes à vue arbitraires, les coups qui ne laissent pas de trace, parfois même l’usage de la torture… ».].
La réponse réaliste dans l’impasse
Eu égard à cette dérive de l’humanisme pénal, dont la gauche française est la principale héritière, la droite française (du centre aux extrêmes) a pris position en faveur d’un rééquilibrage, d’un retour à une forme de réalisme7 pénal, soucieux d’autorité et de sécurité, considérant que « punir est un devoir »8. Que proposent les tenants de cette approche ? Quelles en sont les limites ?
Un objectif salutaire : rétablir un droit, fondamental, celui de vivre en sureté. Fondamental du point de vue social, car sans sécurité, la société civile ne saurait fonctionner librement, et la paix civile demeurerait une chimère. Mais surtout fondamental d’un point de vue juridico-politique, car le droit à la sureté figure en bonne place (dès l’article 2) dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Pour ce faire, les mesures déclinées par les tenants du réalisme pénal sont multiples, et par ailleurs bien connues des Français : diminution des excuses « sociologiques » visant à disculper le criminel ; fin de l’aménagement automatique/excessif des peines ; comparution immédiate pour les flagrants délits ; rétablissement des peines planchers (pour contrer le laxisme judiciaire) ; expulsion des criminels étrangers (afin, notamment, de réduire la surpopulation carcérale qu’ils abondent à hauteur de 24 %) ; construction de nouvelles places de prison (pour pallier les peines non exécutées faute de places disponibles), etc. L’objectif étant de rompre avec la tradition de la réhabilitation pénale, au profit d’une politique de dissuasion : « La peine juste doit faire moralement mal, être suffisamment rigoureuse pour remplir son rôle de « marqueur » du mal commis… »9. La réinsertion du condamné – qui n’est pas remise en cause – doit être précédée d’un châtiment qui permette à celui-ci de prendre conscience de la gravité de son acte et de s’en repentir. Quels sont les moyens les plus appropriés ? Pour cette droite dite réaliste, il n’y en a plus qu’un seul, fondé sur une assertion de Beccaria prise bien trop isolément : « le frein le plus puissant pour arrêter les crimes […] c’est le tourment d’un homme privé de sa liberté »10.
Cela suffira-t-il à endiguer la violence qui déferle sur la France ?
Les limites du « tout carcéral » en matière de dissuasion (comme de réhabilitation) ont été – l’histoire en témoigne – rapidement atteintes.
Les critiques soulignant l’inefficacité de ce modèle ne viennent d’ailleurs pas de la frange extrémiste, mais des humanistes : « Aujourd’hui nous ne devons pas laisser croire que la dissuasion carcérale va réduire la criminalité. […] Le nombre de condamnés en état de récidive ne cesse d’augmenter… »11, écrit Denis Salas. Ce qui confirme le constat établi en son temps par le fondateur du Groupe d’Information sur les Prisons : « On dit que la prison fabrique des délinquants ; c’est vrai qu’elle reconduit, presque fatalement, devant les tribunaux, ceux qui lui ont été confiés »12. Et c’est sans compter le processus de radicalisation des détenus musulmans qui pose désormais des problèmes insolubles, durant la détention comme après la remise en liberté13.
Défendre la société : un acte politique
Le paradigme pénal, qu’il soit humaniste ou réaliste, témoigne de son impuissance à endiguer la violence. La faute n’en incombe d’ailleurs pas tant aux protagonistes des deux camps qu’à la complexité de la notion de violence. Yves Michaud écrit ainsi : « Nous croyons savoir ce qu’est la violence : ce sont le meurtre, la torture, les agressions, les massacres, les guerres, l’oppression, la criminalité, le terrorisme, etc. Pourtant, une fois passées ces premières évidences, définir la violence n’est pas facile… »14. Si le paradigme pénal échoue, c’est principalement parce que défendre la société est un acte politique, et le fait que la liste évoquée par Michaud inclut guerres et terrorisme n’est pas anodin.
La pensée libérale moderne s’ouvre, avec Hobbes, par la problématique de la violence : la guerre de tous contre tous, et le risque de mort violente. Toute association civile repose sur la nécessaire éradication de cette menace ; d’où le transfert au Léviathan – à l’État – de l’exercice, non seulement d’une autorité, mais d’une violence dont la légitimité repose sur le contrat social qui unit tous les citoyens.
Aujourd’hui, l’État, pourtant détenteur du monopole de la violence physique légitime, se refuse à l’exercer, ou est empêché de le faire.
Cet empêchement a été intellectualisé au fil des décennies par la nouvelle gauche, Michel Foucault fixant le point de départ de l’affaiblissement du pouvoir coercitif étatique dans son cours au Collège de France de l’année 1976. Par l’inversion du célèbre aphorisme de Clausewitz15, Foucault forge l’argument lui permettant d’accuser le pouvoir politique de réinscrire perpétuellement un rapport de force, par une sorte de guerre silencieuse, dans les institutions16. Ainsi est enclenchée la déconstruction méthodique de tout usage de la violence physique légitime par l’État. Les conséquences d’une telle dérive, anticipées par Max Weber, ne pouvaient manquer d’apparaître. Le sociologue allemand nous alertait ainsi dès 1919 : « S’il n’existait que des structures sociales d’où toute violence serait absente, le concept d’État aurait alors disparu et il ne subsisterait que ce qu’on appelle, au sens propre du terme, l’ « anarchie » »17. C’est bien cela, l’anarchie, qui s’installe peu à peu dans tous ces quartiers, parfois ces villes, d’où l’ordre républicain a été exclu. Une anarchie dont le remède n’est pas tant un réalisme pénal qu’un réalisme politique, celui de Machiavel, de Hobbes, de Weber, de Schmitt… et dont il nous faut maintenant tracer, très succinctement, certains contours.
La violence légitime de l’État, dans la tradition réaliste politique, n’a vocation à s’exercer que contre l’ennemi, qui constitue une menace pour la nation et que le pouvoir politique a le privilège exclusif de désigner. Carl Schmitt écrit : « L’État, unité essentiellement politique, dispose du jus belli, c’est-à-dire de la possibilité effective de désigner l’ennemi […] et de le combattre »18. Ce jus belli, qui suppose la notion de monopole de la violence physique légitime, traduit la possibilité pour l’État « de disposer ouvertement de la vie d’êtres humains ». User de violence légitime, non pas pour punir, non pas pour réhabiliter, mais comme acte politique, pour parer à l’anarchie, au potentiel écroulement du Souverain. Qu’est-ce que cela suppose ?
Principalement la neutralisation physique, définitive, de l’ennemi. Qui est cet ennemi ? L’ennemi est celui qui appartient, ou se revendique, d’une collectivité ou d’une idéologie étrangère, et qui menace indistinctement la collectivité nationale.
La figure la plus évidente, celle du terroriste, est intéressante en ce qu’elle regroupe l’ennemi extérieur et l’ennemi intérieur. Dans un article publié dans la Revue Politique et Parlementaire, nous avons montré que la neutralisation physique des terroristes islamistes dans le cadre des droits de l’Homme était envisageable, qu’ils soient de nationalité française ou pas19. Nous n’y reviendrons donc pas.
La seconde est celle de l’ennemi extérieur sous la forme du criminel, et donc du violeur, de nationalité étrangère ; par exemple le délinquant sénégalais de 62 ans ayant assassiné le 10 juillet dernier Théo, 18 ans, employé de Bouygues Telecom, pour une banale histoire de facture téléphonique. Ni la prison ni le renvoi dans le pays d’origine ne sont pertinents politiquement. La prison ne l’est pas car son unique vocation est de réhabiliter le citoyen et de lui permettre de réintégrer la société. Or, par définition, un étranger n’appartient pas à la communauté nationale. Il n’a donc pas vocation à y être réinséré. Quant à l’expulsion, son principal défaut est de ne pas supprimer la menace, car celui qui été expulsé peut revenir sur le territoire (de façon illégale ; les exemples et moyens ne manquent pas) et menacer encore la nation. Tout criminel étranger a donc vocation à être neutralisé physiquement.
La dernière catégorie concerne l’ennemi intérieur, c’est-à-dire le citoyen qui ne serait pas forcément un terroriste revendiqué. Beccaria, résolument opposé à la peine de mort, rappelle cependant que la mort d’un citoyen peut être jugée utile si celui-ci « a encore des relations et un pouvoir tels qu’il soit une menace pour la sécurité de la nation »20. Beccaria exclut donc les criminels de droit commun, mais il valide implicitement la neutralisation physique d’individus ayant revêtu la figure de l’ennemi, i.e. en rupture avec la communauté nationale et la menaçant au nom d’une appartenance communautaire, ou d’une idéologie, étrangère. Cela recoupe la catégorie des terroristes de nationalité française mais ne s’y limite pas. On peut y ranger, par exemple, les agresseurs de forces de l’ordre que l’on entend jurer sur des textes religieux étrangers, ou les individus agressant des Français sous prétexte qu’ils seraient des « kouffar », des produits de la « race blanche » ou d’une civilisation de « croisés », les criminels antisémites ou anti-chrétiens, etc., tous menaçant en réalité indistinctement l’intégrité de la nation.
La morale se cabre face à une telle approche politique réaliste. Les « amants du genre humain »21 acceptent aujourd’hui aisément l’idée d’une neutralisation physique lorsque celle-ci est réalisée sur des théâtres d’opérations lointains, par des soldats anonymes engagés dans des guerres qui ne sont pas les nôtres, mais ils refusent de la valider, pour des raisons faussement humanitaires, là où la menace est la plus pressante, là où le citoyen innocent meurt, là où le pouvoir politique a le devoir d’assurer la paix civile : sur le territoire national. Non seulement ils se heurtent à l’axiome édicté par Machiavel : « un homme qui veut en tous les domaines faire profession de bonté, il faut qu’il s’écroule au milieu de gens qui ne sont pas bons »22, mais ils montrent aussi leur incapacité à comprendre, selon les mots de Ricœur, « de quelles puissances l’homme politique est responsable »23 !
Frédéric Saint Clair
Écrivain, politologue
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- https://www.valeursactuelles.com/societe/de-2000-a-2020-le-nombre-dhomicides-et-tentatives-dhomicides-a-bondi-de-90-en-france/ ↩
- L’humanisme pénal prend sa source dès l’Antiquité, notamment avec Sénèque, puis au travers de figures chrétiennes telles que Mabillon, et enfin durant la période des Lumières où Beccaria concentre l’essentiel de l’attention, avant que le basculement hors de l’école dite classique au XIXe siècle n’en infléchisse le cours. Cf. Jean Pradel, Histoire des doctrines pénales, PUF, 1991. ↩
- Alain Laurent, En finir avec l’angélisme pénal, Les Belles Lettres, p. 20. ↩
- Cf. Jean Pradel, op. cit., le chapitre consacré à l’école positiviste italienne. ↩
- Cf. Punir, Seuil, 2007. ↩
- N. B. L’action de la police se traduit au quotidien selon Fassin par « le harcèlement, les provocations, les menaces, les humiliations, les insultes racistes, [… ↩
- Un réalisme qualifié de « frénésie pénale » par les tenants de l’humanisme, ou de « populisme pénal » (terme forgé par Denis Salas dans La volonté de punir). ↩
- Alain Laurent, op. cit. p. 83 sq. ↩
- Alain Laurent, op. cit. p. 87. ↩
- Cesare Beccaria, Des délits et des peines, Flammarion, 1991, p. 128. ↩
- Denis Salas, « Dissuasion et rupture pénale », Le Monde, 7 juillet 2007. ↩
- Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 296. ↩
- Cf. Hugo Micheron, Le jihadisme français – Quartiers, Syrie, prisons, Gallimard, 2020, pp. 249-355, ou François Castel de Bergerac, « Rupture jihadiste. Les jeunes femmes de la prison de Fleury-Mérogis », in Bernard Rougier, Les territoires conquis de l’islamisme, PUF, 2020, pp. 285-332. ↩
- Yves Michaud, La violence, PUF, 1986, p. 3. ↩
- Clausewitz conçoit la guerre comme la continuation de la politique par d’autres moyens ; pour Foucault, à l’inverse, c’est la politique qui est la continuation de la guerre par d’autres moyens. ↩
- Michel Foucault, Cours au Collège de France 1976, Seuil/Gallimard, 1997, p. 16. ↩
- Max Weber, Le savant et le politique, Plon 10/18, 1963, p. 124. ↩
- Carl Schmitt, La notion de politique, Flammarion, 1992, p. 84. ↩
- Cf. « Les djihadistes doivent-ils subir la peine de mort en Irak ? » (publié en ligne le 6/06/2019). Nous rappelons dans cet article qu’il ne s’agit pas de rétablir la peine de mort, mais de revenir au protocole n°6 à la convention des droits de l’Homme, qui stipule en son article 1 que la peine de mort est abolie, et en son article 2 que : « Un État peut prévoir dans sa législation la peine de mort pour des actes commis en temps de guerre ou de danger imminent de guerre » – un texte défendu en 1985 par Robert Badinter devant l’Assemblée nationale https://www.revuepolitique.fr/les-djihadistes-doivent-ils-subir-la-peine-de-mort-en-irak/ ↩
- Cesare Beccaria, op. cit., p. 127. ↩
- Paul Ricœur, in Lectures 1, Seuil, 1991, p. 236, moque ainsi ceux qui, drapés dans leur vertu morale, assoupis dans un « sommeil enthousiaste », rejettent le principe de la violence légitime de Max Weber. ↩
- Machiavel, Le Prince, §xv. ↩
- Ibid. ↩