Claude Sicard estime que l’économie française perd chaque année 350 milliards d’euros en raison du déclin du secteur industriel. Explications de l’économiste et consultant international.
La France, depuis la fin des « Trente Glorieuses », a une économie qui a perdu de son dynamisme, plombée par des charges fiscales qui n’ont pas cessé de croitre et par des réglementations qui brident l’action des entrepreneurs. Elle a peu à peu reculé sur le plan mondial, passant de la troisième place, en 1960, à la septième, aujourd’hui, l’Inde venant tout juste de la devancer. Certes, il y a eu la montée inexorable de la Chine, puis ensuite celle de l’Inde, deux pays immenses qui ont des populations considérables : mais l’Allemagne, et aussi la Grande-Bretagne, sont devant elle dans ce classement mondial. Dans une de ses études, l’Institut Coe-Rexecode a montré qu’entre 1990 et 2014 la part de la France dans les exportations mondiales est passée de 6,3 % à 3 %.
Tous les clignotants de l’économie française sont au rouge : le taux de croissance du PIB est en moyenne inférieur à celui des autres pays européens, le budget de l’Etat est régulièrement en déficit, les prélèvements obligatoires sont bien plus élevés que partout ailleurs, la balance commerciale du pays est chaque année négative, et le taux de chômage demeure depuis un bon nombre d’années particulièrement élevé. L’Etat, pour faire face à toutes ces difficultés, a eu recours, sans cesse, à l’endettement, si bien que la dette extérieure du pays a fini par se hisser, en 2019, à la hauteur du PIB.
Rappelons tout d’abord comment se positionne la France en Europe, en matière de PIB per capita, un indicateur qui caractérise bien le niveau de richesse des pays :
La France, en Europe, se trouve, aujourd’hui, en matière de PIB/tête, en onzième position.
Puis, examinons quelques agrégats caractéristiques qui situent la France par rapport à ses voisins, en Europe :
France UE
(en % du PIB) (en % du PIB)
Prélèvements obligatoires 48,4 % 40,3 %
Dépenses publiques 56,4 % 46,7 %
Dépenses sociales 34,1 % 28,2 %
Balance commerciale -2,5 % +0,1 %
Endettement du pays 100,0 % 67,7 %
Exportations 30,9 % 43,2 %
( Source :Eurostat )
Ces chiffres sont assez parlants. La dégradation de l’économie française est un phénomène qui remonte, effectivement, à la fin des Trente Glorieuses. Elle résulte de la fonte régulière, d’année en année, du secteur industriel du pays, mais les Français n’en prennent conscience que seulement aujourd’hui, avec la crise du coronavirus qui a servi de révélateur. A la fin des Trente-glorieuses le secteur industriel de la France était puissant : il employait 6,5 millions de personnes et représentait 28 % du PIB. Aujourd’hui, les effectifs industriels se sont considérablement réduits : ils ne sont plus que de 2,7 millions de personnes, et le secteur industriel, dans ce pays, ne contribue plus que pour 10 % seulement à la formation du PIB. Normalement, il devrait s’agir de 20 %, et l’on sait que des pays comme l’Allemagne ou la Suisse se situent au dessus.
La France est donc, actuellement, le pays le plus désindustrialisé de tous les pays européens, la Grèce mise à part.
Nous allons voir que c’est bien le lent et inexorable déclin du secteur industriel qui explique toutes les difficultés que rencontre l’économie de ce pays. Lorsque l’on établit, en effet, une corrélation entre la production industrielle des pays, calculée par habitant, et les PIB per capita de ces pays, on voit apparaitre un coefficient de corrélation extrêmement élevé, supérieur à 0,93, ce qui confère à cette corrélation un très haut degré de fiabilité. C’est ce que montre le graphique ci-dessous, où les productions industrielle par habitant, calculées en dollars, résultent des données de la BIRD pour 2018, cet organisme international incluant dans la « production industrielle » le secteur de la construction :
On voit que la production industrielle, calculée par habitant, un ratio bien plus significatif que la production industrielle ramenée au PIB (le ratio qui est ordinairement utilisé par les économistes dans les comparaisons internationales) explique bien le niveau de richesse des pays. La France a une production industrielle par habitant faible, comme on le voit sur le graphique, et il en résulte un PIB per capita limité. C’est la Suisse qui se trouve en tête, dans ces comparaisons internationales, avec une production industrielle par habitant extrêmement élevée et un PIB per capita qui est le double de celui de la France : un peu plus de 80.000 dollars, alors que la France en est à 41.460 US $.
Le secteur industriel français est aujourd’hui à la moitié de ce qu’il devrait être, et ce phénomène de grave désindustrialisation du pays explique toutes les difficultés que rencontre l’économie française.
Curieusement, les responsables politiques qui se sont succédé à la tête du pays au cours des années n’ont pas vu le problème, pas plus que leurs conseillers. Ils ont mal interprété la loi dite des « trois secteurs de l’économie » qu’avait dégagée en 1946 de ses travaux l’économiste Jean Fourastié, retenant qu’une économie moderne n’est plus constituée que de services. La loi de Fourastié a été caricaturée : les effectifs de l’industrie dans une société « postindustrielle » se trouvent, certes, en diminution par rapport à la phase précédente, mais le secteur industriel subsiste avec vigueur, devenant « hyper-industriel », avec des emplois qui sont tous à forte valeur ajoutée.
Il manque au secteur industriel français environ 1,8 million de travailleurs : si ces emplois existaient, ils induiraient dans le secteur tertiaire pour le moins 3,6 millions d’emplois. Par conséquent, il n’y aurait plus de chômage, les comptes de la nation seraient en équilibre, la balance commerciale du pays serait positive, et l’Etat pourrait commencer à rembourser ses dettes.
Chiffrage des dégâts causés à l’économie du pays par la déficience du secteur industriel
Il est intéressant de tenter d’évaluer de combien de richesse la France s’est privée en abaissant à 10 % du PIB la contribution de son secteur industriel, au lieu de 20 % qui eut été le bon niveau. Deux approches sont possibles :
Approche par la corrélation liant la production industrielle/habitant au PIB/capita
L’équation de la droite de corrélation indique que si la production industrielle de la France avait été doublée, le PIB/capita du pays se serait situé à 46.177 US $, au lieu des 41.460 $ constatés en 2018. Le montant de richesse perdue s’évalue ainsi à 316 milliards US $, soit 268 milliards d’euros.
Approche par les emplois manquants
Il manque actuellement au secteur industriel français environ 1,8 million d’emplois : s’ils existaient, ils induiraient deux fois plus d’emplois dans le secteur tertiaire, celui des services, soit 5,4 millions d’emplois en tout, qui font défaut. Compte tenu de ce que la valeur ajoutée moyenne était en 2018 de 78.490 euros par actif, on aboutit à 423 milliards d’euros la somme manquant au PIB français, cette année là, du fait du fort déclin de l’industrie, dans ce pays. Certes, il ne s’agit, là, que d’une estimation grossière.
On peut retenir, nous semble t il, de ces deux approches le chiffre intermédiaire de 350 milliards d’euros. Indiquons, pour confirmer cette estimation, que si la France avait eu, en 2018, le taux d’industrialisation de l’ Allemagne, le « manque à gagner » se situerait non pas à 350 milliards d’euros ,mais à 413 milliards. Avec ce recoupement, le chiffre de 350 milliards d’euros que nous proposons de retenir parait être une estimation tout à fait acceptable.
Comment la France a-t-elle compensé la déficience de son secteur industriel ?
Les gouvernements qui se sont succédé, en France, au cours des années, ont compensé l’insuffisance de richesse résultant de la déficience du secteur industriel du pays par le recours constant à de l’endettement et par des prélèvements obligatoires de plus en plus élevés. La dette du pays est passée de 21,0 % du PIB en 1980, à 67,1 % en 2005, pour en arriver maintenant à égaler le PIB ; et les prélèvements obligatoires sont allés sans cesse en croissant, au point d’être devenus maintenant les plus importants de tous les pays développés.
Les 350 milliards manquants auraient permis que la dette du pays ne s’accroisse pas chaque année comme elle l’a fait : elle a augmenté, en moyenne, de 100 milliards par an entre 2005 et 2020, On aurait eu, donc, 100 milliards pouvant être affectés à ce poste. Reste, donc, un solde disponible de 250 milliards d’euros, à affecter. Ces 250 milliards d’euros auraient permis que les prélèvements obligatoires se trouvent considérablement allégés : au lieu des 1 150 milliards d’euros, en 2019, on aurait eu le chiffre de 900 milliards, soit un taux de prélèvements atteignant 37,7 % du PIB. Ce taux aurait été le bon, se situant entre celui de la Grande-Bretagne (35,0 %) et celui de l’ Allemagne (40,0 %) ; et il aurait été tout proche de la moyenne des pays de l’OCDE (34,4 %).
L’excès de fiscalité qui a résulté de la forte déficience du secteur industriel en France a plombé l’économie du pays, la France étant devenue le pays où la fiscalité est la plus lourde, aujourd’hui, de tous les pays membres de l’OCDE. Et les entreprisses n’ont pas été épargnées : elles aussi ont été mises à contribution, et cela a beaucoup réduit leur compétitivité. Une étude du ministère français de l’Economie, publiée en juin 2018 (Etude d’ Yves Dubief et Jacques Le Pape) a chiffré comme suit l’importance des impôts de production supportés par les entreprises, en Europe :
Impôts sur la production (en % du PIB)
Allemagne…………….. 0,47 %
Pays-Bas ………….…… 0,80 %
Italie………………………1,50 %
Grande-Bretagne……….1,80 %
France ……………..……. 3,20 %
On voit que les charges pesant sur les entreprises françaises sont particulièrement lourdes.
On peut chiffrer ainsi à 70 milliards d’euros la différence des charges qui pèsent sur les entreprises françaises, par rapport, par exemple, aux allemandes.
Le plan de relance que prépare actuellement le ministre Bruno Le Maire pour la rentrée d’octobre 2020 devra, en tout premier lieu, s’attaquer à ce problème si l’on veut que la France puisse amorcer sa phase de réindustrialisation.
Réindustrialiser le pays est une tâche extrêmement difficile car la Chine, à présent, est là, très active dans tous les secteurs y compris les plus pointus, au plan technologique. Et il existe le risque que les start-up qui naissent dans le pays soient systématiquement rachetées dans leur phase de croissance par des groupes ou des fonds étrangers lorsqu’elles présentent un avenir prometteur.
Claude Sicard
Economiste, consultant international