C’est une affirmation persistante : le monde entre dans une nouvelle ère des relations internationales. Suffisamment pour ramener les vieilles hantises de la puissance sur le devant de cette scène et on fait de la guerre en Ukraine en quelque sorte la résurrection du moment stratégique de ce monde. Les hantises d’hier sont aujourd’hui devenues réelles. Face à ces périls où se joue la sécurité collective du XXIe siècle, nous assistons au retour de la puissance dure.
Les règles des relations internationales sont baffouées, les revers des mécanismes onusien et otanien révèlent leur légitimité du XXe et non pas celle du XXIe siècle1, les Empires sont de retour dans l’ordre international actuel alors même que leurs puissances s’affaissent peu à peu sous l’effet de cet ordre évoluant à la vitesse grand V. Si l’on s’en tient pourtant au discours occidental, son bloc joue le jeu de la contre-puissance.
L’hypothèse d’une refonte de l’ordre est depuis longtemps dans le « logiciel » des stratèges occidentaux qui suivent de près toutes ces crises.
Faire face à ces crises impose aux « puissances moyennes » de jouer un rôle plein afin d’aménager l’équilibre des puissances par le besoin de redéfinir les fondamentaux de leurs relations stratégiques. En revanche il serait risqué de ne pas reconnaître que l’ordre hérité de la fin de la guerre froide appelle ces acteurs à innover dans leur rhétorique diplomatique à la même hauteur que du passage d’une ère à l’autre.
Formulée autrement, la concertation bilatérale doit aussi permettre de jeter les bases d’un nouveau dialogue diplomatique afin de remédier aux instabilités dont les Etats seuls ne parviennent plus au niveau de puissance à résoudre de nombreux problèmes dans l’intérêt de cet ordre. Tournons-nous vers le Japon et le niveau de confiance que lui accorde la communauté internationale. Illustrons en revanche la relation russo-japonaise et ses conséquences au lendemain de la crise en Ukraine.
On terminera par l’approfondissement de l’intérêt national qu’il ne suffit pas de rappeler pour se représenter le libre jeu des intérêts. Ceux du Japon, pays dont les axes stratégiques constituent un véritable « couteau suisse des relations internationales ». Mais pour cela, le Japon doit assumer sa puissance de réseau. Les rapports de force articulent les relations internationales sans pour autant réduire les instabilités stratégiques. C’est tout le dilemme des nations westphaliennes conçues pour défendre leurs propres intérêts, mais à présent confrontées à une situation périlleuse. Tel est, comme décrit dans un récent livre, le seul fait autour duquel s’inscrit la compétition stratégique.
Le nouveau rapport de force à l’échelle des sanctions
Rarement une guerre avait réuni autour d’elle une telle intensité dans le niveau et la rapidité des sanctions collectives.
Dès le début du conflit, le Trésor américain, en coordination avec les alliés, a immobilisé tous les actifs de la Banque centrale de la Fédération de Russie détenus aux États-Unis2. Jusqu’ici, la guerre en Ukraine rendait impérative la poursuite du même objectif face à la Russie de maintenir une position qui défende leurs intérêts respectifs et ceux de leurs pays amis et alliés. Mais qu’advient-il en l’espace de trois mois de crise et, notamment, de la position de plusieurs pays qui n’ont pas emboîté le pas de la cohésion du bloc occidental ? Plusieurs postulats résument ce nouveau rapport de forces et si de nombreux pays doivent choisir entre rester en première ligne face à la Russie et inévitablement gérer les effets inflationnistes de l’énergie et des denrées alimentaires, ou ne pas s’arrimer à ce bloc, ils choisissent la discorde.
Le G20 de 2022 en apporte la confirmation. La visite du 30 avril du Premier ministre japonais au Président Joko Widodo, l’Indonésie assurant la présidence du G20, montre que présenter les puissances moyennes asiatiques comme des alliés inséparables aux yeux des Occidentaux est commettre une erreur. À quand le boycott de la Russie et sa désinvitation du sommet ? Reste que les faits sont tenaces. Et que, derrière l’inflation à contenir sur fond de protestations contre le gouvernement, le pétrole russe est une composante de la dépendance énergétique de Djakarta.
Le Président Widodo, il est vrai, se montre passablement allergique au moindre risque : en choisissant le slogan « de se rétablir ensemble, se rétablir plus fortement »3, il cherche certainement à ne pas saper la confiance de la troisième plus grande puissance démocratique en elle-même. N’est-ce pas la crise asiatique de 1997, et par ricochet la crise russe de l’année suivante, qui ont provoqué les insurrections conduisant à la démission du gouvernement du Président Suharto.
Un constat qui s’applique mot à mot à la crise actuelle ?
Dans ce rapport de force qui conduit les nations à se soutenir entre elles avec l’exploitation de lourdes sanctions sur le plan de la politique étrangère, citons Michel Tatu évoquant ce domaine comme celui « où les dirigeants ont tenté de transformer le mal en bénéfice »4, et au-delà de cette chose déterminante à prendre en compte qu’il ne s’agit plus de pratiquer une politique simpliste mais une véritable politique innovante, car nous vivons bel et bien dans une nouvelle ère.
Par un tropisme similaire, le Premier ministre singapourien Lee Hsien Loong a résumé assez bien la situation5. Primo, ne simplifions pas, car c’est dans la simplification que l’on sème la guerre en réponse au prisme du camp de la victoire absolue dans la crise de l’Ukraine. Le nouveau rapport de force dispose de quelques atouts et bien que les États-Unis projettent une autre image avec leur nouveau projet (Ipef) d’un « Cadre économique pour l’Indo-Pacifique », on voit bien qu’il y a une intégration qui lie de fait les États les uns aux autres. Un jour ou l’autre, quand on regardera attentivement, il faudra tenir compte du fait que les relations économiques s’intensifient avec la création d’un ensemble commercial comme le RCEP (40% du commerce mondial), le TPP-116. Citons l’importance des investissements de Taïwan en Chine continentale, ou encore que le Japon est le premier partenaire économique et commercial de la Chine. Comme Singapour, nombre de puissances asiatiques tirent leurs croissances économiques de cette activation des interdépendances financières, commerciales, et Singapour s’affirme comme le quatrième partenaire financier du Japon et le premier d’Asie.
Au fond, dirons-nous, c’est justement là que tout se joue avec les sanctions économiques considérées par les Occidentaux comme un outil de domination.
Dès lors, c’est comme si la sanction était un peu le substitut de la guerre pour faire tomber le belligérant sans combat. Les Occidentaux ont avalisé un sixième paquet de sanctions qui met sur pied un embargo sur le pétrole russe d’ici fin 2022. Cette décision est un indicateur de la compétition politique en cours mais ne peut gommer les fragilités de nos sociétés sur cette guerre. Selon les 27 pays membres de l’UE, ce sont les deux tiers des importations de pétrole de Russie qui seront supprimés, dixit le briefing du Conseil européen7. Le paradoxe des effets escomptés reste que la Russie dispose d’un nouveau levier de dissuasion en réaffirmant sa position de pivot, vers l’Asie pour ses exportations à un prix moins lucratif certes, mais l’Asie reste un marché alternatif en croissance, il en va de même avec le gaz que la Russie exporte depuis 2009.
Conclusion : la guerre est infiniment plus coûteuse pour les puissants qu’elle ne l’est pour les faibles. On peut regretter que le monde occidental n’ait pas su ou pu faire coexister durablement et respectueusement la Russie dans ce passage d’une ère à l’autre en son temps. La vocation de l’OSCE n’aurait-elle pu servir d’option pragmatique à l’instar du QUAD en Asie, afin de moderniser l’architecture sécuritaire en tenant compte des réalités mondiales ?
Quant au Japon, pour aller au fond des choses, la vraie question qui se pose est celle de comprendre que si la Russie parvient à jouer ce jeu de perturbation mondiale dans sa guerre avec l’Ukraine, la Chine s’oriente au contraire, compte tenu de son ancrage de puissance régionale, vers une capacité plus à son avantage.
La relation russo-japonaise sur la sellette
C’est l’histoire entre deux dirigeants, Shinzo Abe et Vladimir Poutine, qui se sont rencontrés à vingt-sept reprises alors que leurs deux pays n’ont pas officiellement de relations diplomatiques et restent techniquement en état de guerre. De ce point de vue, le poids de l’histoire avec son conflit territorial des Territoires du Nord sur fond de guerre en Ukraine plonge la relation russo-japonaise dans une situation de non-sens historique. En raison des conséquences de la guerre et des sanctions internationales imposées à la Russie, les enseignements et l’importance de la question économique et stratégique des approvisionnements en gaz ou en pétrole en provenance de la Russie pour Tokyo ne peuvent pas être négligés, et voilà pourquoi le curseur n’est pas encore complétement calé sur ces sujets. De son côté, le Japon a réagi en concertation avec le leadership américain en retirant à la Russie « la clause de la nation la plus favorisée », règle fondamentale du commerce mondial de l’OMC.
Un autre fait retient l’attention dans la stratégie du Premier ministre Fumio Kishida : l’ absence de traité de paix dans les relations entre Tokyo et Moscou.
Ce facteur historique occupe une position complexe qui l’oblige à avancer sur « une ligne de crête », et la forme que prend la relation russo-japonaise est dictée par la position du Japon dans le conflit avec l’Ukraine. Pour le meilleur comme pour le pire. Les propos de l’ancien premier ministre Shinzo Abe rappellent l’importance de parvenir à un traité de paix avec la Russie, sachant que les manœuvres militaires russes en mer du Japon font peser d’autres contraintes sur l’action du Japon. La gravité de ces vives tensions fait courir des risques d’instabilité majeure dans la mesure où chaque Etat se cantonne à réaffirmer farouchement sa souveraineté sur ces territoires qui restent aussi un objectif8.
Longtemps leurré par ce scénario optimiste, en dépit de ce statut de rival stratégique, le Japon possède des intérêts vitaux qu’il doit défendre. La mer du Japon occupe une position clé en cas de conflit régional et commande une artère maritime cruciale pour l’approvisionnement d’hydrocarbures et de gaz dans le futur, compte tenu de nouveaux passages par la route de l’Arctique entre l’Europe et l’Asie.
C’est l’intérêt conjoint de la Russie et de la Chine, et, partant renvoie au contexte de tensions stratégiques entre Tokyo et ses deux voisins, d’étirer du nord au sud les capacités de défense du Japon dans sa zone économique exclusive (ZEE). Comme il est dans l’intérêt géoéconomique des Chinois de signer un deal russo-chinois sur le pétrole et le gaz de Sakhaline.
Un âge s’achève pour le Japon qui s’appuie sur une volonté de contenir les ambitions russes autant que chinoises, sans se contenter du statu quo qui pourrait radicalement changer.
Hormis ce contexte qui bouleverse le paysage géopolitique du Japon, les forces japonaises d’autodéfense, qui ont pourtant besoin de concentrer leurs capacités militaires autour de la zone de la partie la plus au sud de l’archipel, à proximité de Taïwan, sont sollicitées quotidiennement par l’aviation chinoise. Une autre des conséquences de la guerre en Ukraine est qu’elle met en exergue son dilemme stratégique avec la Russie, car l’absence de perspective de signature de traité de paix le contraint à repenser les fondamentaux de sa diplomatie et à remettre sur le métier sa stratégie de défense nationale9. Dans le dernier Livre blanc sur la défense publié en 2021, plusieurs questions essentielles se posent sachant que le débat en cours, en réalité, est ouvert depuis plusieurs années déjà.
Le Japon au défi du nouveau monde
Évoquer l’impact pour le Japon de la guerre en Ukraine et sa politique de défense consiste à anticiper la parodie de Tokyo sur la décision allemande d’investissement en matière de défense suite à la guerre actuelle. Le Japon examine avec détermination d’autres moyens d’optimiser sa logique des rapports de force pour protéger ses concitoyens mais l’enjeu, pour moi, est de décrire simplement une de ses contraintes systémiques : le budget du Japon10. Il s’agit d’un livret de 20 pages comprenant les postes de dépenses incompressibles représentant 75% de son ensemble pour couvrir parmi les postes les plus importants : les frais médicaux et de santé d’une population vieillissante ; les dotations financières aux collectivités japonaises. Avec l’appoint du remboursement de la dette du Japon sur ce chiffre, seul le levier d’une forte croissance économique en Indo-Pacifique peut lui donner les moyens de ses stratégies pour parvenir à répondre aux rapports de force.
Ce début de nouveau monde est celui d’une profonde évolution stratégique pour le Japon. Les tabous tombent (déplafonnement des dépenses militaires du symbolique 1% du PNB annuel, débat sur le droit à la défense collective et armes offensives…), le processus en cours de l’année 2022 est important pour la stratégie de sécurité nationale dans la décennie à venir. J’ajouterais que d’ici fin 2022, le Japon prévoit de revoir de fond en comble trois documents de sa politique de défense.
En tout état de cause, ces révisions consistent à renforcer le potentiel de dissuasion du Japon dans la région Indo-Pacifique.
L’heure est venue de faire évoluer depuis son approbation en 2013 le cadre du National Security Strategy (NSS) ; un autre dossier est la mise à jour du National Defense Program Guidelines (NDPG) et celui du Medium Force Buildup Program (MTDP) en réponse à la détérioration sécuritaire du rapport de force, et en réalité à plusieurs objectifs militaires provoqués par la montée en puissance de la Chine.
Au cœur de ces décisions fondamentales et profondément contemporaines, un homme : Itsunori Onodera, ancien ministre de la Défense et responsable du groupe de travail sur la formulation de la nouvelle stratégie de sécurité nationale au sein du Parti libéral démocrate. Mr. Onodera, que j’ai rencontré à Tokyo le 12 mai dernier alors que je travaillais sur la première partie de cet article, me livrait quelques détails sur les recommandations rendues récemment au Premier ministre Kishida, car la paix en dépend.
Les Japonais, l’histoire le montre, sont prudents. Mais ce que l’on peut tirer comme autre enseignement de ce contexte, c’est que l’opinion publique japonaise reconnaît que le Japon change d’époque et d’enjeu. Chaque pays doit faire le nécessaire pour s’y préparer et anticiper cette irrémédiabilité. Le moment venu, le Premier ministre japonais pourra compter sur ses citoyens qui approuvent majoritairement (56%) une modification de la Constitution pacifiste du Japon. La perspective que les conflits armés ont tendance à se produire lorsque l’équilibre des forces est perturbé, fait sans contexte que l’Ukraine ébranle le Japon sur sa position en matière de sécurité nationale. À l’image du « dilemme stratégique de l’Occident » de Renaud Girard dans une récente chronique ( ), je suis subjugué par la proximité de nos réflexions après nos analyses stratégiques conduites, car c’est en quelque sorte la même question qui se pose pour le Japon face au défi de clarification stratégique. Dissuasion et statu quo, les piliers de la politique de défense du Japon inspirent la diplomatie nipponne et le retour au réalisme en politique dans la relation avec ses alliés.
Hervé Couraye
- Citons le précédent de la campagne militaire de l’OTAN en 1999 en Serbie sans autorisation de l’ONU. ↩
- Voir le communiqué de presse du US Department of the Treasury, 28 février 2022, disponible en ligne : Treasury Prohibits Transactions with Central Bank of Russia and Imposes Sanctions on Key Sources of Russia’s Wealth | U.S. Department of the Treasury. ↩
- Le caractère du slogan tient précisément à offrir une vitrine politico-diplomatique de l’économie indonésienne et de ses performances de croissance. Voir le site de la présidence : G20 Presidency of Indonesia – G20 Presidency of Indonesia. ↩
- Michel Tatu. Réflexions sur la structure du pouvoir en Union soviétique. In: Politique étrangère, n°2 – 1967 – 32ᵉannée. pp. 196- 208. Réflexions sur la structure du pouvoir en Union soviétique – Persée (persee.fr). ↩
- Voir la transcription du discours du Premier ministre Hsien Loong, 26 mai 2022, Tokyo, disponible en ligne : PMO | PM Lee Hsien Loong at the 27th International Conference on the Future of Asia. ↩
- Signature officielle de l’accord de libre-échange Partenariat économique régional global, 15 novembre 2020, source : The 4th Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP) Summit and RCEP Agreement Signing Ceremony | Ministry of Foreign Affairs of Japan (mofa.go.jp). ↩
- Voir la conférence de presse du Conseil européen et déclaration du président, Charles Michel, 30 mai 2022, disponible en ligne : special-euco-may-background-brief-final.pdf (europa.eu). ↩
- Voir l’article sur la position russe en représaille aux sanctions prisent par le Japon, disponible en ligne : Russia scraps WW2 peace talks with Japan — RT Russia & Former Soviet Union. ↩
- Voir la conférence de presse du Ministre des affaires étrangères, Mr. Yoshimasa Hayashi, à l’occasion de la publication annuelle du Diplomatic Bluebook du ministère des Affaires étrangères du Japon, 22 avril 2022, l’invasion de l’Ukraine par la Russie étant mentionnée comme un point de rupture des relations avec la Russie ainsi que la mention d’une occupation illégale des Territoires du Nord, une première depuis l’année 2003, disponible en ligne : Press Conference by Foreign Minister HAYASHI Yoshimasa | Ministry of Foreign Affairs of Japan (mofa.go.jp). ↩
- Document préparatoire du budget fiscal du Japon 2022, 24 décembre 2021, disponible en ligne : 01.pdf (mof.go.jp). ↩