Il y a quelques jours Jean-Eric Schoettl démissionnait du Conseil des sages de la laïcité dont il était membre. Pour la Revue Politique et Parlementaire, il revient sur ses motivations.
Revue Politique et Parlementaire – Une question personnelle pour commencer : pourquoi avez-vous démissionné du Conseil des sages de la laïcité ?
Jean-Eric Schoettl – Parce que les changements que lui a récemment apportés le ministre de l’Education nationale (compétence, prérogatives, composition) m’ont donné à penser que son action serait à l’avenir compromise. Mais cette affaire particulière doit être replacée dans un contexte plus large : celui de la déconstruction de la laïcité à l’école et dans la Cité.
RPP – Précisément : n’y a-t-il pas place à l’école pour une laïcité plus ouverte à l’expression des convictions religieuses ?
Jean-Eric Schoettl – La laïcité de l’École publique doit offrir aux élèves les conditions propres au développement de leur personnalité, les mettre en mesure d’exercer ultérieurement leur libre arbitre dans la vie d’adulte et de faire l’apprentissage de la citoyenneté. Elle doit les protéger de tout prosélytisme et de toute pression qui les empêcheraient de faire leurs propres choix. Elle doit tracer une frontière claire entre, d’une part, les savoirs transmis dans le cadre scolaire et, d’autre part, les opinions et croyances, laissées au for intérieur de chacun.
Afin de garantir aux élèves l’accès le plus large à l’étendue et à la précision des savoirs, aucun sujet ne doit être a priori exclu du questionnement pédagogique. L’enseignement doit se donner pour but d’éviter au futur adulte les écueils du dogmatisme, du complotisme, du communautarisme et du relativisme.
Ces exigences ne sont pas négociables. Aussi l’école doit-elle être soustraite aux revendications communautaires. Comme l’écrivait déjà Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts, dans sa circulaire de mai 1937 : « Aucune forme de prosélytisme ne saurait être admise dans les établissements. Je vous demande d’y veiller avec une fermeté sans défaillance ».
RPP – La neutralité religieuse de l’école publique ne devrait-elle pas se borner à l’indifférence de celle-ci à l’égard de l’expression des croyances ?
Jean-Eric Schoettl – L’école publique est laïque à travers son personnel, astreint à une stricte obligation de neutralité, dans la tenue comme dans la conduite. Elle l’est aussi à travers ses programmes et ses enseignements, qui dispensent des connaissances fondées sur le savoir et non sur des croyances. Elle l’est encore dans la vie scolaire, dont l’organisation soumet les élèves à une discipline commune. L’école publique laïque n’impose aucune doctrine, ne professe aucun dogme, n’est hostile à aucune religion.
Pour autant, l’indifférence par rapport au fait religieux ne peut à elle seule caractériser l’école laïque.
De toutes les institutions de la République, l’école est en effet celle qui concourt le plus intensément à la réalisation de l’égalité des chances, fondement de la méritocratie républicaine. Le droit à l’éducation est garanti à chacun afin de lui permettre de développer sa personnalité, d’élever son niveau de formation initiale et continue, de s’insérer dans la vie sociale et professionnelle, d’exercer sa citoyenneté.
Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe donc comme mission à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. Le service public de l’éducation doit faire acquérir à tous les élèves le respect de l’égale dignité des êtres humains, de la liberté de conscience et de la laïcité. Il doit favoriser la construction d’un sentiment de commune appartenance à la Nation, au travers de l’acquisition du « riche legs de souvenirs » dont parlait Ernest Renan. Il doit, en somme, apprendre aux enfants à aimer la France, leur apprendre à « vouloir être ensemble ».
« Point de société sans principe interne d’organisation, sans un « vouloir-être ensemble », sans un point de fuite vers lequel convergent les perspectives ». Tel est l’heureux substitut que nous propose Régis Debray (« D’un siècle à l’autre ») à la référence insatisfaisante au « vivre-ensemble ». Celle-ci semble borner l’ambition d’une société démocratique à un projet de coexistence pacifique entre tribus et catégories, ce qui est mieux que la guerre civile certes, mais n’est pas à la hauteur de l’idéal électif de Nation républicaine dont nous parlent un Renan, un Hugo et tant d’autres pères fondateurs…
RPP – En refusant de voir les différences (origine ethnique, religion, sexe, préférences sexuelles…), le système ne perpétue-t-il pas les inégalités ?
Jean-Eric Schoettl – Du point de vue historique, l’idéologie néo-progressiste inverse la hiérarchie des ordres voulue par l’universalisme républicain :
- Celui-ci faisait régner l’égalité des droits (proscrivant toute autre distinction que celle des vertus et des talents) dans la sphère publique et laissait les particularités héritées (sexe, religion, langue et culture) se déployer librement dans la sphère privée ;
- Les nouveaux progressistes exacerbent au contraire la prise en compte des singularités natives (sexe, origine, religion, handicap etc.) dans la sphère publique et les nient dans la sphère privée (pour le sexe avec la théorie du genre, mais aussi pour les autres « singularités natives », qu’ils tiennent pour contingentes et reconfigurables selon les désirs et ressentis individuels).
Nous assistons ainsi à un chassé-croisé des égards jusque-là codifiés par les mœurs et le droit : toujours plus pour ce qui différencie, toujours moins pour ce qui unit. Nous passons de l’indifférenciation par le droit au droit à la différence, sur fond d’essentialisation des différences.
D’où d’apparents paradoxes. Les « décoloniaux » attachent à l’origine ethnique la même importance obsessionnelle que les racistes classiques. Les féministes radicales, comme les machistes à l’ancienne, ramènent tout au sexe…
Par les abcès de fixation qu’ils implantent dans la société française, les néo-progressistes concourent activement à la réouverture des fractures les plus réactionnaires.
RPP – Quel enjeu représente la laïcité dans cette bataille culturelle ?
Jean-Eric Schoettl – La question de la laïcité est une ligne de front cruciale de l’assaut lancé par les nouveaux progressistes contre les fondamentaux de la République. Pour les nouveaux progressistes, la laïcité à la française est soit à dénoncer comme pavillon de complaisance d’une xénophobie crypto-coloniale, soit à édulcorer au nom du « vivre ensemble ». La première attitude reflète la tendance dure du néo-progressisme (indigènes de la République, islamo-gauchistes), la seconde son versant bisounours.
Dans la tradition républicaine, la laïcité a un sens juridique (loi de séparation de 1905), mais aussi, plus largement, coutumier.
Sens juridique : sauf hypothèse exceptionnelle (aumôneries scolaires, militaires et pénitentiaires), les personnes publiques, que ce soit au travers des règles qu’elles instituent, des deniers qu’elles manient, des procédures qu’elles mettent en œuvre ou des décisions individuelles qu’elles prennent, doivent être indifférentes aux appartenances religieuses, comme d’ailleurs ethniques ou sexuelles. Réciproquement, nul ne doit se prévaloir de ses croyances pour se soustraire à la règle commune.
La loi religieuse s’efface devant la loi civile dans le domaine séculier. C’est déjà beaucoup. C’est plus que ce que font croire les tenants d’une « laïcité inclusive » (méfions-nous des adjectifs qui ne sont accolés à un substantif que pour mieux l’étouffer).
Mais il y a plus. Au-delà de la loi de 1905, la laïcité a un sens comportemental large et qui a fait longtemps consensus : le pacte de discrétion.
Chacun peut croire et pratiquer librement, mais sa croyance doit rester discrète dans l’espace public.
Ceux d’entre nous qui avons fait nos études secondaires dans un collège ou lycée public des années 50 et 60 peuvent témoigner de cette intériorisation de la discrétion religieuse, bien oubliée aujourd’hui, surtout dans certains quartiers où chaque communauté se compte.
Un modus vivendi s’est enraciné en France autour de l’idée que la religion se situe dans la sphère privée et dans les lieux de culte et qu’elle ne doit « déborder » dans l’espace public que dans de strictes limites (aumôneries, processions traditionnelles, sonneries de cloches selon un horaire et une intensité encadrés, crucifix de nos carrefours et de nos cimetières, musées et expositions…). Un pacte de non ostentation a donc été tacitement scellé dans ce cadre. Il a permis d’enterrer la hache de guerre entre l’Eglise dominante et l’Etat. Il a garanti la cohabitation paisible de la croyance et de l’incroyance. Il a autorisé agnostiques et fidèles de diverses religions à « faire société » dans une respectueuse retenue mutuelle. Chacun y a trouvé son compte.
Ce pacte de discrétion faisait l’objet d’une adhésion si unanime, il était tellement inscrit dans les mœurs qu’il n’avait pas besoin, pour s’imposer, de s’inscrire dans le droit.
Ce vécu séculaire est aux antipodes de la vision « multiculturaliste » de l’accueil de l’autre, qui fait de la pleine reconnaissance de la religion du nouveau venu, y compris dans son emprise la plus visible sur la vie de la Cité, le critère même du bon accueil. Le passage d’un niqab sur une place publique déchire pourtant le pacte de discrétion républicain.
RPP – Le wokisme menace-t-il vraiment la société française ?
Jean-Eric Schoettl – Dans leur grande majorité, nos concitoyens me semblent à l’abri du wokisme, ne serait-ce que parce qu’ils ont d’autres soucis. Il n’empêche que, dans les milieux universitaires et intellectuels, dans les cercles ministériels et certaines institutions, dans les enceintes européennes (comme en atteste la campagne glorifiant le port du voile – « La liberté est dans le hijab » – parrainée et financée par le Conseil de l’Europe et l’Union européenne), dans les entreprises, le wokisme, sous ses divers avatars, pousse son avantage et s’installe sans doute durablement. Il joue sur du velours, car il capitalise sur un puissant complexe de culpabilité des élites occidentales à l’égard de l’ « Autre ».
La conception multiculturaliste du « vivre ensemble » considère que l’identité de l’Autre, sous tous ses aspects, profanes ou religieux, est à valoriser et l’identité nationale à refouler, ou mieux à « déconstruire », en partie parce que l’identité nationale est haïssable (les croisades, l’esclavage, le colonialisme …), en partie pour ne pas intimider le nouveau venu en encombrant la mémoire collective de Gaulois, de Romains et de cathédrales.
Selon cette vision, il faudrait éviter d’enseigner encore, avec Paul Valery, que la marque de fabrique européenne est dans la rencontre de l’intelligence grecque, du droit romain et de la spiritualité judéo-chrétienne. N’est-ce pas en effet déjà de l’islamophobie par omission ? Selon cette vision (d’ailleurs très « essentialiste », car supposant l’Autre exogène et homogène, le définissant avant tout par sa religion, jusque dans sa supposée solidarité avec les fanatiques de sa chapelle), l’accueil de l’Autre implique l’acceptation de l’ensemble des discordances que sa Weltanschauung présenterait avec la nôtre, y compris celles qui contrediraient les valeurs d’ouverture et d’humanité au nom desquelles nous l’accueillons.
Les tenants du vivre-ensemble diversitaire estiment que l’assimilation est une violence ; qu’il n’est d’inclusion respectueuse que de juxtaposition ; que le souci de l’Autre implique l’épuration de tout ce qui, dans notre histoire et nos usages, est susceptible de l’incommoder. Ainsi, pour expier la traite négrière, il faudrait débaptiser les lycées Colbert, en attendant de déboulonner Bonaparte. Mais ce n’est pas tout : la réparation de nos torts structurels à l’égard de l’Autre imposent quotas et discrimination positive.
L’insistance lancinante sur la défense des droits collectifs des groupes réputés dominés, qu’il s’agisse des femmes en général, des minorités sexuelles ou des descendants (réels ou supposés) des victimes des vilénies passées de la Nation, rebute l’universalisme républicain.
On en connaît par ailleurs les effets politiquement contreproductifs, en France comme ailleurs : raviver, par réaction, le vrai sexisme, le vrai racisme et le vrai populisme. Les excès de la gauche américaine n’ont pas peu contribué à l’élection de Donald Trump.
Pour un esprit républicain, aujourd’hui comme en 1789, la souveraineté nationale appartient au peuple tout entier, « sans qu’aucune section du peuple ne puisse s’en attribuer l’exercice » (comme dit l’article 3 de la Constitution). Pour un esprit républicain, plus encore aujourd’hui qu’hier, le renoncement à assimiler est le plus mauvais service à rendre à l’immigré, comme à la Nation. Stanislas de Clermont-Tonnerre a tout dit en 1791 en présentant la loi sur l’émancipation des juifs : « Il faut tout leur refuser en tant que nation ; tout leur accorder comme individus ». Pourquoi cette maxime ne serait-elle pas applicable aux noirs, aux musulmans et aux personnes LGBT ?
Jean-Eric Schoettl
Ancien Secrétaire général du Conseil constitutionnel Ancien membre du Conseil des sages de la laïcitéPropos recueillis par Arnaud Benedetti