Antoine Colonna dénonce une ingérence étrangère qui écartèle le Liban, approfondissant un peu plus les fossés communautaires qui divisent la société. Pour lui c’est d’abord et avant tout la restauration d’un État fort qui permettra le redressement du pays.
Le Liban ouvert aux vents, bons ou mauvais, qui soufflent de l’étranger
4 millions de dollars. C’est la somme que transportaient deux Turcs et deux Syriens arrêtés en juillet 2020 par la police libanaise. Selon le ministre de l’Intérieur, le groupe venu de Turquie aurait été mandaté pour fomenter des émeutes à Tripoli, une ville à majorité sunnite du nord du Liban. Une semaine plus tard, le site Assas diffusait une liste d’ONG et de mosquées qui entretiendraient des relations étroites avec Ankara. Si la Turquie n’est pas l’une des puissances étrangères les plus influentes au Liban, elle en est l’ancien occupant. Plus encore, dans sa course pour le titre de défenseur de l’islam sunnite, Recep Tayyip Erdogan n’ignore rien de l’actualité libanaise dans laquelle s’affrontent déjà de nombreuses puissances rivales, sunnites ou non.
La Turquie cultive pour l’instant une approche prudente, mais a déjà placé quelques pions dans la communauté turkmène, récemment renforcée par des réfugiés syriens. Des bourses d’études généreuses sont ainsi dispensées à des citoyens libanais et un hôpital turc ouvrira bientôt. Ajoutons encore la visite du chef de la diplomatie turque, Mehmet Cavusoglu, quatre jours seulement après l’explosion du port de Beyrouth.
Ces éléments montrent que le Liban reste ouvert aux vents, bons ou mauvais, qui soufflent de l’étranger et que son État n’est pas suffisamment fort pour être capable de s’y opposer, à tel point que certains de ses plus hauts responsables vont jusqu’à nier publiquement ces ingérences…
Et c’est bien là l’une des causes des malheurs présents du Liban. Une ingérence étrangère qui écartèle le pays, approfondissant un peu plus les fossés communautaires qui divisent déjà la société.
Face à ce triste constat, certaines voix se sont élevées tout récemment pour appeler à rendre au pays du Cèdre sa pleine liberté. C’est bien sûr le cas du patriarche maronite Mgr Béchara Boutros Raï. Il voit ainsi dans la question de la reconnaissance de la « neutralité active » du Liban, une forme de parachèvement de son identité politique originale.
La déclaration du « Grand Liban » de 1920 est l’un des textes fondateur du Liban moderne au même titre que sa déclaration d’indépendance de 1943.
Vera-t-on s’y ajouter une future déclaration solennelle de la neutralité du Liban ? C’est l’idée clé du patriarche qui voit dans le premier de ces textes un « pacte existentiel », dans le second, un « pacte souverainiste », et dans le troisième un « pacte de stabilité ». Ainsi réunis, ils formeraient la base de la construction juridique du Liban en tant qu’État libre, uni et indépendant.
Lors de son homélie du 5 juillet 2020, le patriarche a ainsi appelé l’Organisation des Nations unies à « œuvrer pour la consolidation de l’indépendance du Liban et de son unité » et à appliquer les « résolutions onusiennes le concernant, et reconnaître sa neutralité ». L’écho que cette déclaration a eu au Liban, au-delà même des maronites, montre qu’une grande partie de l’opinion publique est favorable à cette proposition.
L’idée n’est pas neuve. Au moment de l’indépendance, chrétiens et musulmans s’étaient mis d’accord sur une forme de neutralité qui impliquait, « ni adhésion au panarabisme, ni ralliement au camp occidental ». Le 12 juin 2012, l’expression de « neutralité du Liban » était inscrite dans la Déclaration de Baabda. Approuvé à l’unanimité, le texte était envoyé à l’ ONU où il était reconnu comme document officiel. Un précédent qui permettra au Conseil de sécurité de rappeler, le 19 mars 2015, aux parties libanaises de respecter le contenu de cette déclaration.
Plus encore, l’idée de neutralité du Liban, nous ramène aux années bénies, de la fin des années 50 à la guerre civile, quand le pays du Cèdre était avantageusement comparé à la Suisse.
Beyrouth était alors l’une des principales places pour les fortunes du monde arabe qui venaient s’y réfugier. L’aspect pluri-culturel de la confédération helvétique, (francophone, italophone et germanophone) et sa neutralité politique, faisaient également écho à la Suisse.
La chimère de la neutralité ?
Qu’implique ce projet ? La déclaration de la neutralité conduirait à trancher toutes les tentacules qui enserrent le Liban et l’attirent vers les abimes. Une façon de dire au revoir simultanément à toutes les influences négatives. Une façon pour Beyrouth d’échapper aux logiques d’engrenages qui pourraient à nouveau plonger le pays dans une guerre avec l’un de ses voisins. Disons le clairement, c’est le Hezbollah qui est l’un des premiers ciblés par ce projet.
L’une des premières conséquences de cette neutralité pourrait être bien-sûr la fin des sanctions américaines qui touchent le Liban, du fait de la proximité du Hezbollah avec Téhéran.
Pour autant la neutralité ne veut pas dire se couper des affaires du monde et ce n’est pas ce que demande le patriarche. À l’exemple de la Suisse, le Liban peut se donner de grandes ambitions diplomatiques profitant plus que jamais de son identité multiple pour agir en médiateur, rester le « pays-message » pour reprendre l’expression forgée par Jean-Paul II. De la même façon qu’il pourrait se tirer d’un destin funeste, il pourra également aider ses voisins à faire de même, d’autant plus que les formats diplomatiques de l’après guerre-froide sont en pleine recomposition et que les grandes puissances occidentales peinent à trouver des solutions aux conflits actuels, on vient encore de le constater au Haut-Karabakh.
La neutralité du Liban ne signifierait dès lors pas l’abandon d’un rôle international et un repli sur soi. Beyrouth continuerait ainsi à avoir droit au chapitre dans les grands dossiers internationaux et régionaux (lutte contre le terrorisme, les stupéfiants, la reconnaissance du génocide arménien, la question palestinienne et tant d’autres…). Le patriarche rappelle ainsi qu’en 1945, la Ligue arabe n’avait pas pris d’engagement contraignant vis-à-vis du Liban, ce dernier étant déjà perçu comme un « état de soutient et non un état de confrontation ».
Ainsi pour sortir des engrenages importés au Liban depuis les années 50 et qui pèsent sur sa sécurité, la neutralité impliquerait un socle commun, supra-confessionnel, partagé par les dix-huit communautés qui composent le pays.
Sur cette question, Charbel Wehbé, ministre des Affaires étrangères du Liban nous répondait dans les colonnes du Spectacle du Monde d’octobre 2020, que le Liban pratiquait déjà, depuis 2011, « une politique de “distanciation” ou de “dissociation” des crises régionales ». Pour autant, pour le chef de la diplomatie libanaise, il faut encore souligner que « la neutralité a ses exigences », rappelant au sujet de la proposition du patriarche el Raï, la position du président Aoun, qui avait salué l’appel tout en mettant en garde « contre les dangers qu’il recèle dans la mesure où cette proposition ne fait pas l’unanimité » précisant que « le Liban n’est pas en position d’attaquer quiconque ou de soutenir des disputes et des guerres, obligé de se défendre, qu’on soit neutre ou pas ». Pour Charbel Wehbé, on ne peut que « soutenir le rôle actif médian, pacifiste, humaniste qui est le marqueur de notre politique étrangère en gardant à l’esprit que la neutralité ne peut pas protéger des appétits agressifs que peuvent exprimer certains » concluant que « par principe, nous ne resterons pas neutres face à la menace obscurantiste et terroriste ainsi que face à l’agresseur et à l’occupant ». On voit donc que si l’idée semble belle, elle ne fait pas encore l’unanimité dans ces modalités d’application.
Dans ce même numéro, Samir Geagea, le chef des Forces libanaises, appuyait l’appel du patriarche, tout en précisant le cadre : « Il n’y a pas un seul modèle de neutralité dans le monde, et c’est à nous autres Libanais de trouver le modèle qui nous convient », et rappelant aussi la position de son parti sur le conflit israélo-palestinien : « Il y a un consensus national pour soutenir les Palestiniens dans leur quête d’État et dénoncer l’injustice dont ils sont victimes ».
Parler donc d’une neutralité pure et dure, à la Suisse, ne semble donc pas si simple, tant les passions sont toujours vives dans la région. Et on le comprend. Au-delà des passions, les réalités du pays sont complexes et douloureuses, avec toujours la présence dans un pays de 7 millions d’habitants de 500 000 réfugiés palestiniens et de plus d’1 500 000 déplacés syriens, que les sanctions internationales privent de l’espoir d’un retour prochain.
Et pourtant le Liban doit trouver une voie de dégagement pour ne pas s’enfoncer définitivement dans le chaos.
Début 2020, plus d’un Libanais sur deux vivait déjà sous le seuil de pauvreté. Avec la privatisation massive des années Rafic Hariri, la corruption s’est développée entrainant une mauvaise gestion à l’échelle nationale de ressources essentielles comme l’eau et l’électricité et créant une pauvreté nouvelle dans le pays. Ce contexte de précarité a favorisé le développement du Hezbollah en tant que seconde administration dans l’État, entrant en concurrence avec celui-ci dans son propre réseau d’hôpitaux, d’écoles, administratif et même son armée… Cette situation a fait perdre à l’État son autorité interne et au Liban son unité.
Ainsi neutralité ou pas, c’est d’abord et avant tout la restauration d’un État fort qui permettra le redressement du Liban. La Suisse, au moment de la guerre de Trente ans, n’a pu affirmer son indépendance et sa neutralité qu’en mobilisant une armée de 36 000 hommes… Une étape indispensable pour permettre à nouveaux les investissements nécessaires à l’économie libanaise, qu’il faut restaurer pour empêcher qu’à défaut de la Suisse, le Liban ne devienne un nouveau pays du tiers-monde, sa jeunesse et ses élites n’ayant d’autre choix que l’exil.
Tout reste possible dans ce pays aux talents innombrables, à l’intelligence vive, toujours irrigué par un bon système éducatif. Tout reste possible à condition que les Libanais et leurs dirigeants tournent le dos à leurs vieux démons, quitte pour cela à devenir… neutres
Antoine Colonna
Rédacteur en chef du Spectacle du Monde
et des pages internationales de Valeurs actuelles