La politique arabe du général de Gaulle répond à une double logique à la fois géographique et historique et donc géopolitique. Il est inscrit dans la nature des choses que, puissance méditerranéenne, la France entretienne des rapports suivis avec les États riverains dont la majorité sur le flanc sud et oriental du bassin méditerranéen est constituée de pays arabes.
C’était là une raison suffisante pour que le général de Gaulle considérât qu’il est pour la France d’un intérêt prioritaire d’avoir une action spécifique en direction du monde arabe. Pétri d’histoire, il trouve également dans le passé la confirmation de la nécessité de cette politique. Il n’ignore rien des moments qui rythment cette relation au fil des siècles. Si l’on en croit son fils l’amiral de Gaulle, cet intérêt se double d’un sentiment fait de respect et d’admiration pour les Arabes : « Il avait, rappelle-t-il, de l’estime pour leur courage au cours de l’histoire. Avec quelle flamme, il m’apprenait, enfant, comment ils avaient été des conquérants inégalés (…) Je l’entends encore me décrire avec force détails l’épopée de l’empire des Omeyades, du khalife de Badgad »1.
Restaurer des relations anciennes
Le riche passé des relations entre la France et le monde arabe nourrit la réflexion de Charles de Gaulle. C’est d’abord en 800 l’échange d’ambassadeurs entre Charlemagne et le calife Haroun Al Rachid unis par une commune hostilité contre l’empereur byzantin. Vient ensuite, à partir de la fin du XIe siècle, le temps des Croisades qui permet aux Français de découvrir la civilisation arabe et son avance en matière technique, médicale, scientifique. En 1536, l’alliance conclue entre François Ier et Soliman le Magnifique confie à la France la garde des Lieux saints. En 1798/1799, l’expédition de Bonaparte ouvre l’Égypte à l’influence politique et culturelle de la France. Plus tard, son neveu Napoléon III intervient au Liban pour défendre les chrétiens maronites et invente pour l’Algérie le programme prometteur, mais malheureusement mort-né d’un « royaume arabe ». Ajoutons qu’avant même l’exercice du pouvoir, Charles de Gaulle a une expérience du monde arabe. Il sert deux ans, de novembre 1929 à novembre 1931, au Levant où il se persuade de la richesse, mais aussi de la complexité de ces terres et de ces peuples.
Dès son retour au pouvoir en juin 1958, le général de Gaulle lance un premier signe fort à l’intention du monde arabe, en se démarquant, un mois plus tard, de l’intervention américaine au Liban. Les circonstances ne se prêtent pourtant pas à un démarrage rapide d’une action d’envergure en direction du Proche et du Moyen Orient arabes. En premier lieu la désastreuse expédition de Suez, en novembre 1956, de surcroît au côté de l’armée israélienne, y a gravement terni l’image de la France. Le général de Gaulle marque certes tout de suite son souhait d’une reprise de contact avec Le Caire. Un succès est enregistré avec l’accord franco-égyptien du 22 août 1958 qui, s’il ne règle pas les problèmes de fond, permet la réouverture de l’Institut français d’égyptologie et des lycées français du Caire et d’Alexandrie.
Mais la guerre d’Algérie empêche d’aller plus loin. Et pas seulement parce que, avec la réforme de l’État, le conflit algérien constitue pour le général de Gaulle de 1958 à 1962 une priorité absolue. La politique française mobilise contre elle l’hostilité des pays arabes qui, à l’exception du Liban, ont tous rompu leurs relations diplomatiques avec Paris. Tant que l’Algérie n’aura pas accédé à l’indépendance, l’horizon restera bloqué. Et encore faudra-t-il alors du temps pour que les fils soient renoués.
Pour sa part, le général de Gaulle n’a pas tardé à s’en convaincre. Géopolitique, sa réflexion a intégré l’importance du mouvement tiers-mondiste dont le message, depuis la Conférence de Bandoeng, parle aux peuples anciennement ou encore colonisés. Elle prend également en compte la force du panarabisme dont le colonel Nasser s’est fait le champion.
Pour finir, sa réflexion porte le général de Gaulle à la conclusion que la France n’aura pas les moyens politiques et militaires de mener une grande politique étrangère au niveau tant européen que mondial aussi longtemps que la question algérienne n’aura pas été tranchée.
C’est par rapport à cette exigence fondamentale que doivent se comprendre ses choix qui conduisent aux accords d’Évian, puis, le 1er juillet 1962, à l’indépendance de l’Algérie. Sans doute avant 1962 des décisions ont été prises qui préparent l’avenir. Par le mémorandum du 16 septembre 1959, il a marqué son souhait d’une réforme de l’OTAN. Peu après, le 3 novembre de la même année, il a rendu publique son intention de doter la France d’une force de dissuasion nucléaire, un virage crucial incompatible avec le maintien à un haut niveau d’une armée conventionnelle telle que celle qui est engagée en Algérie. Cette force de dissuasion sera l’instrument de la politique d’indépendance nationale que le général de Gaulle compte déployer dès que les circonstances le permettront, en clair dès qu’il aura été mis fin au conflit algérien.
Ces choix n’ont peut-être pas été déterminés par les enjeux arabes, nul doute en revanche qu’ils ne constituent un volet de cette politique de la France aux mains libres qu’il va déployer sur plusieurs fronts à partir de 1963 (reconnaissance de la Chine, détente avec l’Union soviétique, sortie de la France de l’Otan, voyage en Amérique latine, discours de Phnom Penh, voyage au Québec).
Le tournant de la guerre des six jours
Dès la fin de la guerre d’Algérie, les contacts sont repris avec les capitales arabes. Préalable à la relance de toute politique de coopération, les relations diplomatiques sont rétablies avec les principaux États du Proche et du Moyen Orient. Chefs d’État et hautes personnalités arabes se succèdent maintenant à l’Élysée. En juin 1963, le général de Gaulle accueille le roi Hassan II du Maroc. En novembre 1964, le roi Hussein de Jordanie est reçu avec faste. En mai 1965, ce sont les retrouvailles avec le Liban avec la visite du président Charles Hélou. La visite du maréchal Amer, le vice-président égyptien, en octobre 1965 prend une résonance politique toute particulière. Elle annonce le début d’une ère nouvelle dans les rapports de la France avec ce grand État arabe qui avait compté parmi les plus solides soutiens du FLN. Les relations avec le colonel Nasser sont maintenant apaisées. Dans la foulée de la visite du maréchal Amer, André Malraux se rend au Caire au mois de mars de l’année suivante. Bel exemple de diplomatie culturelle, un accord est signé qui permet l’échange d’expositions. La première d’entre elles consacrée au printemps 1967 à Toutânkhamon connaît un énorme succès. Ces relations présentent également un important volet économique. La France gaullienne réussit notamment à diversifier ses sources d’approvisionnement en pétrole. Un accord en 1965 lui permet de consolider ses positions en Algérie. Mais celle-ci ne bénéficie plus d’une situation de monopole. Un accord est conclu en novembre 1967 avec l’Irak qui est entériné lors de la visite du président Aref à Paris. En 1966, la France prend pied en Libye avec laquelle elle signe deux ans plus tard un accord pétrolier sur le modèle de celui conclu précédemment avec l’Irak.
Mais il va de soi qu’un puissant coup d’accélérateur à ce rapprochement avec le monde arabe est donné par la position du général de Gaulle dans la guerre des Six Jours de juin 1967.
Sa condamnation d’Israël a surpris. Il est vrai qu’elle va à contre-courant de la ligne traditionnelle de la France depuis la création de l’État hébreu et contre les sentiments de la majorité des Français. Lui-même n’avait jamais caché sa sympathie pour les fondateurs d’Israël dans lesquels, à l’image de David Ben Gourion, il voyait des résistants. Mais il avait clairement expliqué à Aba Eban, le ministre israélien des Affaires étrangères, de passage à Paris le 24 mai que la France donnerait tort à l’État qui prendrait l’initiative d’attaquer. Ce choix inattendu provoque la stupeur et la colère des Israéliens, d’autant que, ne se contentant pas d’une déclaration verbale, le général de Gaulle l’accompagne d’une mesure d’embargo sur les armes. Celui-ci s’applique à l’ensemble des pays du champ de bataille. Mais, comme Israël est parmi les belligérants le seul auquel la France vende des armes (avions Mirage, hélicoptères Super Frelon), la conclusion est aisée à tirer.
Cette décision provoque, à l’inverse, une réaction d’enthousiasme dans les pays arabes, un accueil qui se retrouve dans l’accélération des relations dans les deux dernières années de la présidence du général de Gaulle.
Le général de Gaulle revient longuement sur le conflit et ses prolongements dans sa conférence de presse du 27 novembre 1967 dont ils sont précisément un des temps forts. Il y redit que les relations avec le monde arabe sont désormais appelées à occuper une place majeure dans la diplomatie française : « Une fois mis un terme à l’affaire algérienne, nous avions repris avec les peuples arabes d’Orient la même politique d’amitié, de coopération qui avait été pendant des siècles celle de la France dans cette partie du monde et dont la raison et le sentiment font qu’elle doit être, aujourd’hui une des bases fondamentales de notre politique extérieure2. » Il y explique comment il a jugé nécessaire de distendre les liens privilégiés que les gouvernements de la IVe République avaient noués avec Israël. Après avoir rappelé l’historique de la guerre, il en commente les conséquences. Il met en évidence la spirale infernale déclenchée par la politique israélienne et, sans les citer, évoque le sort des Palestiniens : « Israël ayant attaqué, s’est emparé, en six jours de combat, des objectifs qu’il voulait atteindre. Maintenant il organise, sur les territoires qu’il a pris, l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression ; expulsions, et il s’y manifeste contre lui une résistance, qu’à son tour, il qualifie de terrorisme3. » Pour le règlement de la crise, le général de Gaulle fixe comme préalable l’évacuation des territoires occupés. Il appartiendrait ensuite aux grandes puissances dans le cadre des Nations unies de définir les éléments d’une solution globale qui devrait notamment passer par l’établissement de frontières sûres et reconnues par toutes les parties, la reconnaissance mutuelle des États de la région. Elle devrait s’accompagner d’un règlement de la question des réfugiés pendante depuis 1948. Pour Jérusalem, le général de Gaulle se prononce pour un statut international garanti par les Nations unies. Au total une solution équilibrée qui se démarque clairement de la politique expansionniste d’Israël, mais entend en revanche que les intérêts vitaux de l’État hébreu soient respectés.
Une dernière occasion est donnée au général de Gaulle de manifester sa solidarité avec un peuple arabe. En représailles d’un attentat commis à Athènes par deux Palestiniens contre un avion israélien, Tel-Aviv lance le 28 décembre 1968 quatre commandos héliportés sur l’aéroport civil de Beyrouth qui y détruisent treize avions civils libanais. Le général de Gaulle ne tarde pas à réagir. C’est chose faite le 1er janvier 1969 dans sa réponse aux vœux présentés par le nonce apostolique au nom du corpos diplomatique. Il y fustige « les actes exagérés de violence comme celui qui vient d’être commis par les forces régulières d’un État sur l’aérodrome civil d’un pays pacifique et traditionnellement ami de la France4». Et passant de la parole aux actes, il décide, le 6 janvier, d’arrêter toute livraison d’armes à destination d’Israël, y compris les pièces de rechange.
Que reste-t-il de la politique arabe gaullienne ?
Déjà compliqué, l’Orient l’est devenu encore davantage au cours des cinquante années qui se sont écoulées depuis la disparition du général de Gaulle. Des facteurs nouveaux sont apparus qui n’existaient pas ou seulement à l’état latent : révolution islamiste en Iran, printemps arabes, affaiblissement du front arabe contre Israël en parallèle à l’émergence du conflit avec l’Iran, conflit syrien, volonté de la Turquie de s’imposer comme un acteur sur la scène du Proche et du Moyen Orient, naissance et essor de mouvements terroristes islamistes (Al-Qaïda, Daech). Autant de facteurs qui ont progressivement rebattu les cartes au point de transformer souvent la donne par rapport à celle que le général de Gaulle avait connue. Il est dès lors difficile d’évaluer avec certitude comment il aurait réagi à ces nouveaux défis. Au mieux peut-on formuler des hypothèses.
Ceci posé, la question est de savoir si la politique arabe initiée par le général de Gaulle a été un phénomène passager ou si elle a été maintenue par ses successeurs. Les dirigeants israéliens, à l’image du général Rabin alors ambassadeur à Washington, misaient sur un retour à la normale après le départ du général de Gaulle. Ce calcul ne s’est pas vérifié. Au moins jusqu’à Jacques Chirac, les présidents de la Ve République ont suivi la voie tracée par son fondateur. Dans son sillage, Valéry Giscard d’Estaing a fait de la thèse des deux États la position officielle de la diplomatie française à laquelle celle-ci est restée fidèle jusqu’à aujourd’hui. On avait pu se demander si François Mitterrand, marqué par l’héritage de la IVe République, n’allait pas infléchir cette politique. S’il en a eu la tentation, elle ne s’est pas traduite dans les faits au point que Hubert Védrine a pu parler d’une doctrine gaullo-mitterrandienne sur le Proche-Orient en général et le conflit israélo-palestinien en particulier.
La dénonciation de l’unilatéralisme américain par Jacques Chirac s’inscrit lui aussi dans le droit fil de l’héritage gaullien.
L’illustration la plus nette en est évidemment son opposition catégorique à la volonté des États-Unis d’envahir l’Irak en 2004 en réponse aux attentats du 11 septembre 2001 et au prétexte que le régime de Saddam Hussein fabriquerait des armes de destruction massive. Chacun se souvient du discours emblématique de Dominique de Villepin devant le Conseil de sécurité des Nations unies. C’est enfin grâce à l’action inlassable de la France que l’intervention militaire des États-Unis n’a pas reçu l’approbation du Conseil de sécurité. Cette intervention n’en a certes pas été empêchée, mais il lui a manqué la légitimité internationale que la diplomatie américaine aurait souhaitée. Autre exemple fort de continuité : l’action diplomatique de Jacques Chirac face à l’intervention militaire d’Israël au Sud-Liban de 2006 qui a permis d’éviter le pire à cet ami traditionnel de la France.
Les printemps arabes ont bouleversé la donne, sans que toutes ses espérances aient été exaucées, loin de là. La Libye est livrée à un chaos qui n’est pas étranger au développement du djihadisme dans le Sahel. La France devait-elle quitter la scène en Syrie comme l’a décidé Nicolas Sarkozy ? La règle de la diplomatie gaullienne était pourtant que la France reconnaît les États, non les régimes. La marche des événements dans les territoires occupés par Israël depuis que les accords d’Oslo ont été jetés aux orties a vérifié les pires prévisions formulées par le général de Gaulle dans sa conférence de presse du 27 novembre 1967. Le peuple palestinien est la victime collatérale du rapprochement de fait entre Israël et les États arabes sunnites pour qui la confrontation avec l’Iran chiite est devenue la priorité. Dès lors les protestations des capitales arabes contre le transfert de la capitale d’Israël à Jérusalem et le plan de paix de Donald Trump ne sont que de pure forme. Que faire pour la France face à cette situation dégradée ? Rappeler inlassablement le droit international. Si elles n’ont jamais été respectées par Israël, les résolutions votées par les Nations unies, notamment la résolution 242, restent toujours valides. Rappeler le droit, en n’oubliant jamais que l’avenir dure longtemps.
Jean-Paul Bled
Historien