Le temps et les moyens ont manqué aux révolutionnaires pour mettre en œuvre leurs idées généreuses et novatrices en matière d’éducation. L’avènement d’un nouveau système scolaire se produit plus tard, lorsque le Premier Consul, puis l’Empereur, posent les fondements d’une éducation nationale d’État. « Il n’y aura pas d’état politique fixe s’il n’y a pas un corps enseignant avec des principes fixes », affirme ce dernier, dans une « Note sur les lycées », dictée en 1805. « Tant qu’on n’apprendra pas dès l’enfance s’il faut être républicain ou monarchique, catholique ou irréligieux, l’État ne formera point une nation […] ; il sera constamment exposé aux désordres et aux changements »1. Pour le nouveau maître de la France, l’École doit participer au gouvernement des esprits, indispensable à la stabilisation postrévolutionnaire et à l’unité nationale.
Après avoir supprimé les universités et les collèges de l’Ancien Régime en 1793, la Convention crée, en 1795, les écoles centrales, des externats dont l’enseignement, influencé par les Encyclopédistes, n’inclut pas l’instruction religieuse et valorise les sciences au détriment des humanités. Malgré le succès de certaines d’entre elles, les critiques sont nombreuses, par exemple à propos de l’absence d’internat et de la qualité inégale du personnel. Le Premier Consul leur reproche surtout leur organisation libérale et l’autonomie de leurs enseignants, élus par un jury d’instruction. La loi du 11 floréal an X (1er mai 1802)2 les remplace par les lycées3.
Le lycée, nouveau modèle
Malgré sa dénomination, puisée dans la Grèce antique pour écarter le terme de « collège », associé à l’Ancien Régime, le lycée emprunte à ce prédécesseur son système pédagogique (internat, association des classes et des études, prééminence des langues anciennes, du moins à partir de 1809), sa discipline monastique et parfois ses locaux. L’institution militaire est une autre source d’inspiration. Uniforme, roulements de tambour et marches au pas s’ajoutent aux prières et à l’office dominical. « Cette caserne, résume l’historien Alphonse Aulard, était aussi un couvent »4.
Les lycées sont dirigés par des administrateurs locaux (proviseurs, censeurs, procureurs – devenus les économes) et surveillés par trois inspecteurs généraux, tous nommés par le Premier Consul. Destinés aux enfants de notables, ils dispensent un enseignement payant, en plus des frais de pension. Mais ils doivent également accueillir 6 400 boursiers nationaux, dont plus du tiers sont fils de fonctionnaires et de militaires, très surreprésentés. Implanté au sommet de l’enseignement secondaire dans chaque arrondissement de cour d’appel, l’établissement veut être un modèle pour les « écoles secondaires », municipales ou privées, prévues par la loi de 1802 et placées sous la surveillance du préfet. Son cursus s’étend bientôt des petites classes à la préparation des candidats à Polytechnique. Ses personnels constituent l’embryon d’un premier corps enseignant national public, composé de fonctionnaires. Des pensionnaires des autres établissements peuvent y être admis comme externes, avec une bourse obtenue sur concours.
La création du lycée résulte d’un choix politique, qui donne naissance au premier réseau scolaire de l’État.
Pour restaurer la puissance du pays et clore la Révolution, le Premier Consul a besoin de cadres civils et militaires compétents et fidèles. Le lycée appartient à ces « masses de granite », selon la formule de son discours du 8 mai 1802, grâce auxquelles il entend moderniser durablement la France et consolider son régime en contrôlant le renouvellement des élites. Mais le résultat ne répond pas à ses attentes. Le niveau de plusieurs enseignants, âgés, reste médiocre. Les écoles secondaires communales ou particulières sont préférées par de nombreux notables, hostiles à l’emprise du gouvernement et à l’empreinte militaire sur les lycées, ainsi qu’à la présence de boursiers. Devant la concurrence du secteur privé, l’Empereur décide de réorganiser l’ensemble du système scolaire.
L’ « Université impériale », ou le monopole de l’État sur l’enseignement
La loi du 10 mai 1806 crée, « sous le nom d’Université impériale, un corps chargé exclusivement de l’enseignement et de l’éducation publics dans tout l’empire », dont le décret organique du 17 mars 1808 définit l’architecture et le fonctionnement. Aucune école ne peut être ouverte en dehors de cette structure et sans l’autorisation de son chef ; nul ne peut « enseigner publiquement » ou diriger un établissement privé sans posséder l’un de ses grades. L’ancienne université de Paris et les ex-congrégations enseignantes, dont l’Empereur apprécie l’esprit de corps, ont servi en partie de modèles. Comme l’écrit ultérieurement l’inspecteur général républicain Jules Steeg, Napoléon « rêvait d’un clergé d’enseignement comme il venait de créer un clergé concordataire »5.
L’Université – un terme qui ne renvoie donc pas, ici, à un établissement d’enseignement supérieur – est une corporation professionnelle qui se gère elle-même, en dehors des ministères, à travers un appareil hiérarchisé et centralisé. À sa tête, le « Grand Maître »6, nommé par l’Empereur, jouit d’une certaine indépendance : « Je vous fais chef d’ordre », déclare Napoléon à Fontanes, le premier titulaire, « choisissez vos hommes ». Ce haut responsable nomme à toutes les fonctions, administratives et enseignantes. Il est assisté d’un chancelier, d’un trésorier et du Conseil de l’Université, composé de membres éminents du corps et dont la compétence s’étend aux règlements, au budget des établissements et à la discipline. Les « académies » – une par cour d’appel – sont dirigées par des « recteurs », relais essentiels du pouvoir central, secondés par un conseil et par des « inspecteurs d’académie ». Des « inspecteurs de l’Université » – entre vingt et trente – renforcent le contrôle sur les personnels à travers tout le pays. L’emprise de l’État s’étend aux enseignements, qui doivent être fondés sur la religion catholique, ainsi que sur « la fidélité à l’Empereur [et] à la monarchie impériale ».
Dirigées par un doyen, les facultés figurent au sommet de l’édifice. Celles de théologie sont reconstituées ; celles de droit et de médecine remplacent les écoles professionnelles instituées sous le Consulat ; celles de sciences et de lettres, héritières de la faculté des Arts, sont les seules créations véritables. Ces facultés sont isolées et sans autonomie, contrairement à celles des universités de l’Ancien Régime, réunies par des structures de gouvernance et des franchises communes. Après les facultés viennent les lycées, les « collèges » (nouveau nom des écoles secondaires communales), dirigés par des « principaux », les écoles particulières (« institutions » et « pensions ») et les « écoles primaires ». Un « pensionnat normal », l’ancêtre de l’École normale supérieure, est organisé, en 1810, pour former « à l’art d’enseigner les lettres et les sciences » une partie des futurs maîtres des lycées et des collèges. L’enseignement des jeunes filles n’est pas concerné, puisque l’éducation maternelle reste, aux yeux de l’Empereur, le meilleur moyen de les préparer à ce qu’il appelle leur « destination », à savoir le mariage.
Du recrutement à la retraite, le destin des personnels est réglementé. Chaque candidat à une fonction doit posséder « les grades correspondant à [sa] nature et à [son] importance », à savoir le baccalauréat, la licence ou le doctorat, tous délivrés – gage d’unité intellectuelle et morale – par les facultés. La progression de carrière obéit, au moins en théorie, au mérite et à l’ordre hiérarchique. Un costume commun, noir, et plusieurs titres honorifiques renforcent l’identité de la communauté.
Premiers établissements scolaires de l’État implantés dans tout le pays, les lycées sont une pièce maîtresse de l’institution.
Ils fournissent aux facultés de lettres et de sciences une partie de leurs enseignants. Ils incarnent particulièrement l’idée de congrégation laïque. Proviseurs, censeurs, « maîtres d’étude », mais aussi « principaux » et « régents » de collèges, sont astreints au célibat et à la vie commune. Seuls les « professeurs de lycées », autorisés à se marier, échappent à ces règles. Le rétablissement de l’agrégation, en 1808, accroît, par ailleurs, leur prestige, car ce concours ne concerne plus seulement trois spécialités littéraires et les collèges de Paris, comme celui qui avait été institué en 1766. Étendu aux sciences, puis à d’autres disciplines, il permet la sélection d’une catégorie d’enseignants plus spécialisés et destinés à succéder aux professeurs lors des vacances de chaires dans chaque académie. C’est encore le lycée qui assure, dans ses « hautes classes », la préparation des deux nouveaux baccalauréats, en lettres et en sciences, délivrés par les facultés. Après le rétablissement de ce premier grade universitaire, supprimé en 1793, ce diplôme est devenu un grade d’État. Le lycée contribue enfin largement à la prééminence de l’enseignement public. Il accueille obligatoirement les candidats au baccalauréat et même, après le renforcement du monopole, à partir de 1810, la plupart des autres usagers des écoles privées, contraints d’y suivre leurs cours ou de fréquenter un collège. Ce dispositif participe à la tutelle de l’Université sur ces établissements, obligés d’obtenir, moyennant finances, une autorisation d’ouverture, de verser une redevance par élève et même, après 1811, d’introduire le port de l’uniforme.
Permanence et érosion du legs napoléonien
L’organisation de « l’Université impériale » jette les bases d’un État enseignant soucieux d’impulser l’instruction collective sans la prendre totalement en charge, faute de ressources humaines et financières suffisantes, ni accorder la liberté à l’initiative privée. Même si le monopole universitaire est progressivement aboli au cours du XIXe siècle, l’État accroît ses interventions et ses moyens d’action, y compris dans l’enseignement primaire, secteur négligé de l’Université impériale. Ainsi la loi de 1833 impose-t-elle aux communes d’ouvrir une école publique et aux départements de financer une école normale d’instituteurs.
Malgré l’absence de référence à l’« Université » dans la loi Falloux (1850), qui accorde la liberté de l’enseignement secondaire, la direction du système scolaire continue de relever du ministre de l’Instruction publique, institué à partir de 1822, et qui conserve le titre de « Grand Maître ». Après la croissance du pouvoir de l’administration sous le Second Empire, Jules Ferry fait davantage participer le corps enseignant à la gestion centrale de l’Instruction publique à la faveur de la réorganisation, en 1880, de son Conseil supérieur. En écartant les représentants des cultes et les autres notables, il renoue avec la tradition du Premier Empire, celle d’une instance composée de membres de l’ « Université », désormais élus et non plus nommés – démocratisation oblige – pour les représentants des enseignants. Au nom du prestige du savoir académique, les professeurs de facultés ou les agrégés, souvent anciens élèves de l’ENS, fournissent, en plus, à l’École républicaine ses cadres les plus importants.
Cette direction de l’institution scolaire par ses élites en fait une administration à part, conformément à l’esprit de l’édifice napoléonien.
Mais l’héritage s’érode, à partir des années 1960, lorsque l’arrivée de techniciens et de managers, formés aux pratiques de gestion, réduit beaucoup cette spécificité. Ainsi une partie des recteurs peuvent-ils être choisis, depuis 2010, en dehors du corps des professeurs des universités.
Les facultés bénéficient des initiatives républicaines de la fin du XIXe siècle pour créer, à l’image de l’exemple allemand, un véritable enseignement supérieur, plus spécialisé et engagé dans la recherche, mieux doté (en crédits, en locaux, en professeurs qualifiés) et fréquenté par un nombre croissant d’étudiants. Mais la structure napoléonienne résiste à cette seconde naissance. Les « universités » (au sens d’établissements d’enseignement supérieur) créées en 1896 – une par académie, au lieu de quelques grands centres de hautes études – ne font que juxtaposer, sous le contrôle de l’État et sans une forte capacité de coordination et d’impulsion, les facultés existantes, parfois peu dynamiques mais dont les prérogatives sont renforcées. Il faut attendre la loi Faure de 1968 pour que les universités, où des unités d’enseignement et de recherche (UER) remplacent les facultés, sortent d’un cadre hérité du moule napoléonien, même si la rénovation ne tient pas ses promesses en ce qui concerne l’autonomie et la pluridisciplinarité.
Le lycée du XIXe siècle conserve, lui aussi, plusieurs caractéristiques du prototype. Il rassemble un corps enseignant hiérarchisé, et renouvelé à son sommet par l’agrégation, sanction d’une formation poussée dans une discipline donnée, et par une école normale supérieure, mais également unifié par un lieu d’exercice commun, une carrière réglementée, une culture partagée. Il réunit toute l’offre éducative d’une filière, ici l’ordre secondaire, depuis les classes enfantines jusqu’aux classes préparatoires. Il participe largement à la reproduction des élites au sein d’un milieu social étroit et masculin (0,5 % à 2 % de bacheliers par génération de garçons au cours du XIXe siècle), en raison des effets limités d’une logique méritocratique associée à un nombre restreint de bourses.
L’héritage napoléonien, qui répond aux attentes d’une société postrévolutionnaire très inégalitaire, a pu bloquer ou freiner des innovations et des évolutions, comme l’homogénéisation des services et des carrières des enseignants, l’expansion de l’enseignement secondaire féminin ou le remplacement des filières parallèles (l’ordre primaire pour les milieux populaires, l’ordre secondaire pour les notables) par les degrés successifs d’une École unique. Fortement marqué par sa taille originelle, le lycée n’est pas pour autant resté figé. On peut lire son histoire comme une création continue jusqu’en 1880, puis une succession de réinventions. À titre d’exemples, on citera l’exportation – partielle – de son modèle lors de la création des lycées de filles, en 1880, l’importante réorganisation des années 1880-1902, méconnue par les dénonciateurs du « lycée-caserne de Napoléon » en 1968, ou l’avènement très progressif du lycée de masse, réduit à un second cycle très diversifié, au cours des années 1960-1980.
Beaucoup des derniers emprunts à l’œuvre napoléonienne disparaissent à partir des années 1960, lorsque la démocratisation du système scolaire hérité du long XIXe siècle renouvelle sa finalité, ses publics, son fonctionnement et ses enseignements. Plusieurs héritages persistent néanmoins en 2021. L’État conserve un rôle prédominant dans la politique scolaire, toujours conçue comme un instrument de l’unité nationale. Les responsabilités attribuées aux régions et aux départements à partir de 1982, ainsi que l’autonomie accordée aux établissements, n’ont pas remis en cause l’organisation hiérarchisée du système, du ministre aux administrateurs locaux, en passant par les inspecteurs généraux. Parfois contestés, la structure académique et les recteurs ont été maintenus, avec une redéfinition de leurs prérogatives. Le corps enseignant s’est considérablement développé, en préservant plus ou moins certains facteurs communs d’identité. Les lycées sont toujours administrés par des proviseurs, des proviseurs adjoints (ex-censeurs), des agents comptables (ex-procureurs), des conseillers principaux d’éducation (ex-surveillants généraux). Devenu un véritable rite de passage, le baccalauréat continue de sanctionner à la fois la fin des études secondaires et l’accès aux études supérieures.
Jean-Noël Luc
Professeur émérite à Sorbonne Université (Centre d’histoire du XIXe siècle)
- Correspondance de Napoléon Ier, Paris, Imprimerie impériale, 1858, t. 10, p. 144-148. ↩
- Voir les textes officiels dans Philippe Savoie, Les Enseignants du secondaire. XIXe-XXe siècles. Le corps, le métier, les carrières. Textes officiels, T.1 : 1802-1914, Paris, INRP, 2000. ↩
- Les matériaux de ce panorama sont empruntés à Jacques-Olivier Boudon, « Napoléon et l’Université », Commentaire, 2007/1, n° 117, p. 170-182, Philippe Savoie, La Construction de l’enseignement secondaire (1802-1914). Aux origines d’un service public, Lyon, ENS Éditions, 2013, et Jean-Noël Luc, Jean-François Condette, Yves Verneuil, Histoire de l’enseignement en France, XIXe-XXIe siècle, Paris, Colin, 2020. ↩
- Alphonse Aulard, Napoléon Ier et le monopole universitaire, Paris, A. Colin, 1911, p. 94. ↩
- « Lycées et collèges », dans Ferdinand Buisson (dir), Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Paris, Hachette, 1911. ↩
- En dehors des propos attribués à une personne, les mots placés entre guillemets figurent dans le décret organique. ↩