Dès qu’Emmanuel Macron a été élu président de la République en 2017, il a appelé de ses vœux une « refondation de l’Europe », idée précédemment suggérée dans mon ouvrage « L’Europe a-t-elle un avenir » ? paru aux éditions Studyrama la même année (réédité en 2023).
Six ans après, force est de constater que cette refondation n’a pas encore eu lieu. A la décharge du président Emmanuel Macron, des évènements extraordinaires sont venus bousculer l’agenda européen. D’une part, la pandémie de Covid-19 a révélé la grande fragilité des pays de l’Union européenne dans le domaine de la santé et, d’autre part, la guerre en Ukraine a également été révélatrice de notre grande faiblesse pour la défense du territoire européen. L’Europe avait oublié que pouvait intervenir dans une grave crise sanitaire mettant en cause la survie des populations. Elle ne savait plus non ce que signifiait la guerre à quelques encablures de l’Union européenne.
La pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine
Paradoxalement, ces deux évènements tragiques et majeurs ont mis l’Europe au pied du mur et constituent autant de défis pour l’avenir de la construction européenne. Ils ont révélé les fragilités institutionnelles de l’Union européenne. D’autres facteurs aussi l’ont aussi affaiblie ces dernières années. On peut citer l’arrivée au pouvoir ou dans la majorité gouvernementale de partis politiques réactionnaires ou d’extrême-droite ayant, lors de leurs mandats, mis à mal les valeurs de l’Union européenne. Là aussi, les traités sont devenus largement inefficaces pour condamner ce genre de dérives. Il est possible de citer la Hongrie, la Pologne et aujourd’hui l’Italie dont gouvernements n’ont eu de cesse de violer allégrement les valeurs qui forment le socle même des traités de l’Union européenne. L’extrême-droite est aussi arrivée au seuil du pouvoir en Suède, pays qui en arrive à remettre en cause le droit d’asile des réfugiés kurdes par crainte que la Turquie ne bloque au dernier moment son adhésion à l’OTAN prévue officiellement au mois d’octobre 2023, et en Finlande.
La gouvernance de l’Union européenne elle-même pose question. Bien que les institutions européennes soient fondamentalement de nature démocratique, le fonctionnement de ces dernières années a montré des failles dans la gestion politique de l’Europe.
C’est le cas de la commission européenne accusée d’être une institution opaque et trop peu contrôlée par le parlement européen. Ce dernier lui-même a été secoué par plusieurs scandales pendant la législature en cours, notamment provoquant l’arrestation de la vice-présidente du parlement Eva Kaïli alors, qu’avec des proches, elle est soupçonnée de corruption après le transport de billets de banque avec ses proches, ainsi que les conditions d’exercice du lobbying, deux sujets qui ont profondément affecté la crédibilité de cette institution.
Ce que n’est pas la refondation
Avant de définir ce que devrait être la refondation de l’Europe, il est nécessaire de préciser ce qu’elle n’est pas. En effet, depuis quelques années, les déclarations des chefs d’Etat et de gouvernement sont très souvent dithyrambiques. L’expression « sommet historique » est à ce point galvaudée qu’on se demande quels sont, depuis plusieurs années, les sommets qui ne le sont pas.
L’Union européenne a en effet dû faire face à des décisions importantes depuis trois ans en raison de la pandémie et de la guerre en Ukraine.
L’Europe a réussi à créer un fonds de relance post-covid et a montré qu’elle pouvait rassembler des fonds sur la scène internationale à cette fin. Pour venir en aide aux Ukrainiens elle a également mobilisé des sommes considérables. Mais ces décisions n’ont en rien constitué une refondation de l’Europe. De même, la communauté politique voulue par Emmanuel Macron dont la réunion initiale eut lieu le 6 octobre 2022 à Prague en République tchèque, puis de nouveau en Moldavie le 1er juin 2023 en présence notamment du chef de l’Etat ukrainien Volodymyr Zelensky, ne saurait constituer le début d’une nouvelle union puisque. En effet, d’une part, elle reste informelle en tirant la conclusion qu’il est de plus en plus problématique de figer les choses en Europe et surtout e d’autre part, parce que cet ensemble qui ressemble à s’y méprendre à la communauté politique qu’avait appelée de ses vœux le général de Gaulle en 1961 et 1962, plus connue sous le nom de « plan Fouchet », qui fut un échec. Cette CPE n’a été conçue que pour rassembler des pays, surtout l’Ukraine, qui n’ont aucune chance de rejoindre l’Union européenne avant une période raisonnable qui pourrait aller jusqu’à dix ans pour l’Ukraine. La prochaine réunion est prévue à Grenade en Espagne le 5 octobre 2023.
La notion de « refondation » doit donc aller au-delà d’une simple gestion des affaires européennes. Il s’agit de façon plus ambitieuse de réformer les institutions pour les adapter, les rendre à la fois plus fortes, démocratiques et transparentes, de faire réaliser à l’Europe un saut qualitatif institutionnel majeur tel qu’il n’y en a pas eu depuis le dernier traité de Lisbonne entré en vigueur le 1er décembre 2009, il y aura quinze ans lors des prochaines élections au parlement européen en 2024.
Généraliser le vote à la majorité qualifiée
Quelques axes essentiels devraient être envisagés, en premier lieu sur le processus de décision. Afin de mettre fin au blocage institutionnel permanent de la part de certains Etats, la règle du votre à la majorité qualifiée devrait devenir la règle, notamment dans les matières les plus sensibles telle que la fiscalité.
Les inégalités d’imposition des entreprises qui permettent de mettre en concurrence plusieurs pays de l’Union européenne, par exemple pour les grandes entreprises du numérique, n’est plus acceptable.
Les écarts fiscaux ont fait la fortune de l’Irlande qui, cette année, va bénéficier d’un excédent budgétaire de dix milliards d’euros puis, selon toute probabilité, une somme cumulée de 65 milliards d’ici 2026 en raison de la présence des très grandes entreprises du numérique et des industries pharmaceutiques, le taux d’imposition des sociétés y étant de 12,5% contre 25% en France.
La majorité qualifiée devrait aussi être mise en œuvre dans la définition de la politique extérieure de l’Union européenne. Aujourd’hui, les communiqués du service européen pour l’action extérieure (SEAE) se réduisent au plus petit dénominateur commun avec des déclarations sans réelle portée pratique, qui trouvent leur écho dans les prises de position à la fois du président du conseil européen Charles Michel, du Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Josep Borrell, mais aussi celles d’Ursula Von der Leyen, présidente de la commission européenne.
Parmi ces deux institutions dont la lisibilité apparaît de plus en plus difficile en raison d’une concurrence accrue entre les présidents du Conseil et de la Commission, il semble évident qu’il y en a une de trop.
Fusionner le Conseil européen et la Commission européenne
Depuis l’institutionnalisation dans les traités du conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement précisément dans le traité de Lisbonne, même si la décision fut prise dès 1974 de se réunir régulièrement entre chefs d’État et de gouvernement à l’initiative du président Valéry Giscard d’Estaing et du chancelier Helmut Schmidt, les deux institutions se livrent une guerre tantôt larvée tantôt ouverte. Pourtant, aux termes de l’article 17 du traité sur l’Union européenne « La Commission promeut l’intérêt général de l’Union et prend les initiatives appropriées à cette fin. Elle veille à l’application des traités ainsi que des mesures adoptées par les institutions en vertu de ceux-ci. Elle surveille l’application du droit de l’Union sous le contrôle de la Cour de justice de l’Union européenne. Elle exécute le budget et gère les programmes ».
Elle est, sans ambiguïté depuis le début de la construction européenne, l’exécutif de l’Europe, l’équivalent d’un gouvernement dans les États.
Le conseil européen de son côté s’est érigé en une sorte de chef d’État collectif donnant des ordres et directives à la commission européenne, laissant l’impression que la commission serait désormais ravalée au rang d’un organe technique d’exécution sur le modèle présidentialiste à la française où, en cas de concordance des majorités, le premier ministre est réduit à un rôle de mise en forme des politiques décidées par le chef de l’État. Or aux termes de l’article 15 du même traité « Le Conseil européen donne à l’Union les impulsions nécessaires à son développement et en définit les orientations et les priorités politiques générales. » Il définit des grandes orientations mais ne donne pas d’ordre direct à la commission, en droit. Le conseil européen soufre toutefois d’un handicap : « Il n’exerce pas de fonction législative » selon le traité.
Son intérêt et sa stratégie politique depuis son institutionnalisation sont donc de prendre le dessus sur la commission, ce qui a conduit au cours de ces dernières années à accentuer le caractère intergouvernemental de l’Union européenne sur le modèle de l’Europe des nations qui était la vision du général de Gaulle, lequel réfutait toute forme d’intégration politique passant par le renforcement de la commission européenne.
Cela avait d’ailleurs donné lieu à la politique dite de « la chaise vide » qui dura six mois, de janvier 1965-janvier 1966, et qui se solda par l’instauration de fait d’un droit de veto pour les États membres qui allait paralyser l’évolution de l’Europe communautaire pendant de nombreuses années.
Afin de gagner en lisibilité, une proposition ambitieuse consisterait à fusionner les deux institutions, afin d’éviter une concurrence entre elles, laquelle confine souvent au ridicule. On se rappelle l’épisode du « sofagate », incident diplomatique intervenu au mois d’avril 2021, lorsque le président du conseil européen et la présidente de la commission s’étaient rendus ensemble auprès du président Recep Tayyip Erdoğan en Turquie, lequel n’avait laissé qu’au seul Charles Michel un fauteuil à ses côtés, tandis que Ursula Von der Leyen n’avait eu droit à une banquette plus éloignée (le « sofa »). Le président turc s’était prévalu de la disposition du traité qui prévoit qu’« à l’exception de la politique étrangère et de sécurité commune et des autres cas prévus par les traités, elle [la commission] assure la représentation extérieure de l’Union. ». Ce déplacement intervenait manifestement dans le cadre des relations extérieures de l’Union européenne. Une telle réforme serait d’autant plus logique que le Haut représentant pour la politique extérieure et de sécurité commune est également vice-président de la commission européenne, ce qui démontre les liens organiques étroits entre elles.
Renforcer la démocratisation des institutions
Les modalités d’une telle réforme, qui a déjà été explorée, donnent lieu à des débats : certains estiment qu’elle nécessiterait une réforme des traités, d’autres non. Il nous semble que face à un tel chamboulement institutionnel, une modification des traités s’imposerait d’autant plus que la modification des traités n’aurait pas qu’un seul objet. Mais il n’est pas certain que les chefs d’État et de gouvernement accepteraient de réduire ainsi leur propre pouvoir même si, au final, il reste limité.
La médiatisation des réunions du Conseil européen donne l’impression que tout se décide dans cette enceinte alors que la réalité est nettement plus nuancée.
En outre, la présidence de six mois du conseil de l’Union européenne n’apparaît plus utile et ne sert qu’aux gouvernement nationaux pour leur communication en faisant valoir qu’ils ont, pendant une période qui se réduit souvent à moins de cinq mois, fait avancer l’Europe d’une façon considérable. Le conseil des ministres, qui pourrait prendre le nom de Sénat ou chambre haute de l’Union européenne, élirait lui-même un président pour une période de deux ans.
La gouvernance s’améliorerait aussi en permettant de donner aux instances législatives la possibilité d’élire le président de la commission européenne directement, sans passer par les chefs d’État et de gouvernement.
Aujourd’hui, les tractations pour la nomination du président de la commission fragilisent la personnalité retenue, laquelle doit souvent son poste à l’appui d’un pays ou d’un groupe de pays, comme ce fut le cas pour Ursula Von der Leyen élue grâce au soutien appuyé du président français Emmanuel Macron. La proximité entre les deux responsables a certes permis d’avancer sur un certain nombre de dossiers majeurs, mais a également contribué à réduire la marge de manœuvre politique de la présidente de la commission sur d’autres dossiers. Si, juridiquement, les commissaires ne doivent subir aucune pression des États membres, dans les faits, cela s’avère nettement plus nuancés, puisque les États, au moment de la nomination du collège, se livrent à une véritable bataille pour les postes les postes les plus en vue de la commission européenne.
Le parlement européen lui-même, le seul parlement international élu au suffrage universel direct, représentant de la légitimité populaire, souffre également d’un manque de lisibilité dû à son éloignement du terrain. L’accroissement considérable de ses pouvoirs devrait passer par un mode de scrutin qui le rapproche des électeurs, comme ce fut le cas par exemple lors des élections européennes de 2009 en France avec huit circonscriptions interrégionales. Seul le Parlement, avec un collège élargi (le Conseil des ministres de l’Union européenne), devrait avoir la possibilité de nommer le président de la commission européenne, laissant à ce dernier le pouvoir de nommer les commissaires dont le nombre devrait être limité à un chiffre qui ne saurait être supérieur à vingt. La réduction des nombres des commissaires avait été d’ailleurs déjà acté, mais cette réforme n’a jamais vu le jour. Sur la question du siège définitif du parlement européen, au regard du coût très important des déménagements successifs entre Strasbourg, Bruxelles et Luxembourg mais aussi du bilan carbone qu’engendrent les déménagements permanents, une décision devrait intervenir également rapidement.
Une Europe de la santé publique
Au-delà de la gouvernance, il devient urgent de réfléchir concomitamment à une réforme des traités qui devrait venir rajouter, parmi les compétences obligatoires, la compétence en matière de santé publique. Un seul article traite aujourd’hui de la santé : l’article 168 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) qui ne fait de cette matière qu’une compétence optionnelle de coordination et d’accompagnement. Lors de la pandémie, l’Union européenne, toutes institutions confondues, a montré qu’elle était capable de relever le défi d’une pandémie mondiale.
La Commission européenne a su, d’une façon extraordinairement efficace, passer en urgence des marchés pour les équipements de protection et les masques dans un premier temps puis, dans un second temps, la production des vaccins.
La campagne de vaccination a été un succès et malgré les polémiques relatives à l’opacité des contrats signés par la commission, cette dernière a montré que l’Europe avait réussi dans sa mission de protéger les peuples. Le retour d’une partie des industries de fabrication de médicaments sur le territoire européen constitue une priorité de santé publique en la matière.
La politique étrangère et les valeurs
Sur la politique étrangère et de sécurité commune, il conviendrait d’accélérer le passage à une véritable politique commune afin de rendre plus aisé le chemin vers une coopération intégrée en matière de défense européenne. Soyons clair : le terme « Europe de la défense » utilisé en permanence pour les besoins de la cause et de la communication politique institutionnelle, notamment en France, a été trop souvent galvaudé car l’Europe de la défense n’existe pas. Aujourd’hui, seule l’OTAN est garante de la protection de l’Europe. Cette notion existera quand celle-ci aura réussi à surmonter ses réflexes nationaux et sera plus modestement en mesure de produire de nombreux armements communs, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Pour montrer que l’Union européenne est avant tout une union pour la paix, elle pourrait décider de créer une force de la paix immédiate composée des membres des armées nationales afin de se rendre de concert avec les casques bleus sur les terrains d’affrontement, allant au-delà de la facilité européenne pour la paix, créée en 2021, qui finance des actions et infrastructures sur le terrain et même de la brigade franco-allemande créée en 1989 et dont une note de la cour des comptes de 2011, préconisait la suppression comme de l’ensemble des corps militaires européens permanents en raison d’une sous-utilisation et donc d’un manque d’utilité opérationnelle.
Enfin, se pose la question de la sanction de la violation des valeurs de l’Union européenne qui devrait aussi passer par une réforme des traités en son article 7. L’unanimité ne serait plus requise pour faire le constat de cette violation grave et persistante, mais une majorité des deux-tiers pourrait décider dans les plus brefs délais de suspendre les droits de vote du pays au conseil des ministres et au conseil européen, puis une suspension de toute participation à ces instances dans l’attente au retour à l’état de droit, voire une procédure exceptionnelle d’exclusion de l’Union européenne.
Quelle méthode pour réformer l’Europe ?
Reste la méthode à envisager. Il serait illusoire de croire que l’Europe pourrait accepter de se réformer en profondeur à 27 membres ou alors il conviendrait se choisir encore une fois le plus petit dénominateur commun : la création d’une véritable Europe de la santé qui serait en réalité le seul domaine sur lequel il pourrait y avoir un consensus, y compris avec la Pologne, la Hongrie et l’Italie.
Une évolution institutionnelle devrait passer par une nouvelle conférence intergouvernementale afin de soumettre cette évolution aux peuples européens qui pourraient valider le projet (ou le rejeter) par la voie du référendum ou par leurs parlements respectifs.
En cas de rejet de la part d’un État ou d’un peuple, en tout état de cause, les pays membres ayant accepté une nouvelle étape de l’intégration ne devraient pas être dissuadés d’avancer. Ils pourraient alors se rassembler dans une nouvelle entité évitant à ceux qui refusent ce nouveau saut qualitatif de paralyser le mouvement. Il ne faut pas craindre une Union à géométrie variable qui existe d’ailleurs dans d’autres secteurs (espace Schengen, zone euro). La force d’attraction de l’Europe a toujours été la plus forte. Ne laissons pas les brexit potentiels nous rattraper, les divisions l’emporter sur l’ambition collective. Le temps est compté.
Patrick Martin-Genier