Si la santé physique et mentale des mineurs n’allait pas en s’améliorant depuis dix ans, la crise sanitaire a lourdement impacté nos jeunes, des bébés aux grands adolescents. Désormais il existe une préoccupation majeure concernant leur santé mentale, comme l’a rappelé Christèle Gras-Le Guen, pédiatre et chercheuse en épidémiologie, chef des urgences pédiatriques et du service de pédiatrie générale du CHU de Nantes (Le Monde, 15 mars 2021). Car s’ils étaient relativement peu concernés par la maladie, ils n’étaient pas en mesure, du fait de cette période de développement physique et psychique lié à leur âge, de supporter sans dégâts les restrictions visant à maîtriser la circulation virale.
C’est une intranquillité majeure qui a frappé toutes les générations. Pas un simple stress adaptatif ou une incertitude anxiogène. Non, une angoisse du « ce qui nous attend », du tout de suite et du demain, une déstructuration du lien, comme si plus aucune souffrance et aucune autre pathologie n’existait. Ce fut une perte de repères délétère due à l’éclatement des rythmes biologiques et sociaux, des repères spatio-temporels, à la perte de contrôle sur l’existence et à la possibilité de se projeter. Ces quatre aspects sont pourtant les piliers d’une bonne santé mentale. Si les mesures sanitaires, leur durée et leur modifications fréquentes nous ont tous fait puiser dans nos ressources et nos capacités d’adaptation, engendrant au pire des décompensations psychiatriques lourdes ou des suicides chez des personnes sans antécédents, au mieux le sentiment d’un « hiver qui dure depuis 2 ans », sans respiration, elles ont plus lourdement frappé la jeunesse.
Et cela parce qu’un enfant et un adolescent sont des êtres en construction.
Nous avons tous, cliniciens, pu constater l’impact de ces mesures dans des consultations surchargées par des enfants sans antécédents, qui voyaient leur équilibre psychique et somatique ébranlé. A cause des confinements qui, dégradant la santé mentale des parents et aggravant des situations de maltraitances, se répercutaient directement sur le cadre de vie des mineurs. Mais on observe aussi des retards de parole chez les plus petits, et des troubles du sommeil et troubles anxieux des enfants qui craignaient d’être grondés, isolés ou humiliés s’ils étaient testés positifs ou ne remettaient pas le masque entre chaque plat à la cantine. Enfin, les bilans psychomoteurs montrent une plus faible utilisation des aires motrices qu’auparavant, une image du corps plus souvent altérée.
La vague psychiatrique et pédopsychiatrique est allée en s’aggravant, plusieurs pays évoquant à ce sujet une « pandémie mentale ».
Le 5 Juillet 2021, le Syndicat national des pédiatres français s’inquiétait des conséquences à long terme de la crise sanitaire sur la santé des enfants, mais aussi sur leur développement intellectuel et scolaire. Pour le Dr Brigitte Virey, qui préside le Syndicat national des pédiatres français, les enfants ont actuellement besoin d’une attention médicale particulière.
La situation de terrain est telle que les pouvoirs publics ont lancé Enabee, une étude nationale sur le bien-être des enfants.
En voici quelques illustrations en France à ce jour :
Le pédiatre R. Cohen rappelait sur CNEWS qu’au cours de l’hiver 2021-2022, 25% des hospitalisations en pédiatrie étaient des hospitalisations en pédopsychiatrie.
Fabienne Kochert, Présidente de l’Association Française de Pédiatrie Ambulatoire, indique en Mai 2021 qu’il y avait une nette augmentation du nombre d’enfants hospitalisés pour des troubles psychiatriques, des dépressions, des tentatives de suicide, des scarifications chez les jeunes adolescents entre printemps 2020 et printemps 2021 par rapport aux années antérieures.
Au CHU de Rouen, les hospitalisations des moins de 15 ans pour motifs psychiatriques ont explosé de 80%.
A Nantes, C. Gras-le-Guen note des tentatives de suicide chez les enfants au sein de l’hôpital, comme à Robert Debré, à Paris, où en février 2021 plusieurs tentatives de défenestration ont été rapportées en 10 jours chez des 7-11 ans, alors même que certains demandaient un confinement plus strict. Si l’on ajoute à cela l’augmentation des violences intra-familiales en période de confinement ou de couvre-feu, on se doute aisément de ce que cette génération intègre comme rapport à la vie.
En Haute-Garonne, les hospitalisations chez les moins de 18 ans pour motifs psychiatriques sont quatre fois plus nombreuses qu’avant l’épidémie de Covid-19.
Au centre hospitalier de Jury, à côté de Metz, Christophe Schmitt, pédopsychiatre, fait également face avec son équipe à d’extrêmes difficultés. “Pour un bassin de population de 400.000 habitants, nous avons seulement sept lits d’hospitalisation pour mineurs en pédopsychiatrie. A l’hôpital Necker-Enfants malades, par exemple, alors qu’avant la crise ils avaient environ une défenestration par mois, ils en eu une par semaine à l’automne 2021. Plus d’enfants sont morts par suicide pendant la crise sanitaire qu’à cause de la Covid et ils constatent que les tentatives de suicide chez les enfants sont plus graves qu’à l’accoutumée.” (cf. reportage Une nuit aux urgences pédiatriques de l’hôpital Necker – francetvinfo.fr)
Le Pr Richard Delorme, Chef du service pédopsychiatrique à l’hôpital Robert Debré, faisait aussi le constat suivant en avril 2021 : “Les études sont très inquiétantes, puisqu’elles disent que, quel que soit l’âge entre 4 ans et 15 ans, un tiers des enfants sont anxieux, ou un peu déprimés.”
Chez les adolescents, les envies suicidaires, suicides et tentatives de suicides ont augmenté de 299% par rapport à l’avant-pandémie. (source : JAMA)
Comme le rappelle Marie-Rose Moro de la Maison des Adolescents, “en temps normal, 8% d’une classe d’âge d’adolescents vont présenter des troubles psychiatriques, autrement dit, 8% vont exprimer une souffrance à un moment donné. Aujourd’hui, il y a plus d’arrivées aux urgences pour des crises suicidaires, dépressives, anxieuses, sans oublier les conséquences des violences intra-familiales et du harcèlement en ligne. »
Un certain nombre d’ados ont mal vécu le premier confinement et le second les a fait « décompenser ». Le sentiment que “la vie n’a pas de sens, d’être inutile », et même d’être “un fardeau » ou “un danger », la peur de l’avenir, le refus de poursuivre des études ou d’avoir des enfants est devenu récurrent chez des jeunes sans antécédents, et qui n’avaient souffert ni de maltraitance ni de harcèlement, dont on sait qu’ils sont deux causes majeures de troubles psychiques chez les mineurs… Ils n’arrivent pas à se projeter, se sentent sacrifiés et surtout oubliés. Il est vrai que l’époque leur offre peu de place pour se déployer. J’ai été frappée par le sentiment de tristesse et de culpabilité, il me fallait les rassurer car ils se sentaient dangereux à force de s’entendre dire que s’ils sortaient de chez eux, ils allaient contaminer des personnes âgées. Ils ont subi une inversion de valeurs, où les adultes, au lieu de les élever et leur laisser la place, leur ont demandé de porter leur problème.
Je confirme qu’en consultation, nous constatons une génération plus déprimée, avec plus de passages à l’acte auto-agressifs, une violence polymorphe qui arrive plus jeune et s’aggrave plus vite dans tous les milieux, un manque de figures d’identification structurantes, une addiction majeure aux écrans qui prennent du temps sur le sommeil, le sport et la socialisation, une image du corps altérée, des projections négatives sur le futur, voire une perte de confiance dans les adultes. Le constat clinique que de plus en plus de jeunes adultes rentrent dans le groupe des états-limites (personnalités « borderline » notamment), avec un déficit dans la gestion des émotions et de la frustration amène à revoir l’étalonnage des tests de personnalité et à considérer désormais comme quasi normales des conduites déviantes tant leur fréquence augmente.
Les mineurs sont une population pour laquelle en tant de guerre il existe des règles, des conventions. Dans l’inédit de la Covid, le temps nécessaire pour penser de quelle façon nous les protégions au mieux des bouleversements, sans pour autant les laisser dans l’ignorance de ce qui se passe autour d’eux, a été évincé.
Malgré les recommandations de la SFP, les mesures sanitaires dans notre pays ont été appliquées de manière mécanique, comme si le corps médical avait oublié ses connaissances en pédiatrie et en neuropsychologie.
Il me semble important de rappeler tout ceci, à l’heure où nous entendons parler de variants qui toucheraient les enfants. Il s’agit de réfléchir à la manière de les protéger au mieux, afin de ne pas remettre en place un remède qui fût pire que le mal et qui déclencha une pandémie mentale.
Tandis que j’alertais sur les dangers pédopsychologiques des restrictions sanitaires dans les médias dès l’hiver 2020/2021, mes confrères demandaient des études d’impact. Trois psychologues, Gérald Bussy, Jade Mériaux et Mathilde Muneaux, sans occulter les raisons sanitaires, s’inquiétaient pour les mêmes raisons, redoutant aussi un effet sur le développement cérébral et appelaient justement à entreprendre rapidement des études d’impact dans une tribune au « Monde » de Novembre 2020, en rappelant les besoins de l’enfant.
“Nous savons que l’enfant, de 6 à 11 ans, est encore loin d’avoir atteint une pleine stabilité dans son développement. Lui masquer ainsi la moitié du visage des journées entières avec la crainte d’une réprimande systématique s’il devait le retirer, est susceptible d’exposer l’enfant à de graves conséquences cliniques aussi bien immédiates qu’à long terme sur les plans somatiques et psychiques : céphalées, complications ORL, affections dermatologiques, troubles de l’attention et de la communication, pathologies psychiques (angoisses, agressivité, terreurs nocturnes, TOC, énurésie…), bégaiement, troubles des apprentissages (lire, écrire)…”
Ils rappelaient : “Un enfant est un être en cours de construction dans toutes ses dimensions. Ses réactions cliniques ne sont en rien comparables à celles d’adultes dont le développement est achevé.”
Le 10 février 2021, un communiqué du Collège de pédopsychiatrie rejoint lui aussi ces conséquences et décrit d’autres symptômes : troubles du sommeil, du comportement, pleurs répétés, scarifications, retards de parole, peurs grandissantes, addictions, repli sur soi, symptômes dépressifs, somatisations, augmentation des violences intra familiales et des pensées suicidaires.
Le collectif national des orthophonistes rappelait en 2021 : “A un âge où la plasticité cérébrale est propice aux apprentissages, le port du masque en cachant une partie du visage empêche l’enfant d’élaborer des liens entre les mimiques et les émotions. Ceci entraîne une diminution brutale de la capacité à reconnaître et à classifier les émotions de leurs camarades, une diminution des capacités de décodage du langage non-verbal (le message est moins explicite) ; avec une difficulté supplémentaire pour l’enseignant à percevoir et à interpréter les émotions des enfants et par conséquent à ajuster son discours. Les habiletés sociales sont alors amoindries et les interactions entre enfants entravées, entraînant des problèmes de plus en plus fréquents d’ajustements socio-émotionnels et une augmentation des risques de développement de troubles du comportement.”
L’enfant ne doit pas avoir à se couper de ses besoins pour obéir à l’adulte.
Il doit apprendre à tolérer la frustration, mais pas à culpabiliser de baisser le masque pour respirer au risque de s’entendre dire qu’il va tuer ses grands-parents. C’est cela qui a dégradé la santé mentale de nos mineurs. C’est parce que nous, adultes, avons accepté de nous conduire avec eux d’une manière qui correspond en tout point aux attitudes d’une famille toxique. Si des variants touchent les enfants, nous devrons d’autant plus réfléchir à la balance bénéfice-risque afin de ne pas sacrifier tout le reste de leur santé pour réduire le risque de contracter un virus.
Pour faire écho à cette notion d’adaptation, dans un texte publié le 08 Mars 2021 dans le Figaro, signé par le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, des psychologues appelaient à ne pas confondre adaptation et résilience : “les enfants vivent et progressent malgré les difficultés, mais chaque entrave à leur développement a un coût, que ce soit en termes de retard, de secteurs délaissés ou de poids émotionnel.”
Les dégâts durables engendrés par ces mesures, s’ils sont encore tus parfois, sous-estimés, ne trouveront, eux, jamais de vaccin.
Leurs besoins constituent nos devoirs
L’autorité n’est pas violence. Pour être légitime, elle doit respecter les besoins de celui à qui elle s’adresse. Pour imposer à nos jeunes le cadre moral et social qui leur apprenne à gérer la frustration et tolérer les contraintes de tout citoyen, ainsi que les limites nécessaires à leur construction d’adulte, il faut que nos injonctions et nos interdits fassent sens. Ce n’est pas le cas. Elles nient leurs besoins et nous inversons les valeurs.
La santé publique si inquiète d’obésité, de tabagisme, vient d’aggraver maintes pathologies alors que nous savons tous que le grand sujet de demain, partout en Occident, sera la santé mentale, et pas seulement des plus âgés. Notre santé mentale est pourtant la seule qui pourra affronter les crises actuelles. Climatiques, économiques, géopolitiques, sociales. Une société qui n’investit pas en profondeur, dans sa conscience et dans ses moyens, pour la santé mentale des jeunes, est une société malade.
Marie-Estelle Dupont